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Maison racine 3 - Lucie-Richard-Bertrand © Stephano Bianchi
Maison racine 3 - Lucie-Richard-Bertrand © Stephano Bianchi
Flux d'actualités

Trois expositions bretonnes : des artistes à rebours du « sytème technicien »

septembre 2021

En ce début d'automne, trois expositions bretonnes méritent qu'on s'y arrête. De sensibilités, matériaux et médiums divers, les artistes exposés manifestent une résistance à ce que Jacques Ellul nommait le « système technicien ». Leurs oeuvres requièrent patience, attention et disponibilité à soi, et aiguisent l'intelligence du monde.

« Bâtir, habiter, édifier »

Malgré un budget serré, La Galerie, à Binic-Étables-sur-Mer (Côtes-d'Armor) a réussi à monter une belle exposition, réunissant cinq artistes aux matériaux et techniques divers (photographie, installation, sculpture, céramique, tissu, carton, pâte de verre, bois…). « Bâtir, habiter, édifier » alterne fantaisie onirique aux accents surréalistes et regard plus grave sur le ravage des paysages sous l'empire de la technique et de la croissance. Parmi les œuvres saillantes, signalons Lieux non-dits (2014), de Paulina Okurowska, mégapole miniature en pâte de verre, blanche et figée, à la fois menaçante et folâtre – « gratte-ciel » hérissés et, pour certains, affalés à la façon d'herbes graciles balayées par le vent. Si la monochromie assume un parti pris non-réaliste (contraire, par exemple, à celui du modélisme) et donne à sentir l'inhumaine froideur de mégapoles sans fin, sa fantaisie surréaliste d'immeubles amollis comme graminées au vent rend l'œuvre ambiguë. Elle évoque alors tout à la fois la fragilité des urbes toutes de béton à la robustesse illusoire – ce que les cataclysmes récurrents n'en finissent plus de rappeler –, mais aussi l'oubli, le refoulement de la nature. Laquelle fait retour violemment, principe de réalité s'imposant à l'hybris d'une civilisation « hors-sol ».

Caractéristique de son travail et cependant de dimensions nouvelles, l'installation Fragments, de Pauline Bétin, spécifiquement réalisée pour l'exposition, a des airs de friche industrielle à échelle miniature : des façades d'immeuble en pâte de verre, sur lesquelles sont imprimées des images (grues, fenêtres et balcons…), fixées par une structure de bois noir, enserrent un espace végétalisé. S'en dégage une poésie élégiaque, dystopique, laissant deviner les ruines du monde industriel reconquises par la nature – après quel désastre ? Plus fantasques, les sculptures de Lucie Richard-Bertrand – cabane prolongée par des torsades évoquant des racines, maison miniature entourée de mains à échelle réelle – ont le charme et l'étrangeté d'images surréalistes, entre Méret Oppenheim et Jerry Uelsmann, mais parlent aussi de l'enracinement et d'un home sweet home… ambigu et pas nécessairement « sweet ».

Le travail du photographe plasticien Jérémie Lenoir retient le plus l'attention et constitue la plus substantielle proposition artistique de l'expo. À distance, de grands cadres carrés enfermant des formes imprécises – lignes droites ou courbes, gribouillis… – aux tons austères, gris, noirs, terreux. En s'approchant, les abstractions se révèlent n'en être pas : traces de chenilles d'engins de chantier, reliefs de carrières d'extraction, toitures d'entrepôts en tôles à l'abandon. Il s'agit de photographies bel et bien figuratives, sans retouche, prises en hélicoptère depuis un point de vue zénithal. D'où cet écrasement des volumes et ombres et l'impression de compositions abstraites, voire matiéristes – influences revendiquées de l'artiste, qui peint lui-même.

 

© Jérémie Lenoir - Nord

 

Jérémie Lenoir rend sensible le paysage transformé, brutalisé par la machine, non à la façon d'un documentariste ou d'un Yann Arthus-Bertrand, mais en contournant la séduction et l'intelligibilité trop immédiates ; en travaillant le support (ses impressions sur aluminium font illusion de relief). Ses photographies excitent l'œil à les parcourir vraiment, à y entrer, à les déchiffrer. Chacune alors interpelle, arrête, requiert – et par le va-et-vient entre sensibilité et intellection, fait saisir ce que l'imaginaire productiviste fait aux paysages, à la nature. Formulé dans les termes de Jacques Ellul, Lenoir donne à saisir le « système technicien ». Il cartographie des non-lieux de partout et nulle part, les formes partout semblables d'un monde que l'économie capitaliste globalisée modèle à sa convenance : carrières extractives, entrepôts désaffectés, parkings portuaires de stockage de conteneurs etc. Rien d'unique, de vernaculaire ; seulement de l'utilitaire, reproductible à l'infini,   de la France à la Chine, du Mexique à l'Australie. Autant de non-lieux qui ne manifestent aucune spécifité socio-culturelle ou historique d'un lieu ; autant de visions désolées d'un monde où être de quelque part n'a plus de sens, où le paysage même en témoigne, ravagé au profit de l'universalité de la consommation de masse. Les œuvres sont trompeuses car, pensées sous l'influence de la peinture abstraite, elles ont une beauté insidieuse, qui symétrise celle-là même du capitalisme qui, sous le masque rieur, heureux, séduisant de la publicité et de l'abondance, engendre maladie, mort et destruction. Lenoir parvient à faire sentir que le déracinement est le dénominateur commun de sociétés sans cause, sans ombre et sans mystère, transformé par et pour ce qu'Arthur Rimbaud déjà nommait « l'horreur économique ». Un monde ravagé, impossible à habiter poétiquement.

Jusqu'au 19 septembre, La Galerie, 11, rue François-Marie Touroux, Étables-sur-Mer (22). 


« Lumière des origines », Charles Belle et François Royet

Déjà invité en 2010, le peintre Charles Belle revient au château de Trévarez, accompagné du vidéaste François Royet, ce dernier exposant des films… sur son œuvre. À proprement parler, il ne s'agit pas de documentaires sur le peintre, mais d'œuvres filmiques s'efforçant à comprendre « les gens qui créent, qui sont dans ce vertige, qui sont habités par un sens aigu de la vie », résume le réalisateur. C'est la création même, le mystère de l'émergence de l'œuvre à travers le travail de la matière, qu'il poursuit, comme pour saisir le « dedans » du faire, propre à l'art. Lui-même aborde son sujet en tant qu'artiste – à rebours de « critiques », « curators » et acteurs d'un « monde de l'art » qui ont souvent dévalué, au profit d'une rationalité pseudo-philosophique, la « part sensible et l'intuition en tant qu'ils sont aussi des moyens de connaissance du monde » Ainsi, rend-il compte de ce que l'art en tant que transformation de la matière est dialectique de l'intention et du hasard (comme dirait l'artiste Antoine Leperlier), que l'intuition et le flair viennent au relais de l'intention, aiguisés par l'attention.

Accueillir le hasard, s'abandonner au réel – et non poursuivre la maîtrise et l'illusoire toute-puissance –, éprouver les limites de la matière, se laisser traverser par « ce qui advient, inexplicable, non-prémédité », au moment où l'on crée : voilà toute la leçon philosophique qu'enseigne encore la peinture, à rebours d'une pensée d'ingénieur en vogue dans le monde de l'art, où l'artiste souvent pense un protocole puis l'applique. À l'inverse, signalait François Royet, « par la peinture, on accède à quelque chose de très lointain. C'est une sensation, pas quelque chose d'intellectuel. »

 

Charles Belle, de cet âge si lointain, 2011, acrylique sur toile, 203 x 203 cm © Noémie Paya.heic

 

Dans le château, quelques toiles circonscrivent l'univers de Charles Belle : tourbières et herbes folles, mer écumante ou fleurs en grand format qui placent dans un état, non de surplomb ou d'extériorité mais au cœur du monde (pour détourner le titre de Blaise Cendrars), c'est-à-dire de la matière même. Belle dit, modestement, peindre « des carex, qui sont des plantes de zones humides, sauvages. L'humanité les a laissées, ne les regarde pas ; le bétail ne les mange pas. Je ne peins pas un panorama sur un paysage idyllique, mais la nature qui n'a besoin de personne. Ce n'est pas le champ de blé – c'est le truc qui ne sert à rien, la tourbière. » Il montre ce que nous ne savons plus même nommer, reconnaître, observer, considérer, préserver, ce que nous ignorons ; il capture et réinvente la lumière dorée prise dans l'enchevêtrement des graminées, la tourbe éclaboussée de soleil couchant et de vent chaud, le contraste des herbes hautes qui se balancent et du paquet noir et sombre de la tourbe lourde. Il peint la beauté du quelconque, du sauvage, de ce qui n'intéresse personne. Et de cette peinture matérialiste, volontiers gestuelle, où se manifeste la présence physique de l'artiste à l'œuvre, se dégage une intense idée d'humilité devant le monde.

Jusqu'au 3 octobre, château de Trévarez (29).


« Même le silence », Yvan Salomone

Trois grandes compositions horizontales au bitume de Judée accueillent le visiteur : vues d'installations industrielles toutes d'acier – grues, escaliers, poutres, nacelles et autres structures innommables. S'agit-il d'équipements portuaires, d'une mine extractive (comme le laissent imaginer des monticules noirs de charbon ou de sable) ? L'absence de couleur en accentue le caractère abstrait, tirant la représentation hors du champ de la description, l'exhaussant à la généralité, au symbolique. Exception faite du parti pris du noir – puisque le reste de l'exposition, et de son œuvre, est constitué d'aquarelles en couleurs –, cet avant-propos campe l'univers d'Yvan Salomone, qui arrête son regard sur des lieux de hâte, de l'utilitarisme, de l'efficacité – qui ne retiennent ordinairement pas notre attention.

Entrepôts, silos agricoles, zones portuaires, places de village africaines noyées de lumière blanche : les compositions d'Yvan Salomone sont presque toujours dépourvues de présence humaine, sans charme. Il y règne une artificialité assumée – refus du réalisme descriptif et du pittoresque ; réserves et tracés de crayon papier conservés et tâches d'eau, manifestant le processus de réalisation ; figures géométriques bidimensionnelles, souvent noires ou blanches qui « parasitent » l'image comme pour dire « ceci n'est pas une représentation » – et à la fois une certaine vérité, précisément parce que les œuvres dépassent l'anecdote, le constat, la reproduction à l'identique du visible.

La lumière, tantôt une lumière de sud, sourde et vive, tantôt une lumière froide, blanche et fade, est comme unifiée par une étrange pâleur, qui simplifie les teintes, à la façon des photos légèrement surexposées, qui paraît manger l’espace et commencer à en dissoudre les volumes. Les bâtiments alors paraissent comme carton et papier : hangars, usines, immeubles-clapiers, bâtiments préfabriqués et démontables de chantier, grues. Toute présence organique, têtue mais domestiquée, est presque absente, au mieux réduite à une fonction décorative.

 

© Yvan Salomone

 

L’aquarelle, médium peu commun dans l’art contemporain, donne une impression de légèreté déréalisante. Comme si tous ces environnements sans chaleur, de béton et de fer, où abondent friches industrielles, immeubles à l'abandon, lieux de la technique et du productivisme, étaient rendus à leur peu de réalité, mis à nu par un effet de décalage entre une lourdeur et une laideur fonctionnelle réelles de l’objet peint, et la légèreté curieuse de la matière qui lui retire alors son trop de réalité. Alors, cette collection de lieux sans beauté ni éclat, ces lieux de commerce et d’industrie, territoires sans poésie, circonscrivent, dans les teintes affadies de ces aquarelles, la géographie et l’architecture d’un destin de civilisation.

Yvan Salomone porte son regard sur tous ces hors-champs de la vie contemporaine, d’une apparente insignifiance, où l’on ne fait que passer, que l’on ne considère que de loin et qui, s’ils ne retiennent jamais l’attention, cristallisent le sens de notre histoire présente et parlent subtilement de notre monde. « On passe nos journées à traverser des paysages, analyse l’artiste. Le travail de la peinture consiste à essayer de s’approcher de ce qu’on a aperçu et qui a du sens. » Un sens qui ne se donne pas immédiatement, dans ses aquarelles à la lumière étrange et dont émane un air de calme désolation, une vague tristesse d’impasse en pleine clarté de jour.

 

Jusqu'au 7 novembre, chapelle Saint-Sauveur, rue Saint-Sauveur, Intra-Muros, Saint-Malo (35).