
Droite et extrême droite à Vienne
Cette nuit de juillet 2017, à l’approche des législatives, Heinz-Christian Strache est à son aise. Confortablement installé dans une villa sur les hauteurs d’Ibiza, le leader de la Freiheitliche Partei Österreichs (Fpö), le « Parti de la liberté autrichien », d’extrême droite, se surprend à rêver à haute voix d’une trajectoire fulgurante vers le pouvoir plein et entier. Maniant à merveille le savoureux dialecte viennois, qui permet si bien de mêler bonhomie et violence rentrée, Strache se confie à une jeune femme assise non loin de lui. Celle-ci lui a fait croire qu’elle est la nièce d’un oligarque russe désireux d’investir en Autriche et de soutenir le Fpö.
Strache ignore qu’il est filmé à son insu pendant les six heures que dure leur entretien. À ses côtés se tient un autre responsable du Fpö, Johann Gudenus, russophone et admirateur du président Vladimir Poutine. Si l’on se souvient des liens assumés entre le Fpö et « Russie unie », le parti de Poutine, il est difficile de comprendre comment Strache a pu tomber dans un piège aussi grossier. Et au moment où cet article est rédigé[1], nous ne disposons d’aucune certitude sur les instigateurs du guet-apens. Quoi qu’il en soit, la publication de la vidéo de cette rencontre par des médias allemands, à la veille des élections européennes, a ébranlé l’Autriche. L’alliance de gouvernement entre le Övp (Österreichische Volkspartei, « Parti populaire autrichien »), le parti conservateur dirigé par le chancelier Sebastian Kurz, et le Fpö de Strache, qui détenait le poste de vice-chancelier, n’a pas résisté au choc.
Dans les extraits divulgués, on voyait Strache expliquer comment contourner la loi sur le contrôle du financement des partis, et citer de grands noms de l’industrie, de l’immobilier, du commerce et des jeux de hasard, en Autriche et en Allemagne, qui ont recours à ce stratagème pour soutenir le Fpö.
Mais c’est la suite qui scelle le sort de Strache : il conseille à son interlocutrice d’entrer dans le capital du quotidien Kronen-Zeitung. Ce tabloïd, d’une puissance inégalée dans le monde entier si l’on considère la proportion de la population concernée (plus de deux millions de lecteurs sur 8, 8 millions d’habitants), a souvent relayé et amplifié des courants d’opinion xénophobes et anti-européens, y compris en faisant la part belle au Fpö. Mais Strache voulait plus, d’autant que le jeune prodige conservateur, Sebastian Kurz, qui avait ravi au Fpö l’essentiel de son discours anti-immigrés, était traité désormais par ce journal avec autant de bienveillance que lui-même.
« À l’abri des regards »
« Tu vois », dit Strache à l’adresse de Gudenus, qui officiait comme traducteur, « dès qu’elle [la supposée nièce de l’oligarque russe] prendra la Kronen Zeitung, il faudra se rencontrer à l’abri des regards, et là, à la Kronen Zeitung, tsac, tsac tsac : il y aura trois ou quatre personnes à dégager » – une phrase que Strache souligne d’un ample geste du bras balayant l’espace. « De toute manière », ajoute-t-il, « les journalistes sont les plus grandes p… de cette planète ». Il promet qu’une fois que le Fpö aura conquis le pouvoir, la nièce de l’oligarque sera assurée d’emporter de nombreux contrats publics…
C’est la réaction de la Kronen Zeitung, piquée au vif, qui poussa Strache à démissionner de son poste de vice-chancelier. « Le Fpö, c’est fini », titra le tabloïd, qui encensa pour la première fois de son histoire une manifestation de gauche contre l’extrême droite.
Dans la foulée, le chancelier Kurz décida de démettre le ministre de l’Intérieur, Herbert Kickl, de ses fonctions. C’était un acte – tardif – de salubrité publique, car Kickl, représentant de l’aile la plus radicale du Fpö, avait, trois mois après son arrivée à la tête de son ministère, organisé un vrai coup de force.
À l’assaut
de l’anti-terrorisme
Le 28 février 2018, des policiers, masqués et leur arme de service au poing, avaient pris d’assaut les bureaux du Bvt (Bundesamt für Verfassungsschutz und Terrorismus-Bekämpfung « Office fédéral de protection de la constitution et de lutte contre le terrorisme »). Le Bvt était jusqu’alors dirigé par des fonctionnaires proches du Övp, qui surveillaient l’ultra-droite avec autant de vigilance que les milieux djihadistes.
Il s’agissait ici de perquisitions sur décision du procureur, sauf qu’elles n’étaient pas effectuées comme à l’accoutumée en présence d’officiers de police judiciaires, mais par une brigade spécialisée dans la « lutte contre la délinquance de rue », (Straßenkriminalität – l’équivalent de la Bac en France). À la tête de cette brigade se trouvait un officier lié au Fpö. La perquisition faisait suite à une plainte déposée par un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, lui aussi membre du Fpö. Il accusait les responsables du Bvt d’abus de pouvoir. Le tout amalgamé à des révélations sur de prétendues parties fines entre fonctionnaires.
La cour d’appel finit par invalider ces perquisitions. Mais le mal était fait. Des policiers liés au Fpö avaient emporté les précieux fichiers qui renseignaient sur l’infiltration policière des milieux néo-nazis, et sur les activités des agents d’influences russes en Autriche.
Cette affaire connut un rebondissement à la suite des attentats perpétrés en Nouvelle-Zélande. Le terroriste qui avait commis les massacres dans les mosquées de Christchurch était en lien avec les groupuscules d’« identitaires » en France et en Autriche. Et ces derniers avaient leurs entrées dans l’entourage de Kickl.
Mise en garde de Merkel
Déjà les conservateurs allemands de la Cdu, Angela Merkel en tête, s’étaient inquiétés de la porosité des services autrichiens vis-à-vis de la Russie. Plusieurs services de renseignements occidentaux gelèrent les contacts avec leurs homologues autrichiens. Mais il fallut attendre « l’affaire Ibiza » pour que Kurz ose pousser Kickl dehors. Juste avant, il avait commencé à réaligner sa politique sur les positions de la Cdu, désireuse de colmater les brèches par rapport à l’extrême droite anti-libérale. Ainsi, le chancelier autrichien avait, en mars 2019, soutenu la décision du Ppe (le « Parti populaire européen », qui regroupe la droite au sein de l’Union européenne), de suspendre l’adhésion du parti de Viktor Orbán, Premier ministre hongrois – à la grande surprise de ce dernier.
Les conservateurs allemands s’étaient inquiétés de la porosité des services autrichiens vis-à-vis de la Russie.
Quand le chancelier Kurz exigea, le 20 mai dernier, la démission de Kickl de son poste de ministre de l’Intérieur, les autres ministres du Fpö quittèrent à leur tour le gouvernement, et des législatives furent décidées pour septembre 2019. Mais la tentative de Kurz de prolonger son mandat jusqu’à cette date échoua. Il fut renversé par une motion de censure déposée par l’opposition social-démocrate… soutenue par le Fpö. Un gouvernement provisoire composé de fonctionnaires expédie actuellement les affaires courantes.
Il est hautement probable que le Övp de Kurz, crédité actuellement de 37 %, triomphera de nouveau en septembre, lors de ces législatives. Son gouvernement précédent jouissait, selon les enquêtes d’opinion, d’un large soutien. Des mesures en faveur du pouvoir d’achat y ont contribué, mais il profitait surtout de sa ligne dure vis-à-vis de l’immigration.
En 2015, alors que plusieurs centaines de milliers de réfugiés et de migrants se pressaient aux portes de l’Europe, l’activisme des forces favorables à l’accueil des nouveaux arrivants, issues de la société civile autrichienne, avait prévalu. En revanche, l’accession au pouvoir de Kurz en décembre 2017 s’effectua dans un climat de repli, suite notamment aux attentats djihadistes en Europe. Pourtant, huit mois plus tôt, lors des présidentielles, un universitaire d’obédience social-libérale et issu du parti des Verts, Alexander Van der Bellen, avait encore, avec 53, 8 % des voix, battu le candidat du Fpö.
Mais après que cette limite à la montée de l’extrême droite eut été posée, une frange décisive de l’électorat s’autorisa la bascule vers Kurz, malgré son intention de s’allier avec le Fpö. Le fait que Kurz, implacable dans sa dénonciation du passé nazi et de l’antisémitisme, allait diriger le gouvernement suffit alors à rassurer cet électorat soucieux de l’image de l’Autriche en Occident.
Mesures vexatoires
La suite n’indisposa que ceux qui voulurent bien être indisposés, en l’occurrence seulement une minorité d’Autrichiens. À l’initiative de Kickl, le gouvernement multiplia les mesures vexatoires à l’encontre des nouveaux arrivants (sa dernière décision, avant sa démission, avait été de plafonner la rémunération des travaux d’intérêt général, auxquels peuvent prétendre des demandeurs d’asile, à 1, 50 euro l’heure). Il se montra aussi intraitable en renvoyant de jeunes Afghans qui avaient pourtant effectué des apprentissages auprès d’entrepreneurs ravis de trouver des candidats pour des métiers sous tension pour la main-d’œuvre. Ces actes de maltraitance heurtèrent en particulier des personnalités issues de la mouvance social-catholique, y compris des évêques et de puissants présidents de régions, pourtant membres du Övp de Kurz.
Le système électoral obligera de nouveau
Kurz à chercher
des partenaires
pour une coalition.
Maintenant que ce dernier s’est débarrassé de Kickl, ces tiraillements pourront s’estomper. Mais le système électoral à la proportionnelle obligera de nouveau Kurz à chercher des partenaires pour une coalition, à moins de faire le choix d’un gouvernement minoritaire s’appuyant sur des alliés au gré des circonstances. Selon un sondage, environ 30 % des personnes interrogées se prononcent en faveur d’une coalition entre le Övp de Kurz, les Neos (un parti libéral) et les Verts, alors que 24 % souhaitent à nouveau une alliance entre le Övp et le Fpö.
Crédité de 21 % des voix, ce dernier dépasse le Parti social-démocrate (20 %), affaibli par la montée des Verts. Le rapide rétablissement de l’extrême droite après l’affaire Ibiza témoigne de la persistance de son assise (principalement en milieu ouvrier), de la relative indifférence de cet électorat par rapport aux accusations de corruption et de sa sympathie pour les penchants autoritaires du Fpö.
[1] - Début juin 2019.