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La défaite sur le fil du FPO à la présidentielle autrichienne

juil./août 2016

#Divers

La victoire in extremis du candidat issu du parti des Verts, Alexander Van der Bellen, sur le nationaliste Norbert Hofer incite à une double lecture du résultat de l’élection présidentielle en Autriche. Face à la menace de voir un représentant du Fpö (Freiheitliche Partei Österreichs, qu’on pourrait traduire par « Parti de la liberté »), classé à la droite de la droite, devenir chef de l’État, un peu plus de la moitié des électeurs autrichiens se sont pour ainsi dire auto-mobilisés, car pratiquement privés du soutien des forces politiques classiques. Ce réflexe citoyen a permis à Van der Bellen, un universitaire et économiste social-libéral de 72 ans, de remporter, au second tour des élections, le 22 mai, une victoire sur le fil (avec 50, 3 % des suffrages et 30 863 voix d’avance), et surtout une victoire inattendue tant les résultats du premier tour, un mois plus tôt, lui semblaient défavorables1.

Le quadragénaire Norbert Hofer, un ancien ingénieur en aéronautique, actuellement deuxième vice-président du Parlement autrichien, a recueilli pour sa part presque la moitié des voix – un niveau jamais atteint par un candidat national-populiste en Europe occidentale lors d’une élection de cette envergure. L’ascension du Fpö était enclenchée dès les élections régionales de 2015, quand il avait franchi la barre des 30 % dans deux Bundes-Länder autrichiens.

Déstabilisations

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Autriche a été souvent cogérée par le Övp (Österreichische Volkspartei, la droite classique) et le Spö (Sozialistische Partei Österreichs, le parti social-démocrate). Actuellement, c’est toujours un gouvernement de « grande coalition » entre le Övp et le Spö qui est aux manettes, et il est dirigé par un chancelier social-démocrate. Ce modèle a longtemps réussi à l’Autriche. Durant les vingt dernières années, elle a été, parmi les pays d’Europe occidentale, le principal gagnant de l’ouverture à l’Est. Ses entreprises ont conquis une place dominante en matière d’implantation industrielle, commerciale et bancaire dans plusieurs pays de l’ex-bloc communiste. En termes de richesse produite par habitant, l’Autriche a même supplanté l’Allemagne.

Cependant, cette montée vers les sommets s’est accompagnée de changements dans le fonctionnement économique, les rapports sociaux et le cadre de vie ; certes adoucis par un État-providence des plus performants, ils ont néanmoins déstabilisé des couches populaires habituées à un univers clos et, surtout, sécurisant. On est bien sûr loin des méfaits de la désindustrialisation qui a frappé la France, puisque l’industrie lourde autrichienne, notamment la sidérurgie, a pleinement réussi sa réadaptation aux exigences de la compétition mondiale. Pourtant, ce sont précisément ces changements, intervenus dans la sidérurgie entre 1986 et 1989, qui ont coïncidé, grâce au vote ouvrier, avec la première montée en puissance du Fpö. Ces remembrements industriels ont été suivis de près par la guerre en Yougoslavie. Celle-ci engendra l’afflux de réfugiés, principalement bosniaques (l’Autriche a été en pourcentage le pays occidental qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés d’ex-Yougoslavie), qui ont fait souche et contribué, avec l’immigration turque déjà implantée, à faire de l’islam la deuxième religion d’Autriche après le catholicisme et à lui conférer une visibilité jusqu’alors inconnue.

Naissance du national-populisme

C’est dans ce contexte qu’émergea un jeune leader charismatique au sein du Fpö, Jörg Haider. À l’origine, ce parti avait été un regroupement d’anciens nazis et des plus impénitents. Dans les années 1970, il végétait encore sous la barre des 5 % et ses leaders étaient rentrés dans le rang au point de s’afficher comme responsables d’un parti « libéral » (il entretenait alors des relations avec l’Udf de Valéry Giscard d’Estaing). À partir de 1983, il servit de force d’appoint dans un gouvernement dirigé par le Spö. Or, en 1986, Haider ramena le Fpö à ses fondamentaux d’extrême droite. Il évinça les leaders « libéraux » tout en se servant de leur honorable réputation et ancrage dans les sphères politiques autrichiennes et européennes pour contrer la réprobation qui le guettait. Pratiquant un savant mélange entre diatribes xénophobes, clins d’œil complices pour d’anciens nazis et verve réformiste de bon aloi, il occupa un nouvel espace politique entre la droite conservatrice et les forces néofascistes et marqua ainsi l’acte de naissance du national-populisme en Europe occidentale. Son envolée en Autriche était aussi due à la crispation de cette part de la population qui continue de justifier « certains aspects » du passé nazi. Les enquêtes d’opinion démontrent avec régularité qu’il s’agit de plus de 40 % des Autrichiens. Mais lors de la percée de Haider, cette partie de la population s’est retrouvée acculée par l’exploration tardive, mais sans concessions, de nouvelles générations de chercheurs, enseignants et journalistes sur les crimes nazis.

Lors des législatives de 1999, le Fpö recueillit 27 % des voix, et il accéda au gouvernement aux côtés de la droite classique du Övp. Mais, sous la pression européenne, Haider dut renoncer à intégrer personnellement le gouvernement. L’expérience du gouvernement fut un échec pour le Fpö ; ses ministres firent preuve à la fois d’amateurisme et d’un affairisme éhonté. Haider, qui était depuis 1989 gouverneur de la province de Carinthie, se tua en 2008 au volant de sa voiture : ivre, il s’écrasa contre un poteau de signalisation routier. Au fur et à mesure se révéla son bilan : une province ruinée par des opérations financières hasardeuses et des politiques dispendieuses, qui avaient entraîné la plus grave faillite bancaire de l’après-guerre.

Déceptions

Cependant, le Fpö connut une renaissance avec un nouveau leader moins flamboyant, Heinz-Christian Strache, qui avait pris ces distances avec Haider. Strache avait été durant sa jeunesse membre de groupuscules néonazis. Lui aussi effectua d’abord un retour aux fondamentaux de la droite radicale. Cela se traduisit par un discours anti-musulman et anti-européen, avec à l’occasion une pincée de complotisme et d’antisémitisme. Tout en cultivant un look de jeune fêtard faisant le tour des discothèques, il prit également la tête de manifestations contre l’édification de mosquées en brandissant une croix.

De 2012 à 2015, la croissance de l’économie autrichienne marqua le pas. Des mesures d’austérité frappèrent les services publics dans les petites villes de provinces, la précarité toucha de nouveaux secteurs économiques. Mais la « grande coalition » du Spö et du Övp réussit encore une fois à conjurer les menaces en conjuguant des mesures en faveur de la compétitivité des entreprises avec le maintien d’une protection sociale de haut niveau. Pourtant, cette culture du compromis et des petits pas laissa un goût d’inachevé : elle créa son lot d’insatisfaits – à la fois du côté des salariés, moins protégés qu’avant, et du côté de nombreux jeunes entrepreneurs en quête d’allègements administratifs et fiscaux plus radicaux.

Le Fpö joua à merveille sur ce phénomène de double déception, tout en s’appuyant d’abord sur les craintes des couches sociales les plus fragilisées, notamment par rapport à l’ouverture à l’Est européen. L’Autriche est un des principaux points d’accueil de travailleurs et d’entrepreneurs-artisans en provenance des pays de l’Est, souvent frontaliers et membres de l’Ue, et disposant du droit de travailler et de s’installer à l’Ouest. Une partie de l’enrichissement récent de l’Autriche provient de cet apport d’une main-d’œuvre bon marché et flexible. En même temps, ces migrants représentent, du moins dans un premier temps, une concurrence redoutable pour les artisans et ouvriers autrichiens les moins qualifiés, dont de nombreux jeunes issus quant à eux de l’immigration turque et serbe.

Là-dessus se greffa, en 2015, l’arrivée de plus d’un million de réfugiés, venus principalement de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan. Rapportés à la population, l’Autriche a accueilli plus de réfugiés (120 000) que l’Allemagne d’Angela Merkel ! Et comme en Allemagne, c’est un élan de solidarité exceptionnel de la part de la société civile qui prévalut au début, avec un niveau de dons matériels et financiers jamais atteint auparavant. Mais une autre partie de la population réagit avec colère contre ce phénomène, vécu comme une perte de contrôle de l’État face à un afflux de masse. Un sentiment renforcé par l’échec des tentatives de l’Allemagne et de l’Autriche pour parvenir à un accord au sein de l’Ue en faveur d’une répartition des réfugiés. Néanmoins, les élections municipales de Vienne, en octobre 2015, furent marquées par la nette victoire des forces militant pour l’accueil des réfugiés (le Ps viennois et les Verts).

Paniques

C’est à la fin 2015 que le vent tourna. Pris de panique devant la persistance de l’afflux d’étrangers, le gouvernement de coalition se raidit. Il prit des mesures de fermeture des frontières et l’initiative de couper la route des Balkans pour les réfugiés, lors d’un sommet avec la Hongrie, la Slovénie, la Croatie, la Bulgarie et la Macédoine (la Grèce fut volontairement écartée).

Ce revirement accentua un sentiment de désarroi qui s’était déjà installé avec la tristement célèbre « nuit de Cologne », durant laquelle des femmes furent harcelées et attaquées par des groupes de jeunes migrants. Déjà auparavant, les meurtres de masse perpétrés à Paris en novembre 2015 par les djihadistes de Daech avaient ébranlé l’opinion autrichienne. En outre, sur le front social, le début de 2016 a été marqué par une montée inhabituelle du chômage : l’Autriche comptait désormais presque un demi-million de chercheurs d’emploi (sur une population totale de 8, 7 millions d’habitants).

Tactique de l’apaisement

Ces développements semblaient suffisants pour favoriser le Fpö, si bien qu’il se permit de mettre sur orbite, avec Norbert Hofer, un candidat d’une pondération troublante, loin des diatribes habituelles de son leader Strache. Lors de son meeting final à Vienne, Hofer déclara que les immigrés qui étaient prêts à contribuer au bien-être du pays étaient « les bienvenus » (herzlich willkommen). Lors d’un débat avec Van der Bellen, il expliqua, tout en gentillesse et douceur, qu’il ne rejetait plus l’Ue mais qu’au contraire, celle-ci était essentielle à la fois pour l’économie autrichienne et pour la défense de la paix.

S’agissait-il d’une évolution personnelle crédible ou tout simplement de la mise en pratique par un élève appliqué de cette tactique de l’« apaisement » qu’évoque Marine Le Pen en France ? De fait, même si le Fpö avance à son propre rythme, il s’inspire du Front national. Ces deux partis forment le noyau dur de l’alliance érigée par Marine Le Pen au Parlement européen. Par ailleurs, ils se retrouvent dans les réseaux d’influence que l’entourage du président russe Vladimir Poutine a établi au sein des pays de l’Ue.

Avec 36, 4 % des voix au premier tour et un candidat d’une civilité désarmante, la victoire du Fpö semblait à portée de main. Van der Bellen, arrivé second avec seulement 20, 4 %, accusait un retard qui paraissait d’autant plus irrattrapable qu’aucun des autres candidats du premier tour ne lui avait apporté un franc soutien. Pire : le Spö sombra dans un affrontement violent entre les tenants d’une coalition avec le Fpö et ceux qui refusaient par principe toute alliance avec ce parti.

Pendant cet entre-deux-tours, un climat d’inquiétude se répandit : presque chaque jour apporta son lot de violences commises sur des femmes par des migrants, des incidents relayés à la une par les puissants tabloïds autrichiens.

Ressaisissement

C’est donc un camp anti-Fpö sur la défensive qui accomplit le miracle d’une remobilisation en faveur de Van der Bellen. Le ressaisissement s’opéra à partir du Spö, qui effectua le remplacement de son chef, et par là même aussi du chancelier : Werner Faymann, politicien appliqué mais peu entraînant, fut remplacé par un nouveau leader, Christian Kern, auparavant directeur de la Compagnie des chemins de fers nationaux et en tant que tel facilitateur du passage des réfugiés par l’Autriche en 2015. Kern insuffla un nouvel élan à la fois à la coalition gouvernementale et au Ps. À titre personnel, il déclara son soutien à Van der Bellen, comme l’avaient déjà fait de nombreux responsables du Spö et du Övp, et quasiment tous les grands noms de l’intelligentsia, de la recherche et des arts autrichiens.

Mais tout cela n’aurait pas suffi si la volonté d’empêcher la victoire du Fpö n’avait pas été le dénominateur commun de ce qu’on peut appeler les « nouvelles couches moyennes urbaines », liées à la massification de l’enseignement supérieur. Dans cette résistance au Fpö a émergé un facteur qui mérite d’être mentionné : une sorte de vigilance féministe, partagée par la majorité des électrices. L’analyse de la répartition des scores en témoigne : Van der Bellen a remporté une victoire éclatante dans les trois principales villes du pays, Vienne, Graz et Linz (en dépassant les 60 %), auprès des électeurs qui avaient suivi un cursus universitaire (81 %) et de ceux qui avaient passé le bac (73 %) ; 60 % des femmes ont voté pour Van der Bellen, mais seulement 40 % des hommes.

Cette répartition renseigne sur les obstacles liés au genre et au niveau d’instruction que les nationaux-populistes peinent à franchir, et pas seulement en Autriche. Mais elle comporte a contrario la menace d’une nouvelle stratification de couches moins qualifiées et plus vulnérables dans un vote en faveur de la droite radicale : ainsi, 86 % des salariés ayant le statut d’« ouvriers » ont choisi Hofer, tandis que les salariés qualifiés d’« employés » et, parmi eux, la majeure partie des salariés des services publics, ont voté à 60 % pour Van der Bellen.

  • *.

    Correspondant à Paris du Kurier, il publie aussi sur www.nachdenken-in-paris.net

  • 1.

    Cette mince victoire est remise en question par le Fpö, qui a introduit un recours en annulation auprès de la Cour constitutionnelle.