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Portrait de Louis Aragon · Bnf
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Flux d'actualités

Présences du dernier Aragon

Entretien avec Olivier Barbarant

À l'occasion des quarante ans de la disparition de Louis Aragon et à la faveur de la reparution récente de plusieurs de ses textes chez Gallimard, le poète et critique Olivier Barbarant revient sur sa passion aragonienne et sur le dernier Aragon, le plus méconnu et peut-être le plus actuel.

Vous parcourez de si près et depuis si longtemps le continent aragonien, que l’on se demande quand et comment vous êtes tombé amoureux de cette œuvre ? 

Olivier Barbarant - Comme nombre de lecteurs d’Aragon, si j’en crois les témoignages, j’ai découvert le poète par la chanson. Le camp progressiste (et même la gauche anticommuniste comme l’était celle de mes parents) baignait en effet, dans la décennie 1970 de mon enfance, dans une vive culture de la chanson, et nous allions aussi bien aux concerts de soutien pour le Chili martyrisé qu’aux tournées des chanteurs français « à textes ». C’est ce qui explique que j’aie chanté, dans la R16 de nos promenades dominicales, vers mes neuf ans, « Il n’y a pas d’amour heureux », en étonnant une de mes tantes pour la connaissance d’un texte que je savais donc par cœur. Avec « Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes »…, Aragon est inscrit au plus profond de mes fibres lyriques, à égalité avec « À la claire fontaine » comme une source fondamentale, qui explique peut-être beaucoup de choses – ou qui n’explique rien, parce qu’il faudrait remonter d’un cran, et se demander pourquoi un enfant a d’emblée privilégié l’élégie. La beauté des textes a très vite exigé que je les lise, pour mieux comprendre ce que j’entendais. Ainsi glisse-t-on, imperceptiblement presque, concernant Aragon, d’un colportage oral assez rare concernant la poésie moderne, à une culture livresque. C’est au collège que j’ai plongé dans la petite bibliothèque destinée aux livres de poche que ma mère (par stratégie ? par hasard ?) avait installée en face de ma chambre. Le blanc typographique m’a fait comprendre le rejet que je ne savais nommer, mais dont je subissais intensément les effets à l’écoute, dans une suite comme : « Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force/ Ni sa faiblesse ni son cœur  Et quand il croit/ Ouvrir les bras son ombre est celle d’une croix ». À cette étape puérile s’ajouta la lecture du Roman inachevé à l’adolescence, de la poésie de la Résistance, et, si je suis le fil des lectures, Aurélien, puis les écrits surréalistes. C’est au milieu de la lecture d’Aurélien que j’ai fait sa rencontre télévisuelle, lors d’entretiens fameux parce que le vieil Aragon avait fait le choix d’y apparaître masqué. Je me souviens de l’affliction de mon père devant un grand écrivain dont il lui semblait (à tort) arpenter les ruines en voyeur. Ma mère, admiratrice de La Mise à mort, avait un triste sourire de travers. Ce dut être la réception d’époque ; ce ne fut pas la mienne. Tout cela explique que j’aie pris mon train de banlieue, à 16 ans, à l’annonce de ses obsèques, pour me rendre Place du Colonel Fabien en 1982, et rester à l’extérieur, avec l’impression dans la foule d’assister aux funérailles de Victor Hugo. Ce socle cependant n’a pas donné lieu à une relation continue de ma part. Je me suis même éloigné d’Aragon, en khâgne, tout occupé d’une poésie contemporaine dont les enjeux métaphysiques (pour les qualifier rapidement) me paraissaient, avec toute l’injustice de la jeunesse, reléguer au rang d’antiquité poudreuse son lyrisme. Pourtant, quand Aurélien fut au programme de l’agrégation, j’ai relu tout ce que je connaissais de lui, et avec frénésie tout ce que j’en ignorais. C’est là je crois que j’ai – enfin – arpenté vraiment ce que vous appelez à juste titre le « continent » Aragon : l’œuvre entière, comme autant de sommets, de vallées et de plages ouvrant souvent sur l’infini… 

L’enjeu de la republication de Les Adieux et autres poèmes, que vous supervisez, n’est pas mineur : il réveille des textes tout à fait majeurs de la littérature française. Existe-t-il, derrière cette reparution, une volonté de réparer, en le retrouvant, un moment méconnu et pourtant mémorable de ce grand écrivain ? 

O.B. L’œuvre tardive n’est pas la plus connue. Pour nombre de lecteurs, l’écriture se fait moins lisible, et bien des contemporains ont voulu voir dans cette période (rien moins qu’un quart de siècle de création pourtant qui séparent la publication du Roman inachevé, en 1956, de celle des Adieux en 1981 !) une course de sa part pour rattraper de nouvelles générations littéraires, voire, en s’appuyant sur la figure de l’écrivain en vieillard, un effondrement. Pourtant, depuis mes premiers travaux (ma thèse portait sur les créations poétiques de 1954 à 1960, et le passage d’une écriture encore très marquée par la rhétorique militante dans Les Yeux et la mémoire à l’éblouissant lyrisme des Poètes en 1960) j’ai compris que la création ultime constitue assurément l’un des sommets de l’œuvre. Une écriture toujours aventureuse y totalise tout ce que lui a appris une vie : souplesse absolue du vers, mais richesse de mesures nouvelles ; dialogue non plus seulement avec l’histoire de la littérature française, mais avec la poésie mondiale (ainsi du Fou d’Elsa, qui suppose en 1963 une intelligence redoutable du lyrisme arabo-andalou et de ses sources les plus profondes) ; interrogation identitaire qui ne renonce à aucune exploration de l’intime, mais qui affronte la barbarie du siècle, les erreurs et les errements de l’engagement… Or cette période considérable a été triplement occultée : le personnage public d’Aragon, soit qu’on en eût alors retenu le stalinien, soit qu’on s’offusquât du vieillard « indigne », a fait écran à ce qu’il a su écrire de 1956 à 1977 environ. Sans doute cette esthétique en liberté se fait-elle moins accessible que les livres précédents : il faut savoir entendre le rythme et non pas se laisser bercer par une versification régulière ; il faut sinuer dans les méandres d’une identité qui explore plus que jamais sa complexité.

Une grande profusion, formelle, thématique, poétique, entoure Les Adieux. En quoi la musique des Adieux, ainsi que vous l’écrivez dans votre préface, est-elle « inimitable » ? 

O.B. La poésie d’Aragon, c’est d’abord une fluidité incomparable de langue, une forme d’afflux jamais à court de souffle. Cela chante, grince, parle ou crie, sans que le cri même n’interrompe la puissance d’envoûtement de la mélodie… Claudel avait saisi cette singularité, quand il expliquait, dans un article qui faisait d’ailleurs d’Aurélien un « poème », qu’Aragon « parle vraiment le français comme sa langue naturelle », ajoutant « et l’oreille se prête avec délice à cet idiome enchanteur ». Il coud et tord la phrase comme il le veut, il est le maître de toutes les courbures, qui explosent soudain dans une image d’une intensité incomparable, mais dont les braises un bref instant éparpillées se ressaisissent aussitôt en un regain de flamme…C’est ce qu’on a appelé, le plus souvent pour la condamner, sa « virtuosité » : les feux les plus splendides sont toujours suspects d’être d’artifice. Les esthétiques élaborées dans la deuxième moitié du XXème siècle se détournèrent par souci éthique de tels somptueux tissus pour mettre en avant l’indicible, sans s’apercevoir qu’il peut à son tour produire sa caricature. Si la profusion court le risque du bavardage, l’économie a le sien, avec son terrorisme de l’amuïssement, et la solennité de grandes marges de silence entre deux mots magnifiés par le vide – leur vide, quelquefois … « L’inimitable », c’est donc d’abord cela : la langue qui fuse, l’évidence du vers et de l’image, la puissance du jaillissement. Mais dans une exploration constamment inventive de formes : Aragon avec « Les Échardes » se risque à un format bref dont il n’est pas souvent coutumier, et le théorise aussitôt (« Plus le poème est court/ Plus il entre en la chair »), mais il invente aussi des vers libres et des versets où affleurent régulièrement, comme des pierres incrustées dans une paroi moins luxueuse, tantôt de parfaits alexandrins, tantôt des vers réguliers malmenés, bousculés par la syntaxe ou de douloureuses irrégularités… On retrouve dans Les Adieux ce qu’au fond j’admire le plus chez Aragon, à savoir la puissance d’incarnation d’un langage toujours musical, mais toujours représentatif, où l’intensité n’est jamais imprécise. Si bien qu’ à travers la variété formelle et thématique de ce dernier recueil se donne à lire une chair meurtrie par le temps comme par l’Histoire, où les vers laissent voir les cicatrices, les bleus, parfois des os brisés.. 

« Le vertige (notion si aragonienne), observez-vous encore, n’est plus seulement ascensionnel : il donne à voir (et plus souvent à entrevoir) un gouffre ». Quel est ce gouffre qui a menacé Aragon ?

O.B. Les gouffres ne manquent pas, tant du point de vue historique qu’intime ; on peut même dire qu’ils se conjoignent, et s’approfondissent. Il suffit d’un peu de chronologie. Aragon jette toutes ses forces en 1968 dans le soutien au Printemps de Prague, puis dans la dénonciation de son écrasement –c’est dans cette période qu’il condamnera la répression dans Les Lettres françaises, au risque assumé de perdre son journal (ce sera chose faite en 1972), qu’il inventera l’expression « Biafra de l’esprit » dans sa préface à La Plaisanterie de Milan Kundera, qu’il ne cessera de défendre les dissidents, à commencer par son ami Rostropovitch bientôt déchu de sa nationalité… En 1970 meurt Elsa Triolet. Le veuvage, dont la douleur n’est évidemment pas compensée par d’autres amours publiquement vécus, la barbarie d’un siècle dans lequel la partie jouée fut en grande partie perdue, la tragédie d’une espérance constituent l’arrière-fond de l’écriture, alors que l’ombre monte, et qu’en dépit d’une énergie inégalable, le voici devant sa propre mort. C’est ainsi un chant blessé, d’un Aragon qui oppose la puissance extraordinaire de son langage, de son désir, et la lumière de la peinture saluée dans toute la seconde partie du volume, aux nuits de l’Histoire et de l’existence.

Iriez-vous jusqu’à dire que ultimement Aragon - lequel n’a jamais cessé de s’inventer dans l’écriture - est plus audacieux, plus inventif, plus créatif encore qu’il ne l’a été dans ses textes ultérieurs ? 

O.B. Je tiens le dernier Aragon pour le plus actuel, en ce qu’il affronte la question de ce qui demeure à vivre quand tout paraît perdu. « Il faut regarder le néant/ En face pour savoir en triompher », dit l’épilogue du recueil Les Poètes : n’est-ce pas là le meilleur propos à adresser à notre temps, qui se détourne de sa catastrophe, dont le désarroi se dissout en bavardages, en cache-morts ? Je crois en effet que, forcé par la défaite et l’horreur d’avoir été complice de la barbarie quand il prétendait la combattre, il a inventé une variété de formes qui par leurs irrégularités, leurs jaillissements, leurs fulgurances déchiquetées, dans Les Adieux notamment, proposent une musique pour notre temps. Mais qu’il soit plus actuel que jamais ne signifie pas qu’il fût moins inventif et moins intéressant dans les périodes précédentes. L’idéal serait qu’on ne méjuge plus la dernière période, mais qu’on cesse de découper en tranches une œuvre sont l’aventure est aussi une beauté.

Quarante ans séparent les publications de Persécuté persécuteur (1931) et Les Chambres (1969), republiées concomitamment par Gallimard à l’occasion des 40 ans de la mort d’Aragon. Pouvez-vous situer ces deux textes au sein de cette oeuvre et de votre propre parcours de lecteur ? 

O.B. Les Chambres, écrit en 1969 au seuil de la mort d’Elsa Triolet, constitue le plus beau chant d’amour d’Aragon. Il vaut mieux que certaines ritournelles, où il a pu faire du mot « Elsa » souvent brandi comme un rempart, l’occasion de poèmes écrits essentiellement pour rivaliser avec l’histoire de la poésie amoureuse, en défi à Ronsard ou Pétrarque par-dessus la tête d’Elsa Triolet fort peu impliquée dans cette affaire. Dans Les Chambres, d’un amour blessé, sous le couteau de la nuit définitive, il affronte la question du temps, dont le sous-titre dit qu’il « ne passe pas ». Persécuté persécuteur est au contraire un livre de transition, avec toutes les maladresses de cette métamorphose à vue qu’Aragon a choisi sa vie durant d’accomplir. La violence surréaliste y rencontre, en 1931, une volonté d’intervention politique balbutiante, au prix de bien des irresponsabilités. C’est le même homme cependant qui peut y écrire « Feu sur Léon Blum ! », et qui sera parmi les manifestants du 14 février 1936 pour protester contre l’agression du même par les Camelots du Roi.: Nulle palinodie cependant ; mais en cinq ans, Aragon a fait ses apprentissages, quitté l’imprécation, et découvert la responsabilité politique. Persécuté persécuteur est de ces livres qui réclament d’être contextualités, inscrits dans l’itinéraire dont ils ne sont qu’un jalon. Son encadrement par deux textes frénétiques, pour lesquels je n’ai pas plus de complaisance qu’Aragon n’en eut quand il les désavoua, « Front Rouge » et « Prélude au temps des cerises », fait d’ailleurs écran à la présence de certains cris désespérés, à des éclats de voix qui préfigurent parfois ceux des Adieux : « Splendeurs vous maquillez inutilement cette existence épouvantable […]/ J’entends par les soupiraux des visages sortir les hoquets de la faim ». Le cri du jeune homme furieux rejoint parfois la voix plus grave du vieillard : Tête d’Or et Priam en Aragon se confondent, et superposent les temps…

On observe une sorte de paradoxe ou d'écart s’agissant de la reconnaissance d’Aragon, l’écrivain vit intensément dans le coeur des lecteurs tandis qu’il vivote, malgré des efforts réels, du côté des institutions, noyé sans doute sous l’incompréhension et la méconnaissance de sa complexité politique. Une restauration littéraire serait-elle en marche ? 

O.B. : Restauration ? Le mot étonne ; malgré La Semaine sainte, il est bien peu aragonien… Aragon a fait l’objet d’une évidente déconsidération politique. Je fus ainsi des premières thèses consacrées à sa poésie ; et la plupart des chercheurs plus âgés étaient dans une connivence biographique et idéologique, ce qui ne facilitait pas forcément la reconnaissance institutionnelle. Il était cependant depuis longtemps inscrit dans l’enseignement secondaire, où il demeure essentiellement étudié comme le grand poète de la Résistance, aux dépens dès lors d’autres apports pourtant considérables de son œuvre. Malgré une période de purgatoire assez habituelle (mais encore une fois doublée chez lui d’une hostilité politique), Aragon a cependant assez vite considéré par l’université pour son œuvre romanesque : Aurélien figura dès 1989 au programme des agrégations, Les Voyageurs de l’impériale en 2001, puis (on tourne dans le même cercle) Aurélien encore au concours des ENS récemment… C’est le poète qui demeure le plus méconnu, sa gloire le limitant à une seule forme, méprisée en raison même de sa popularité. L’œuvre poétique attend encore d’être appréhendée dans sa totalité. Elle sera alors (enfin) comprise comme l’une des plus grandes du XXème siècle.

Récemment reparus aux éditions Gallimard :

Les Adieux et autres poèmes (1981), Préface d'Olivier Barbarant.

Les Chambres. Poème du temps qui ne passe pas (1969).

Persécuté persécuteur (1931).

Nicolas Dutent

Journaliste culturel (l'HumanitéFrance Culture, Marianne, Le Monde des religions…), critique littéraire, compagnon des revues (Lettres Françaises, Phœnix, Esprit), animateur et auteur avec Jean-Luc Nancy de Marquage Manquant et autres dires de la peau (Les Venterniers, 2017).