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Pasolini, le mythe à taille humaine

octobre 2022

La mort violente de Pier Paolo Pasolini oriente souvent, à tort, la lecture de son œuvre. Elle occulte la manière tout à fait singulière dont le réalisateur signifie à l’écran la violence infligée aux corps, ainsi que son ambition constante de réalisme, même dans le traitement de sujets mythologiques ou religieux.

Un biais dans l’analyse des films de Pasolini est que les spectateurs les regardent avec l’horizon de la mort violente du cinéaste en tête. Cette impression se renforce devant Salò ou les 120 Journées de Sodome (1975) et son contenu adapté de Sade1. Dès les premières scènes, Pasolini place sa caméra du point de vue des fascistes pervers qui organisent leur séjour dans une villa de l’éphémère République sociale italienne, entraînant un inconfort certain. Dans la première scène de repas, presque tous les plans sont ce que voient les personnages. La manière de filmer l’horreur, l’indécence et les atteintes aux corps s’avère bien plus éthique que nombre de films contemporains et leurs interminables plans moyens ou d’ensemble. Ici, chaque plan rapproché signifie une violence. Tout le sens est contenu dans la longue scène finale où l’un des quatre protagonistes regarde à travers des jumelles les sévices commis sur les jeunes gens, Pasolini forçant encore plus l’acceptation ou l’évitement. Mais des images brutes, sans les hurlements, ne permettent-elles pas de comprendre qu’elles s’adressent à un tortionnaire, et ainsi une distanciation ?

Analyser Pasolini comme cinéaste, non comme icône ou martyr, correspond bien à sa filmographie, en particulier à ses trois films consacrés à des figures mythologiques ou religieuses : L’Évangile selon saint Matthieu (1964), Œdipe roi (1967) et Médée (1969). Ils partagent la volonté de représenter le surnaturel et le passé lointain de la façon la plus réaliste possible, en se demandant comment leurs témoins auraient pu les observer. Reprenant le texte biblique, L’Évangile, ressorti cet été dans une version numérique bienvenue, choisit ce point de vue dès la visite des Rois mages. Satan défiant le Christ dans le désert n’est qu’un homme, filmé comme un mirage ; le support sur lequel se tient l’acteur lors du miracle de la marche sur l’eau est visible à l’écran, entraînant quelques rires dans la salle… Mais, là aussi, l’angle choisi est celui des témoins, ici les Apôtres. Semblablement, la scène de dispute théologique entre Jésus et les pharisiens correspond aux regards des enfants. Les mêmes plans lointains figurent le héros lors de ses prêches dans Jérusalem, à peine discernable dans la foule ; ses échanges avec Ponce Pilate, sa remise aux autorités romaines, que Scorsese interroge dans La Dernière Tentation du Christ (1988), s’avèrent ici peu audibles et visibles, montrées d’après ce qu’en voit Pierre, témoin ensuite suivi pour mieux montrer ses trois reniements. Conscient que son scénario se suffit à lui-même, Pasolini peut décider de placer ses spectateurs parmi les témoins anonymes, comme lors de la Passion, elle aussi filmée de loin et se terminant sur le visage de Marie en pleurs. Le long du film, seule la recherche de la plausibilité l’intéresse, et le long métrage demeure une des rares réussites du matériau biblique sur grand écran.

La même volonté de normaliser le mythe se retrouve dans le traitement de la Grèce antique dans Œdipe roi2. Le spectateur découvre avec surprise que son prologue se situe dans l’Italie du Ventennio fasciste, commençant par un plan de monument aux morts, bien que ce décor moderne symbolise Thèbes. Ce n’est qu’une fois sorti de cette ville que le héros, circulant dans des paysages désertiques et des routes non pavées (le film fut tourné au Maroc) parvient dans un cadre où un mythe universel peut devenir crédible. Delphes, son sanctuaire et la sibylle sont désacralisés, représentés comme un simple lieu de rassemblement sous un arbre, tandis que la Sphinge est un homme costumé au visage invisible. Œdipe revient à l’époque moderne, cette fois l’Italie de l’après-guerre, une fois aveuglé. Pasolini signifie ainsi la fin du mythe juste après son accomplissement, l’appartenance de cette histoire à un autre cadre de croyance.

« C’est une histoire compliquée, car elle est faite de faits, et non de pensées  », déclare le centaure (Laurent Terzieff) au jeune Jason dans Médée. La surprise esthétique se trouve dans la représentation de la Colchide (ouest de la Géorgie actuelle) selon les codes visuels du christianisme orthodoxe : la Toison d’or se trouve ainsi dans une chapelle avec des fresques religieuses ! Le sens de l’histoire d’amour de Médée devient donc le passage du monde grec au monde latin, quand bien même l’histoire est, là aussi, censée appartenir à la Grèce antique. La mise en scène d’un sacrifice au début du film paraît pourtant crédible et permet de comprendre le sens de cette sacralisation de la chair et du sang. Le choix de Maria Callas dans le rôle-titre renforce ce mélange de réalisme et d’irréalité : la salle s’attend peut-être à voir un film opératique, alors que Pasolini adapte avec rigueur le mythe, jusqu’à sa revanche sanglante finale.

Dans leur numéro de juillet-août 2022, les Cahiers du cinéma consacrent un dossier croisé à Pasolini et Fassbinder. Les deux ont en effet interrogé les réussites économiques de leurs pays, vaincus en 1945 et réhabilités dans l’après-guerre. Les deux premiers films de Pasolini, Accattone (1961) et Mamma Roma (1962), sont des portraits acerbes des marges de la reconstruction italienne : habitants des faubourgs populaires de Rome, petits délinquants et prostituées en constituent les personnages. Le réalisateur n’hésite pas à s’y moquer des symboles de son pays : ainsi du personnage de Mamma Roma qualifiant trois porcelets de fratelli d’Italia… L’un des personnages d’Accatone s’étirant répond : « L’Italia s’è desta » (« L’Italie s’est levée », vers de l’hymne national) ; cependant qu’un autre décrit un comparse en ces termes : « Tous aussi courageux que lui, on aurait gagné la guerre ! » Plus encore, Pasolini parvient à susciter la même pitié de la salle envers Stella, contrainte de se prostituer dans Accatone, qu’envers les victimes de Salò, et piège ses spectateurs quant aux sentiments qu’ils doivent éprouver envers le héros.

Accattone et Mamma Roma parlent de proxénétisme sans jamais montrer une scène de sexe, ce qui les rend paradoxalement encore plus sordides. Pasolini mélange encore une fois le superbe et le cru, la culture classique (la musique de Bach, le banquet d’ouverture de Mamma Roma composé comme La Cène de Léonard de Vinci, le jeune homme mort dont le plan est cadré comme le Christ mort de Mantegna3) et une mise en scène moderne, semblable à la Nouvelle Vague : de lents travellings arrière créant des plans séquences sont utilisés ; les scénarios se terminent de manière abrupte. Issu du réalisme, le cinéaste s’est consacré aux mythes, ainsi qu’à trois adaptations de classiques littéraires (Le Décaméron [1971], Les Contes de Canterbury [1972] et Les Mille et Une Nuits [1974]). Un réalisateur normal, malgré ses audaces, et dont la fin violente ne doit pas laisser penser qu’elle était inscrite dans son œuvre.

  • 1. Voir Michel Foucault, « Sade, sergent du sexe » [1975], dans Dits et écrits II, édition sous la dir. de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange, Paris, Gallimard, 1994, p. 818-822.
  • 2. Voir Anne-Violaine Houcke, L’Antiquité n’a jamais existé. Fellini et Pasolini archéologues, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022.
  • 3. Référence mise en évidence par Jean-Louis Bory au Masque et la Plume en janvier 1976.

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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