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Dans le même numéro

Briser la chaîne d’impunité

entretien avec

Alexandre Tcherkassov

Le président du Centre de défense des droits de l’homme Memorial explique que la mission de l’association n’était pas seulement d’étudier le passé totalitaire, mais aussi d’éviter que ce passé se répète, en dénonçant des pratiques systématiques de violations des droits.

Pourriez-vous tout d’abord revenir sur les réflexions et le contexte qui vous ont amené à créer un centre spécifiquement consacré à la défense des droits humains aux côtés de l’association Memorial et en retracer les principales étapes ? S’agissait-il de promouvoir ces droits fondamentaux dans la construction d’une société démocratique et d’un État de droit ? Ou bien déjà une claire prise de conscience de la nécessité de les défendre ?

Si l’idée initiale qui a présidé à la création de Memorial était la conservation de la mémoire du passé répressif de la période soviétique, il est apparu rapidement qu’on ne pouvait pas parler du passé et fermer les yeux sur le présent. Cela n’aurait pas été honnête et aurait aussi affecté le travail sur l’histoire.

La défense des droits humains a commencé par des réactions de Memorial à des événements de l’actualité, notamment sur les conflits armés à la périphérie de l’URSS et leurs conséquences sur la population civile. Si la préoccupation principale était le sort des prisonniers politiques, jusqu’à leur libération progressive à partir de 1986, elle s’est ensuite orientée vers les victimes des conflits ethno-sociaux de la fin de l’URSS.

À partir des premières missions dans les zones de conflit et de l’aide aux réfugiés, un « groupe de défense des droits humains » s’est formé en 1989 au sein de Memorial, puis, en janvier 1991, est devenu le Centre pour la défense des droits humains, une structure à part entière. L’assemblée constitutive a eu lieu en janvier 1992 et les statuts ont été déposés en 1993 : ce fut donc un processus progressif, avec des activités autour de ces conflits locaux : les « points chauds », l’aide aux réfugiés, les discriminations ethniques en lien avec ces conflits.

Au début, nous pensions que ces conflits n’avaient plus de rapports directs avec la Russie, puisqu’ils concernaient des pays distincts, mais aujourd’hui nous savons que ce jugement était erroné et qu’en réalité, à partir de 1992, la Russie a mené au moins cinq guerres hybrides : par exemple, en octobre 1993, la « petite guerre civile » à Moscou, en 1994, le premier conflit en Tchétchénie, puis le second en 1999, etc. La Russie est en guerre depuis plus de quarante ans si l’on compte l’Afghanistan.

Au milieu des années 1990, lorsque nous nous interrogeons sur ce qui réunit Memorial International et le Centre de défense des droits humain, nous comprenons rapidement qu’il s’agit d’un processus commun. Les violations massives des droits humains pendant la période soviétique n’appartiennent pas à un registre totalement différent de celles qui arrivent ensuite. Par ailleurs, notre mission n’était pas seulement d’étudier le passé totalitaire, mais aussi d’éviter qu’il ne se répète. Enfin, ce qui nous unissait était de placer au centre de l’attention l’être humain : pas une abstraction, pas un nombre avec des zéros à la fin, mais des individus concrets avec leur trajectoire et leur destin. Comme l’a fait remarquer notre juriste Kirill Koroteev, on ne voulait pas « transformer une tragédie en statistiques ». C’est donc pour toutes ces raisons (éviter la répétition du passé, travailler avec une méthodologie commune, pleinement conscients de ce qui nous unissait) que nous devions rester ensemble.

Le Centre de défense des droits humains de Memorial est particulièrement associé au travail considérable accompli au cours des deux guerres de Tchétchénie et, aujourd’hui encore, dans la République de Tchétchénie dirigée par Ramzan Kadyrov et dans les Républiques voisines du Nord-Caucase. Un travail de documentation extrêmement minutieux des violations massives des droits humains, un travail de soutien aux victimes et notamment le travail juridique devant les tribunaux russes et surtout devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Les experts des organisations internationales, les journalistes et les chercheurs reconnaissent la rigueur de ce travail. Pouvez-vous revenir sur votre méthode ? Comment l’avez-vous élaborée ? Comment a-t-elle évolué avec le temps et le changement de contexte ? Et qu’est-il encore possible de faire sur un terrain aussi difficile ?

S’il s’agit de parler des résultats, ils ne dépendent pas toujours de nous et ne vont pas toujours dans le sens d’une amélioration. Pendant la première guerre de Tchétchénie, il y a eu des tentatives réussies pour sauver des vies humaines, comme lorsque Sergueï Kovalev, Oleg Orlov et d’autres collègues ont obtenu la libération de 1 500 otages à l’hôpital de Budennovsk [lors de la prise d’otage d’un hôpital par un commando tchétchène dirigé par Chamil Bassaïev en mai 1995]. Au cours de la seconde guerre, ce n’était quasiment plus possible, ou alors par miracle. Du point de vue de la méthode, pendant la première guerre, on travaillait par missions de plusieurs semaines avec tout un groupe de défenseurs ; pendant la seconde, on s’est installé durablement en Tchétchénie, puis en Ingouchie, au Daghestan et, en plus du recueil de témoignages, nous avons aussi fourni de l’aide humanitaire avec le Comité d’assistance civique de Svetlana Gannouchkina. Le travail était donc plus systématique, avec la publication d’une chronique quasi quotidienne des violences. Lorsque le niveau de violence a diminué, nous avons commencé à publier un bulletin régulier sur la situation dans l’ensemble du Nord-Caucase. Il paraît encore, plus de quinze ans après.

À partir de 1998 est apparue la possibilité pour les citoyens russes de déposer des plaintes à la CEDH et de bénéficier d’une forme de protection internationale. C’est devenu l’un des aspects principaux de notre travail, en particulier avec les plaintes concernant la guerre de Tchétchénie.

Ensuite, avec la pression constante des autorités de la République de Tchétchénie, l’assassinat de notre collègue Natalia Estemirova en 2009, la fermeture définitive de notre dernier bureau à Grozny après l’arrestation d’Oyoub Titiev en 2018, la difficulté croissante à travailler avec les institutions après le vote de la loi sur les agents étrangers en 2012, notre travail est devenu de plus en plus compliqué. Aujourd’hui, c’est un travail dangereux sans aucun doute, avec des menaces directes contre ceux qui persistent à vouloir dire la vérité sur la situation. L’an dernier, nous avons eu une série de procès pour nos plaintes contre Ramzan Kadyrov après ses menaces contre des journalistes et des défenseurs des droits. Soit le Comité d’enquête n’a pas jugé bon de poursuivre, soit le tribunal a considéré qu’il n’y avait pas de problème. Après avoir été déboutés par le Tribunal suprême de Tchétchénie, nous avons déposé plainte à Strasbourg. Cela permet au moins de mettre en évidence le mécanisme d’impunité totale dans ce genre d’affaires, y compris l’absence de la moindre enquête préliminaire.

Autre exemple : il y a peu, nous avons perdu un procès devant les tribunaux de Moscou. Cette fois, la plainte était déposée au nom du frère d’un Syrien assassiné, décapité et brûlé par un soldat de la compagnie privée Wagner. Les tribunaux ont considéré que les vidéos, dans lesquels les soldats parlent russe et sont identifiables, ne constituaient pas des éléments suffisants, ni pour déclencher une procédure judiciaire, ni même pour ouvrir une enquête préliminaire.

Le sens de notre travail n’est pas seulement de documenter tel ou tel crime, mais aussi de démontrer l’existence de pratiques systématiques.

Le sens de notre travail n’est pas seulement de documenter tel ou tel crime, mais aussi de démontrer l’existence de pratiques systématiques. C’est le cas pour les disparitions forcées : pour quatre cas jugés en Russie, la CEDH a rendu des centaines de décisions qui ont permis de mettre en évidence leur caractère systématique en tant que crimes contre l’humanité imprescriptibles. Les crimes commis lors de différents conflits ne sont pas isolés, nous pouvons identifier des responsables communs et une véritable chaîne d’impunité qui va du Nord-Caucase à l’Ukraine et concerne à la fois les méthodes et des responsables des forces de sécurité.

Nous avons essayé de briser cette chaîne d’impunité, mais nous n’y sommes pas parvenus, de même nous n’avons pas réussi à empêcher le retour du passé. Mais nous aurons au moins essayé.

Ces dernières années, la Russie a été présente dans plusieurs conflits à l’extérieur de ses frontières, directement et indirectement (Ukraine, Syrie…). Comment avez-vous essayé de travailler sur ces terrains de moins en moins accessibles ?

L’exemple de ce Syrien décapité n’est qu’un exemple de notre travail portant sur des actions de la Russie au-delà de ses frontières. En 2008, nous avons travaillé en Ossétie, puis entre 2014 et 2017 dans la zone du conflit armé en Ukraine, des deux côtés, et avec nos collègues ukrainiens. Nous avons publié un rapport sur le référendum de 2014 [dans les territoires de Luhansk et Donetsk]. Lors de l’audience en vue de notre liquidation, le procureur l’a d’ailleurs spécialement mentionné. Tout ce travail aurait pu déboucher sans le déclenchement de la guerre actuelle. Avec d’autres organisations, nos collègues ont aussi travaillé en Syrie et publié un rapport.

Au milieu des années 2000, le Centre de défense des droits humains Memorial s’est peu à peu intéressé aux répressions judiciaires contre différents opposants et a repris à son compte une catégorie qui avait disparu, celle de prisonnier politique. Le programme de défense et d’assistance aux prisonniers politiques est aujourd’hui l’un de vos programmes phares. Comment est venue l’idée de développer un programme spécifique sur ce thème ? Pouvez-vous expliquer la méthode qui est la vôtre pour déclarer que telle ou telle personne doit être considérée comme « prisonnier politique » ? Quelles conséquences cela entraîne-t-il sur la manière dont vous travaillez ensuite avec les dossiers judiciaires ?

En réalité, l’histoire a commencé à faire machine arrière dès le début des années 1990, mais c’était alors peu perceptible. Notre travail sur les prisonniers politiques s’était interrompu au début des années 2000. À partir de 2008, nous avons recommencé, au sein du Centre de défense des droits humains, à nous intéresser aux citoyens russes poursuivis pour des motifs politiques et cela a débouché sur la constitution d’une liste de prisonniers politiques. Nous avons décompté récemment le millième prisonnier. Bien sûr, il n’y en a pas 1 000 simultanément mais, au 30 octobre 2021, il y en avait simultanément 420, un chiffre supérieur à celui de la fin de l’URSS. Cette initiative a pris naissance en dehors de Memorial, mais elle est devenue ensuite l’un de nos programmes. Il en va de même pour une autre initiative que nous abritons, le projet OVD-Info, qui fournit une assistance juridique aux personnes arrêtées pendant les manifestations. Le 6 mars 2022, plus de 5 000 personnes ont été arrêtées [pour des protestations contre la guerre en Ukraine] et elles ont pu recevoir cette aide juridique. Ces activités ont été particulièrement dans la ligne de mire de la justice lorsqu’elle a entamé, à la fin de 2021, la procédure de liquidation de notre Centre.

Comment travaillons-nous sur ces cas de prisonniers politiques ? D’une certaine manière, la tâche était plus facile pour nos collègues du passé car, à l’époque soviétique, la catégorie était plus facilement identifiée ! Aujourd’hui, tout d’abord, il y a énormément d’affaires inventées de toutes pièces, par exemple l’affaire Oyoub Titiev dans la voiture de qui on a « trouvé » des stupéfiants, et ce malgré l’existence d’articles spécifiques du Code pénal concernant les activités extrémistes ou terroristes. Ensuite, il y a les incriminations pour appartenance à des organisations religieuses, y compris contre certaines qui peuvent avoir un caractère extrémiste ou terroriste avéré. Nous examinons en détail chaque dossier ; ce n’est pas toujours facile et cela peut prendre du temps de rendre une conclusion, mais cela nous permet d’éviter au maximum les erreurs. Il nous arrive aussi, après vérification, de déclarer comme prisonnier politique une personne qui ne nous est pas du tout sympathique du point de vue des valeurs démocratiques. Par exemple, le cas de Daniil Konstantinov, un ultranationaliste avéré dont l’accusation de meurtre a été clairement montée contre lui par le pouvoir, car il avait refusé de se laisser entraîner par les forces de l’ordre à une provocation lors d’une grande manifestation. Cela nous a permis de dévoiler les méthodes de travail du Centre de lutte contre l’extrémisme [un département du ministère de l’Intérieur]. Il ne s’agit pas pour chacun de défendre « les siens », mais d’examiner en détail chaque cas du point de vue du droit.

En trente années d’existence, quels sont les thèmes sur lesquels le Centre de défense des droits humains Memorial a réussi à faire bouger les lignes, à favoriser des évolutions, que ce soit dans le droit, dans la pratique des institutions ou dans l’attitude de l’opinion ?

Je ne peux pas répondre directement à cette question difficile, mais simplement rappeler le bilan de notre activité. Tout d’abord, un travail constant dans les zones de conflits des années 1990, y compris pendant les événements d’octobre 1993 à Moscou. Nous avons réussi, dans certains cas, à lever le brouillard sur ces conflits et à déconstruire les mythes qui leur étaient associés. Dans d’autres cas, nous n’y sommes pas parvenus et il faut poursuivre ce travail car ces mythes alimentent les conflits suivants… Ensuite, ce qui a été fait dans le Nord-Caucase, dans les années 1990 et 2000, contient des épisodes tout simplement héroïques de la part de certains de mes collègues. Il faut aussi mentionner l’aide apportée aux réfugiés et, pour ces dernières années, le soutien aux prisonniers politiques et l’assistance aux personnes arrêtées pendant les actions de protestation. Dans le premier document nous demandant de nous déclarer « agents de l’étranger », présenté par la procurature le 30 avril 2013, figurait justement le fait que nous nous occupions des prisonniers politiques et des personnes arrêtées au cours des manifestations. C’est exactement de cela que traitait la Chronique des événements courants [bulletin publié par les dissidents à l’époque soviétique] avec, par exemple, Soljenitsyne et le fonds d’aide aux prisonniers politiques… Mes collègues perpétuent donc la tradition russe de combat pour le droit et la vérité. Même si, aujourd’hui, on nous interdit, je pense qu’avec nos collègues (Assistance civique, OVD-Info, Verdict public et d’autres), nous continuerons.

Propos recueillis par Anne Le Huérou en mars 2022

Alexandre Tcherkassov

Physicien et directeur du Centre de défense des droits de l’homme Memorial.

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