
Se définir par son cerveau. La biologie de l'esprit comme forme de vie
L’opposition entre neurosciences et sciences sociales est souvent caricaturale, et caricaturée. Or il faut considérer les neurosciences cognitives elles-mêmes comme faisant partie du social, donc soumises à ses influences. On le voit bien dans la manière dont certains patients – les autistes de haut niveau – se définissent en tant qu’individus par leur cerveau et ses spécificités. La maladie n’est plus un handicap, mais un atout, une part de soi.
La biologie de l’esprit comme forme de vie
En 1960, lors d’un colloque sur l’inconscient réunissant la crème de la psychiatrie et de la philosophie françaises, un psychiatre présente un rapport sur la conscience et l’inconscient dans la pensée neurobiologique, c’est-à-dire les sciences du cerveau, de la manière suivante :
C’est, je l’espère, avec un certain sourire que vous avez accueilli comme moi l’annonce […] d’un rapport sur la neurophysiologie de l’inconscient.
Envisageant plus loin dans son exposé l’apport des grands mouvements neurobiologiques de l’époque, il estimait :
[ils] aboutissent à la constitution d’une « neurométaphysique » de l’organisme ; […] ils réintroduisent la notion de sujet dans l’étude du fonctionnement cérébral1.
L’amusement de notre psychiatre à l’égard d’une neurobiologie du sujet humain suggère à quel point un tel projet pouvait sembler incongru il y a encore un demi-siècle. Les disciplines regroupées aujourd’hui sous l’étiquette « neurosciences » se divisaient entre celles qui s’occupaient des troubles moteurs et sensoriels (vision, audition, etc.) et celles qui traitaient des pathologies mentales. Il existait également une importante tradition de recherche en psychiatrie biologique sur ces pathologies. Mais en 1960, la neurobiologie concernait essentiellement la mécanique cérébrale.
Au cours des années 1980, l’atmosphère change totalement : le « sujet », le self, la « conscience » occupent une place centrale dans l’agenda de la recherche des neurosciences cognitives, c’est-à-dire de cet ensemble de disciplines associant les sciences du cerveau et les sciences cognitives, dont la psychologie.
Dans un contexte global où la souffrance psychique et la santé mentale sont devenues des soucis majeurs de nos sociétés, qui traversent l’entreprise, les relations de travail, le chômage, l’éducation, la famille, et même la santé physique des populations, les problèmes soulevés par les relations entre le cerveau, l’esprit et la société ne laissent pas l’opinion publique indifférente. Il y va en effet d’enjeux aussi décisifs que notre bien-être individuel et collectif, les modes de prise en charge des psychoses, la façon nous devons éduquer et instruire nos enfants, traiter de multitudes de déviances et d’actes de délinquance, favoriser les émotions démocratiques comme l’empathie, donc la confiance des uns envers les autres, et que sais-je encore.
Les discussions sur les neurosciences cognitives se déroulent dans le cadre d’un double débat. Le premier, qui vient des neuroscientifiques eux-mêmes, peut être appelé le débat de l’Homme neuronal2, de la Biologie de la conscience3, De la physiologie mentale4 ou de l’Erreur de Descartes5 : il oppose à un supposé dualisme un monisme matérialiste. Le second est porté par les sciences sociales : il oppose leur antiréductionnisme au réductionnisme des neurosciences. Aux neuroscientifiques qui veulent combler la distance entre le biologique et le social (ou la nature et la culture) dans le cerveau, sociologues et anthropologues répondent bien souvent qu’il faut la combler dans le social. Il y a aussi les centristes, pour lesquels il faut un peu des deux. Disons-le d’emblée : ce cadre est intellectuellement bien trop étroit. Le grand danger est d’opposer aux pensées cherchant un fondement naturel (in fine cérébral) des pensées cherchant un fondement social. Dans ce jeu de miroirs, on se contente un peu paresseusement d’opposer, pour reprendre une remarque de Wittgenstein, à une mythologie (biologique) une contre-mythologie (sociologique).
Pour avoir quelque chance de saisir ce qui est en train de se passer dans nos sociétés avec cette nouvelle connaissance de l’homme, il faut aller au-delà de l’idée qu’elle est une entité, inquiétante ou bienvenue, peu importe, ayant un impact sur lesdites sociétés. Il faut aborder les neurosciences cognitives en tant que phénomène social. Un phénomène social n’est ni vrai ni faux, en conséquence, il n’est pas soumis, en tant que phénomène social, à des critères épistémologiques de vérité et d’erreur. Ce dépassement passe par une démarche où les neurosciences sont appréhendées dans le cadre d’une description des croyances communes et des significations imaginaires qui imprègnent la vie des sociétés, ce que la sociologie d’Émile Durkheim appelle des représentations collectives.
Nouvelle vision de l’homme ou « dernier coup porté à notre récit de soi » ?
D’où ma question : par quelles lignes de forces de notre culture les neurosciences cognitives sont-elles travaillées et comment celles-ci les retravaillent-elles, c’est-à-dire font elles-mêmes partie de la culture ? Dans quelle mesure leurs concepts sont-ils imprégnés par les représentations collectives de la modernité d’aujourd’hui ?
Mon point de départ est que le projet des neurosciences cognitives, tel qu’il apparaît dans l’Homme neuronal et dans quelques autres ouvrages clefs, est de nature anthropologique, en ce sens qu’il vise à rendre compte de la totalité de l’homme, pensant, sentant et agissant, à partir d’une partie de lui-même – son cerveau, éventuellement étendu au reste du corps.
Les partisans de ces idées pensent que les neurosciences formulent une nouvelle vision de l’homme. Il me semble plutôt qu’elles ont étendu au cerveau nos représentations de l’individu autonome, en tant qu’il est un homme d’action dans le contexte du monde d’infinies contingences dans lequel nous sommes inexorablement entrés. Si nouvelle vision de l’homme il y a, elle est celle que nos sociétés promeuvent depuis plusieurs décennies.
De là mon hypothèse générale : nous avons affaire à des idéaux ordinaires réfractés ou transfigurés dans les mots, les catégories, les concepts des neurosciences cognitives. Ces disciplines sont imprégnées par les représentations collectives de ce que j’appelle l’autonomie-condition, c’est-à-dire le fait que les idées-valeurs rassemblées par le concept d’autonomie sont devenues nos idéaux suprêmes. L’écrivain américain Richard Powers a déclaré, à juste titre à mon avis, que « les neurosciences [étaient] seulement le dernier coup porté à notre récit du soi ». La Chambre aux échos est le roman américain du cerveau, celui d’une vie tellement enfermée dans l’enclos du cerveau qu’elle ne reconnaît plus l’être humain qui lui est le plus proche6 – le héros, atteint par le syndrome de Capgras, le « délire des sosies », ne reconnaît plus sa sœur.
Il faut distinguer deux aspects liés dans ces idéaux. Le premier relève plutôt du concept de liberté et résulte de la dynamique d’émancipation individuelle des années 1960-1970, qui a institué les valeurs de choix et de propriété de soi, engendrant une dynamique de diversité normative et de multiplication des styles de vie inconnue il y a encore un demi-siècle en Amérique du Nord et en Europe. L’écrivain américain Tom Wolfe, dans un célèbre article publié en 1976 par le New York Magazine, a appelé ces années la « décennie du moi » (The Me Decade), qu’il considérait comme le « troisième grand réveil religieux » américain (le premier s’est déroulé dans la première moitié du xviiie siècle, le second, qui voit notamment la naissance des mormons, au début du xixe). Il caractérise ce troisième réveil comme un héritage de la gnose mystique des débuts du christianisme, dont le message proclame que chacun possède une étincelle divine endormie au sommet de son âme. Dans le nouveau contexte, il revient à chacun de réveiller l’étincelle logée en lui en creusant sous le vernis de la civilisation7.
Le second aspect ressort plutôt du domaine de l’action et est caractérisé par l’accent placé sur l’initiative individuelle (aux dépens de l’obéissance mécanique), la proactivité plus que la réactivité. Les manières de travailler aujourd’hui, disons le travail flexible dans le contexte de la mondialisation, exigent, par rapport au travail taylorisé de la société industrielle, non seulement un niveau de compétences cognitives bien plus élevé, mais aussi, et le phénomène est nouveau, de nouvelles compétences dites de savoir-être. De là le développement de nouvelles formes de régulation des comportements où les questions émotionnelles-affectives, via la santé mentale (et non plus seulement la psychiatrie), passent au centre des préoccupations sociales. Un nouveau vocabulaire se diffuse, marquant l’importance accrue à la fois de l’autocontrôle émotionnel et pulsionnel (intelligence émotionnelle, compétences de caractère, etc.) et de l’expression de soi dans l’autonomie-condition. Elle exige à tous les niveaux de la hiérarchie une intelligence des relations sociales et donc une capacité à adopter une ligne de conduite personnelle.
Voilà très succinctement le contexte social et moral dans lequel les neurosciences cognitives se développent. Il n’est alors pas totalement absurde de se demander dans quelle mesure le fameux retour du sujet, proclamé au cours des années 1980 par les sociologues Anthony Giddens au Royaume-Uni et Alain Touraine en France, ne se montre-t-il pas dans une version biologique à travers les ouvrages vedettes cités plus haut, ouvrages qui donnent le ton des neurosciences. Par version biologique, je veux dire qui étend au cerveau des caractéristiques attribuées jusqu’à présent à l’individu. « Comment notre cerveau décide-t-il qu’une personne est notre ami, notre époux, notre enfant ou un étranger ? » se demande ainsi Alain Berthoz8. Le cerveau des neurosciences cognitives n’est pas juste une mécanique obéissante, ce n’est ni le cerveau d’un travailleur taylorisé de l’ancien temps ni le cerveau réagissant au mal qui l’atteint, comme dans les maladies neurologiques classiques, mais plutôt celui, dynamique, proactif, qui se déclenche de lui-même, grâce à son système d’autoactivation endogène, prend des initiatives, décide en testant des hypothèses ou en simulant ce qu’autrui a dans l’esprit pour ajuster son comportement, etc. Il est passé au statut d’être, car seuls les êtres peuvent se mouvoir par eux-mêmes. Ce nouveau cerveau est pourvu de toutes les qualités de l’homme d’action contemporain, il est mû par les mêmes passions.
La question à travers laquelle je souhaite aborder, en tant que sociologue, l’homme neuronal, la physiologie mentale, la biologie de l’esprit, l’erreur de Descartes, formules qui symbolisent l’esprit des neurosciences cognitives, est descriptive : qu’est-ce que, pour un groupe humain, se définir par un X ?
Une telle question n’est pas celle, épistémologique, de la vérité et de l’erreur, mais celle, sociologique, du destin social de l’« homme neuronal ». Je vais me centrer sur un aspect en me demandant dans quelle mesure et comment les gens emploient des références cognitivo-cérébrales, comme ils le faisaient avec la psychanalyse, et ce que cela fait dans leur vie. Quelles ressources et quelles solutions leur apportent-elles ? Quels dilemmes suscitent-elles ? Identifient-ils, et comment, connaissance du cerveau et connaissance de soi ?
Dans les années 1940, le critique américain Lionel Trilling voyait dans la psychanalyse un « ultime courage tragique d’acquiescer au destin ». Peut-on trouver quelque chose d’analogue dans la nouvelle connaissance de l’homme proposée par les neurosciences cognitives ? Quelque chose comme une recherche de soi en même temps que de l’acceptation d’un destin dans lequel la question d’une part cérébrale s’impose ? Quelque chose qui, pour Trilling, était la valeur suprême : l’authenticité9.
Pour donner quelques éléments de réponse, je propose de partir de l’angle d’attaque suivant : de même que la psychanalyse a eu ses patients paradigmatiques, comme Dora, pour l’hystérie, ou Ernst Lanzer, l’homme aux rats, pour la névrose obsessionnelle, des patients qui personnifient la théorie, les neurosciences ont leurs cerveaux paradigmatiques. Le rôle ne peut être tenu par les cerveaux diminués de l’aphasique ou de l’hémiplégique, qui appartiennent strictement à la neurologie. Il faut des cerveaux qui, si je puis dire, tiennent tête à l’inconscient freudien. De tels cerveaux doivent être paradigmatiques à la fois des neurosciences cognitives et de nos représentations de l’individu autonome d’aujourd’hui. De nos représentations de l’individu, en ce qu’ils condensent nos façons d’envisager l’action individuelle et de nous exprimer dans nos choix. Des neurosciences, en ce qu’ils exemplifient des relations causales entre le cerveau et le comportement – le problème clé des neurosciences ! – et sont à ce titre le support d’un rapprochement, voire d’une fusion entre la psychopathologie et la neuropathologie. Car enfin, comme le rappelle fermement notre éminente Académie des sciences, « appréhender le cerveau est indispensable afin de nous comprendre nous-mêmes10 ».
Étude de cas : le cerveau de l’Asperger et le bétail du Nuer
Temple Grandin, atteinte du syndrome d’Asperger, est la plus célèbre des autistes de haut niveau. Spécialiste mondialement reconnue de l’abattage des animaux, elle a coécrit le premier récit « de l’intérieur », Emergence, en 198611, qui montre l’émergence d’un esprit humain, et a poursuivi sa production jusqu’à aujourd’hui – son dernier livre, The Autistic Brain, est sorti en 2013. Une expression de Temple Grandin a donné à Oliver Sacks, le grand conteur de la « neurologie du self », le titre d’un de ses best-sellers, Un anthropologue sur Mars12 : elle se vit comme une étrangère parmi les humains, comme si elle ne faisait pas partie de la même espèce. Remarquons en passant que se sentir un étranger parmi les humains est un sentiment très humain, qui peut arriver à n’importe qui, un sentiment ordinaire.
L’autiste de haut niveau, je veux dire le cerveau de l’autiste de haut niveau, est un personnificateur des idées neuroscientifiques.
Le cas du cerveau de Grandin concerne le problème suivant. Il permet d’illustrer la manière dont est réfracté dans le jeu de langage des neurosciences cognitives un aspect majeur de l’individualisme d’aujourd’hui, aspect qui se montre particulièrement dans le domaine de la santé mentale : l’individu qui peut compter sur lui-même, s’accomplir en tant qu’individu malgré le handicap ou la maladie et, peut-être plus encore, grâce à lui, à condition qu’il puisse transformer le mal en un atout, ce qui implique une compétence permettant d’entrer dans le jeu social. Ce nouvel idéal entremêle bien entendu de nouvelles possibilités et de nouvelles illusions.
Décrire un groupe humain qui se définit par un X, c’est décrire comment il accorde la valeur suprême à l’entité qui compte le plus pour lui. Le critère de cette suprématie est que l’entité en question ne peut être intégrée comme partie dans un tout supérieur qui l’engloberait.
Un rapide détour comparatif permet de préciser ce que je veux mettre en avant. Le livre d’Edward Evans-Pritchard sur les Nuer du Soudan du Sud13, un des chefs-d’œuvre de l’anthropologie britannique, est utile sur ce point, parce que les Nuer voient le monde à travers un X, en l’occurrence leur bétail.
Les Nuer sont un peuple de pasteurs, « des pasteurs par excellence », écrit Evans-Pritchard,
en leur cœur de pasteurs, ces gens ne se plaisent qu’à soigner leurs bêtes. Non seulement ils dépendent du bétail en tous leurs besoins, mais ils jettent sur le monde le coup d’œil du gardien de troupeau. Les bêtes sont leurs plus chères possessions […] La plupart de leurs activités sociales se rapportent au bétail.
Et il ajoute un conseil pour qui veut connaître les Nuer : « Cherchez la vache14. » C’est par le bétail qu’un homme peut entrer en relation avec ses ancêtres, activité absolument fondamentale dans une société lignagère. Les Nuer sont obsédés par le bétail comme, par exemple, un Américain peut l’être par la liberté de son self ou un chrétien religieux par l’amour de son Dieu. « Indépendamment de leur utilité, les bêtes sont une fin en soi, un but de civilisation15. » Elles leur permettent certes de vivre matériellement, mais tout autant spirituellement – et l’on ne peut séparer les deux aspects qui se renforcent mutuellement.
Temple Grandin écrit à la première page d’Emergence :
Dans ce livre, je serai votre guide pour un tour du cerveau autiste. Je suis dans la position unique de parler à la fois de mes expériences avec l’autisme et de la perspicacité que j’ai gagnée par le fait d’avoir entrepris de nombreux scanners du cerveau, et toujours avec la dernière technologie en date. À la fin des années 1980, peu après que l’Irm devienne disponible, j’ai sauté sur l’occasion de faire mon premier « voyage au centre de mon cerveau ». Les machines d’Irm étaient rares à cette époque, et voir l’anatomie détaillée de mon cerveau était impressionnant. Depuis lors, chaque fois qu’une nouvelle méthode d’imagerie devenait disponible, j’étais la première à l’essayer. Mes nombreux scanners du cerveau ont fourni des explications potentielles de mon retard d’accès à la parole pendant l’enfance, de mes attaques de panique et de mes difficultés à reconnaître les visages.
Elle ajoute un peu plus loin une phrase représentative de la fierté autiste : « Ne permettez pas qu’un enfant ou un adulte soit défini par une étiquette Dsm » – le fameux Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie (Apa).
Les scanners lui permettent de décrire son cerveau avec le même luxe de détails que le Nuer décrit son bovin, avec les caractéristiques des taches sur le pelage, la circonvolution des cornes, la forme des oreilles, etc. Suit une description de plusieurs pages décrivant les aires cérébrales et les associations qui se présentent sous l’égide d’un principe : « C’est la totalité complexe des relations entre les diverses parties du cerveau qui font de chacun de nous ce que nous sommes » (p. 24) – ce qu’on appelle en neurosciences la « connaissance distribuée ». Ses voyages successifs dans le pays de l’imagerie cérébrale sont les voyages de son cerveau, un cerveau célèbre qui l’a rendue elle-même célèbre. L’identification entre Grandin et son cerveau court tout au long du texte :
Parce que mon cerveau a commencé à être bien connu pour ses diverses particularités, les chercheurs en autisme m’ont régulièrement contacté tout au long de ces années pour me placer dans tel ou tel genre d’appareil. Je suis en général heureuse de rendre service. J’ai beaucoup appris sur le travail interne de mon propre cerveau.
Son cervelet est de 20 % plus petit que la norme – « mon sens de l’équilibre est minable » (p. 27), son cortex visuel répond mieux aux objets qu’aux visages, les fibres blanches sont hyperconnectées entre deux aires de son cortex (c’est pourquoi elle pense par images, en se représentant les choses que les mots désignent), son ventricule gauche est moitié plus gros que le droit, alors que chez les « sujets contrôles » il ne l’est que de 15 % – un résultat « particulièrement gratifiant » (p. 29) –, son volume intracrânien, son cerveau et ses amygdales sont plus larges que la normale.
Naturellement, je trouvais ces résultats fascinants parce qu’ils mettaient en lumière quelques-unes des choses étranges qui se déroulaient dans mon cerveau et qui ont fait ce que je suis. Mais ce que je trouvais réellement fascinant est qu’ils étaient assortis à ceux d’autres personnes autistes.
Elle n’a pas un cerveau, comme la plupart des gens, elle est son cerveau : il est non seulement une partie d’elle-même, il est une entité à laquelle elle s’identifie, un être-comme. Son idiome de la quête d’explication est exactement celui des neurosciences cognitives.
Discutant de la taille de son amygdale et donc de la question des rapports entre la neuroanatomie et le comportement, qui est, je le rappelle, le problème central des neurosciences cognitives, elle espère à terme des diagnostics cérébraux :
Personnellement, j’aime savoir que mon haut niveau d’anxiété pourrait être relié au fait d’avoir une amygdale élargie. Cette connaissance est importante pour moi. Elle m’aide à mettre l’angoisse en perspective. Je peux me rappeler à moi-même que le problème ne provient pas de l’extérieur – des étudiants faisant du bruit dans le parking sous ma fenêtre [bruit qui la persécute]. Le problème est à l’intérieur – la façon dont je suis câblée. Je peux diminuer l’angoisse avec des médicaments, mais je ne peux la faire partir. Et donc aussi longtemps que j’ai à vivre avec elle, je peux au moins me sécuriser grâce à la connaissance que la menace n’est pas réelle. Le sentiment de la menace est réel, et cela fait une énorme différence.
Le jeu de langage des neurosciences cognitives est à la fois utilitaire (il l’aide à diminuer l’angoisse) et symbolique (il donne sens à sa vie), l’utilitaire et le symbolique s’alimentant l’un l’autre, comme dans toute vie humaine.
Le luxe de détails avec lequel un Nuer peut parler d’une vache ou d’un bœuf est absolument phénoménal : là où nous voyons une bête, ils voient ce qu’ils ont de plus précieux, ce sans quoi leur vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Il n’y a pas de chose plus importante que son cerveau dans la vie de Grandin, à part les animaux bien sûr : ses différences neuroanatomiques par rapport à la normale sont l’objet d’interprétations concernant ce qu’elle est elle. La neuroanatomie est ici une psychologie et, peut-être plus encore, une ontologie. Si le cerveau de Grandin lui est si précieux, c’est que, comme le bétail du Nuer, il est plus que son cerveau, une forme de vie, une manière d’habiter le monde et de s’y diriger.
La neuroanatomie n’est pas le destin. […] Ce que je veux donc faire est de me concentrer sur les façons dont le cerveau autiste peut construire des domaines de forces réels, c’est comment nous pouvons de fait changer le cerveau pour l’aider à faire tout ce qu’il peut faire de mieux.
Se définir à travers le cerveau, ce n’est pas argumenter en faveur d’une thèse, c’est vivre en faisant entièrement sien le langage des neurosciences cognitives, c’est vivre grâce à lui : la neuroanatomie fonctionnelle est la base de sa description d’elle-même, les articles de neuro-imagerie sont les références de sa psychologie, elle pense et se pense dans le langage de la neuroscience. Par exemple, elle pense bottom-up, parce qu’elle tend à voir les détails bien mieux que les « neurotypiques ». Ce ne sont pas des abstractions et des concepts qui sont évoqués, mais des choses très réelles de sa vie.
La vie accomplie malgré le mal ou grâce à lui ?
L’autiste de haut niveau est un personnificateur des neurosciences cognitives, il incarne toutes les facettes de la théorie et surtout son enjeu suprême, le rapport cerveau/comportement : il en est le héros positif, celui auquel des masses de gens bizarres et normaux peuvent s’identifier. Les grands cerveaux de l’histoire des neurosciences cognitives – les personnificateurs – doivent combiner de manière frappante une question cérébrale et une question psychologique – de comportement, de personnalité.
La dernière phrase du livre résume la leçon de l’autisme :
Je suis sûre que, quelle que soit la pensée sur l’autisme, elle considérera nécessairement les choses cerveau par cerveau, fibre d’Adn par fibre d’Adn, trait par trait, force par force et, peut-être le plus important, individu par individu.
Grandin personnifie radicalement le savoir-être et la capacité à adopter une ligne de conduite personnelle dans la société de l’autonomie-condition.
À travers le cerveau, il y a non seulement une forme de vie, particulière, mais également une civilisation, en général, celle de l’individu qui découvre ses forces dissimulées derrière le symptôme, la maladie ou le handicap, et qui les découvre parce que le système d’attentes normatives que sont les représentations collectives de l’autonomie (choix, proactivité, etc.) fournit un ensemble de ressources dont les usages multiples constituent autant de modalités – l’héritage de la « décennie du moi » dans lequel l’étincelle divine logée en soi prend la forme de la pathologie comme atout. Une civilisation de la diversité normative sans laquelle la diversité des capacités individuelles ne saurait être reconnue : le modèle n’est pas dans la maladie, mais dans la minorité opprimée ou non reconnue. Il s’agit d’un individualisme qui s’appuie sur la science en ce que la neurobiologie est le jeu de langage qui permet à certains de vivre une vie accomplie. Ses concepts et ses outils sont des ressources pour mener une vie d’individu capable de se faire sa niche dans un monde plus ouvert. Ici, ce sont des ressources, mais dans d’autres cas, ce sont des dilemmes. Par exemple, Siri Hustvedt16 est déchirée entre une identité de sujet cérébral (mon mal a une cause mécanique) et une identité de sujet parlant (mon mal est lié à la relation à mon père). Elle vit concrètement les « guerres du sujet17 » auxquelles on assiste régulièrement en France. Au contraire, le compositeur Allen Shawn, dans ses Notes from a Phobic Life18 (Notes d’une vie phobique), produit, quant à lui, un récit neuropsychanalytique dans lequel, à l’inverse d’Hustvedt, psychanalyse et neurosciences se combinent harmonieusement19.
Ces cas sont « romantiques20 » en ce qu’ils affirment une singularité individuelle face au monde. Le cerveau romantique est celui qui fait de son mal l’appui d’une forme de vie différente. L’autiste de haut niveau en est le symbole parce qu’il est le mélange unique du handicap et du génie – rappelons quand même que l’immense majorité des personnes atteintes d’autisme ne rentre pas dans ce cadre, mais ces figures exceptionnelles ont augmenté la capacité à aspirer des personnes atteintes et de leurs familles. La grande leçon apportée par Grandin, écrit Oliver Sacks, est que
l’autisme, tout en amenant à affronter des problèmes majeurs dans certains secteurs de l’existence, conférait aussi des potentialités extraordinaires, et socialement précieuses, en d’autres domaines – potentialités que l’individu autiste ne pouvait faire fructifier qu’à la condition qu’on l’autorise à être soi-même et à vivre son autisme21.
Devenir soi en vivant son autisme comme un style de vie, c’est-à-dire en suivant un chemin singulier et personnel, choisi malgré la contrainte impersonnelle d’un mal, être soi-même non seulement malgré le handicap, mais grâce à lui, n’est-ce pas là un de nos nouveaux puissants idéaux ?
Grandin représente une version emersonienne du cerveau, un cerveau de la self-reliance (texte majeur du romantisme américain publié en 184122), celui qui ose, qui n’est pas timide, comme dit Emerson, qui peut compter sur lui-même (to rely on) en toutes circonstances – et nul ne dit que la tâche est facile. Le cerveau de l’Asperger est l’expression d’une reconfiguration des relations normal/pathologique dans un contexte moral et social caractérisé par la liberté de choix et la diversification des styles de vie.
Qui décide de quoi un cerveau est capable ?
Les autistes de haut niveau sont peut-être devenus la figure individualiste à travers laquelle nous nous représentons les transformations des relations entre le normal et le pathologique : par un aspect, il s’agit d’une pathologie, par un autre, d’un nouvel individualisme, celui d’un mode de vie différent, peut-être d’une nouvelle forme de vie qu’ils appellent la « neurodiversité » et qui met en scène de manière radicale les possibilités et les tensions de cet aspect majeur de l’autonomie que sont la liberté de choix et la propriété de soi.
Le cerveau de l’autiste de haut niveau est un cerveau modèle, comme on parle de role model. Il personnifie une nouvelle forme de vie individualiste autonome, au sens d’une vie personnelle accomplie qui subordonne le statut de malade ou de handicapé à la capacité à s’affirmer comme un individu, ce qui implique aussi une capacité à se relier aux autres. L’« intelligence autistique23 » est un modèle qui s’étend à la maladie bipolaire et, plus impressionnant, à la schizophrénie, avec le personnage du psychotique de haut niveau. Concernant les bipolaires, un exemple parmi mille autres dans la culture de masse : au lancement de la dernière saison de la série américaine Homeland, dans laquelle l’héroïne, officier de la Cia, est bipolaire, le New York Times a consacré un article intitulé “Where a Mental Illness Can Also Be an Asset24” (« Quand la maladie mentale peut aussi être un atout »). Le mouvement des Voice Hearers (les Entendeurs de voix), créé à la fin des années 1980 en Hollande, est un ensemble de groupes d’autosupport offrant un soutien, un accompagnement et une sociabilité pour aider les personnes à gérer leurs voix (comment les rendre moins menaçantes) ou leur fournir un espace où entendre des voix n’est pas nécessairement considéré comme psychotique25. À la place ou en complément à la relation patient/soignant, de nouveaux mouvements se développent, qui distinguent les « experts par expérience » (autistes, schizophrènes, bipolaires) et les « experts par profession ». Tout cela se passe dans un contexte où les personnes atteintes de schizophrénie sont prises en charge en ambulatoire, ce qui implique que les handicaps relationnels et sociaux créés par la maladie occupent une place bien plus importante qu’autrefois. De nouvelles conceptions et pratiques de prise en charge se sont développées à partir des années 1980, centrées sur le patient en ambulatoire et non plus dans l’hôpital psychiatrique : elles ne sont plus dans l’horizon des symptômes à éliminer (la guérison), mais dans celui du rétablissement, c’est-à-dire des capacités à vivre dans la vie ordinaire malgré le mal.
Le mal mental ou cérébral se distribue entre deux pôles : d’un côté, les problématiques du rétablissement, dont la visée est de mener la vie la plus accomplie malgré le mal, de l’autre, le nouvel individualisme de la singularité par lequel l’individu peut s’accomplir grâce au mal. Il y a là une nouvelle attitude à l’égard de l’adversité. Elle résulte de la rencontre entre des changements dans les représentations du cerveau (qui, entre 1950 et 1980, est passé d’un système mécanique réagissant au mal à un système dynamique agissant en produisant des catégories) et des manières d’agir et de subir imprégnées par les représentations collectives de l’autonomie.
Voilà, me semble-t-il, un des destins de l’« homme neuronal », du moins si on l’aborde en tant que phénomène social : il est social en ce qu’il est le point d’appui pour des usages ordinaires de nouvelles références et de nouveaux objets. Le paradoxe est que, si le programme le plus ambitieux des neurosciences cognitives est de démontrer la puissance causale du cerveau, c’est la vie sociale qui décide de ce que celui-ci est capable de faire – comme de savoir s’il peut être et à quelles conditions l’appui à de nouvelles formes de vie dignes d’être vécues. De ce point de vue, le cerveau est peut-être moins la cause d’innovations ayant un impact sur la vie sociale qu’un potentiel que celle-ci active.
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Texte de la conférence prononcée au colloque « L’Homme neuronal, trente ans après », École normale supérieure/Collège de France, organisé par Michel Morange, Francis Wolff et Frédéric Worms, 16-17 octobre 2014.
- 1.
Claude Blanc, « Conscience et inconscient dans la pensée neurobiologique actuelle. Quelques réflexions sur les faits et les méthodes », dans Henri Ey, l’Inconscient, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, p. 181. Cité par Alain Ehrenberg, la Fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 97 et suiv.
- 2.
Jean-Pierre Changeux, l’Homme neuronal, Paris, Fayard, 1983.
- 3.
Gerald Edelman, Biologie de la conscience, Paris, Odile Jacob, 2000.
- 4.
Marc Jeannerod, De la physiologie mentale. Histoire des relations entre biologie et psychologie, Paris, Odile Jacob, 1996.
- 5.
Antonio Damasio, l’Erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 2010.
- 6.
Entretien avec Richard Powers, Synergie, 2-4, automne 2006, p. 3 (“Neuroscience is just the latest blow to our narrative of self”). Id., la Chambre aux échos, traduit de l’anglais par Jean-Yves Pellegrin, Paris, Éditions du Cherche-Midi, 2008.
- 7.
Tom Wolfe, “The ‘Me’ Decade and the Third Great Awakening”, New York Magazine, 23 août 1976.
- 8.
Alain Berthoz, la Décision, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 79.
- 9.
Cité par Dorothy Ross, “Freud and the Vicissitudes of Modernism in the United States, 1940-1980”, dans John Burnham (sous la dir. de), After Freud Left. A Century of Psychoanalysis in America, Chicago, Londres, The University of Chicago Press, 2012, citation p. 169.
- 10.
Henri Korn (sous la dir. de), Neurosciences et maladies du système nerveux, Paris, Académie des sciences, Rapport sur la science et la technologie, no 16, novembre 2003.
- 11.
Temple Grandin, Emergence: Labeled Autistic, Novato, Arena Press, 1986. Le livre est sorti au même moment que Rain Man, 1988, film qui met en scène le cas d’un autiste de haut niveau, c’est-à-dire caractérisé par un déficit de compétences sociales et l’hypertrophie d’une compétence particulière.
- 12.
Oliver Sacks, Un anthropologue sur Mars [1995], Paris, Le Seuil, 1996. Pour la reconceptualisation de l’autisme de l’après-Seconde Guerre mondiale aux années 1980, voir Bonnie Evans, “How Autism Became Autism: The Radical Transformation of a Central Concept of Child Development in Britain”, History of the Human Sciences, vol. 26, 3, 2013, p. 3-31.
- 13.
Edward Evans-Pritchard, les Nuer. Description des modes de vie et des institutions politiques d’un peuple nilote, Paris, Gallimard, 1968 [1940], avec une préface de L. Dumont.
- 14.
Ibid., p. 33.
- 15.
Ibid., p. 59.
- 16.
Siri Hustvedt, la Femme qui tremble. Une histoire de mes nerfs, Arles, Actes Sud, 2010.
- 17.
Voir le dossier « Les guerres du sujet », Esprit, novembre 2004.
- 18.
Allen Shawn, Wish I Could Be There: Notes from a Phobic Life, New York, Viking, 2007.
- 19.
Voir A. Ehrenberg, « Suis-je malade de mon cerveau ou de mes idées ? Deux récits neuropsychanalytiques », dans Brigitte Chamak et Baptiste Moutaud (sous la dir. de), Neurosciences et société. Enjeux des savoirs et pratiques sur le cerveau, Paris, Armand Colin, 2014.
- 20.
O. Sacks, Un anthropologue sur Mars, op. cit., annexe, p. 419.
- 21.
Ibid., p. 406, souligné par moi.
- 22.
Ralph Waldo Emerson, « La confiance en soi », dans la Confiance en soi et autres essais, traduit par Monique Bégot, Paris, Rivages poche, 2000.
- 23.
Laurent Mottron, l’Intelligence autistique. Diagnostic, cognition et support des personnes autistes sans déficience intellectuelle, Bruxelles, Éditions Mardaga, 2004. Ian Hacking a recensé, à côté des autobiographies, au moins deux cents fictions en langue anglaise. Voir I. Hacking, “Autistic Autobiography”, Philosophical Transactions of the Royal Society, no 364, 2009, p. 1467-1473.
- 24.
Alessandra Stanley, “Where a Mental Illness Can Also Be an Asset”, The New York Times, 2 octobre 2014.
- 25.
Le Schizophrenia Bulletin (journal à fort facteur d’impact) a publié cette année, Dirk Corstens, Eleanor Longden, Simon McCarthy-Jones, Rachel Waddingham et Neil Thomas, “Emerging Perspectives from the Hearing Voices Movement: Implications for Research and Practice”, vol. 40, suppl. no 4, 2014, p. S85-S294.