Obama, Lincoln : l'envers de l'éloquence
Il est des coïncidences qui tendent des perches à l’interprétation. Le dernier film de Steven Spielberg, Lincoln, est sorti aux États-Unis peu de temps après l’élection présidentielle (Spielberg a même dû faire pression sur les producteurs pour qu’il ne sorte pas au moment du vote), et en France quelques jours après la seconde cérémonie d’investiture de Barack Obama, lors de laquelle le président américain a juré de défendre la Constitution en prêtant serment sur la Bible… d’Abraham Lincoln (et sur celle de Martin Luther King).
De nombreux parallèles ont été faits entre Lincoln et Obama. Obama lui-même, d’ailleurs, fait souvent référence au premier président républicain, qui a aboli l’esclavage en faisant voter le XIIIe amendement à la Constitution américaine (vote qui constitue le cœur du film de Spielberg). Ils ont tous deux commencé leur carrière dans l’Illinois, et sont tous deux de grands orateurs, maniant la langue avec dextérité et imagination. Le second discours d’investiture de Barack Obama en est un nouvel exemple ; bien plus marquant que le premier (centré sur la crise et la situation du pays), il développe, au sein d’un cadre rhétorique fort (l’anaphore « Nous, le peuple », référence à la Constitution des États-Unis, en rythme les mouvements), des thématiques plus à gauche, notamment la question environnementale, l’immigration et les droits des minorités, faisant référence aux grands combats d’émancipation menés par les femmes (à Seneca Falls), les Noirs (à Selma) et les homosexuels (à Stonewall).
L’éloge du compromis
Or, le Lincoln de Spielberg ne met pas l’accent sur les discours de l’« honnête Abe » (honest Abe, surnom du président) ; il n’en prononce d’ailleurs aucun directement. Dans la première scène du film, deux soldats blancs et un soldat noir récitent le discours de Gettysburg devant un Lincoln à la fois amusé et pensif. Dans la dernière, on le voit prononcer son deuxième discours d’investiture ; mais, à ce moment du film, il a déjà été assassiné par l’acteur John Wilkes Booth. Tout au long du film, ce sont plutôt ses anecdotes, ses petites histoires, qui sont mises en avant, et son rôle dans la négociation du vote du XIIIe amendement. Lincoln, ici, est chef d’orchestre plutôt que soliste ; il ne recule devant rien (négociations, offres de postes, déclarations plus ou moins mensongères…) pour obtenir le nombre de voix nécessaire à inscrire l’abolition de l’esclavage dans la Constitution, mettant cette cause au-dessus même de la fin de la guerre (au moment où l’amendement est proposé au vote de la Chambre, des émissaires du Sud sécessionniste viennent à Washington pour négocier la paix ; Lincoln les fait attendre, en secret, le temps que l’amendement passe).
En ce sens, Lincoln n’est pas un « biopic » classique. Le film ne revient pas, comme le faisait le Nixon d’Oliver Stone, sur l’ensemble de la vie du Président ; il ne se concentre pas non plus exclusivement sur sa psychologie, comme le faisait récemment le J. Edgar de Clint Eastwood. Il n’appartient pas non plus à cette tradition de films que l’on pourrait qualifier de « célébrations oratoires de la démocratie », et dont l’exemple le plus éclatant est Mr Smith au Sénat (Mr Smith Goes to Washington) de Frank Capra, dans lequel le héros naïf et idéaliste finit par triompher – entre autres, par la force de son verbe lors de la mémorable séance de flibuste – d’un système corrompu et hypocrite. Non, s’il faut à tout prix trouver des références, il vaudrait sans doute mieux chercher du côté de la série À la Maison Blanche (The West Wing), dans laquelle un président charismatique, joué par Martin Sheen, met tous les pouvoirs de négociation de ses conseillers au service de ses idéaux ; la série dépeint, presque littéralement, les coulisses du pouvoir (une grande partie des épisodes est filmée dans des couloirs), et montre la nécessité de faire des compromis pour que de grandes idées se réalisent.
Cette insistance sur le travail politique1, sur les dangers du radicalisme et l’importance de savoir mettre de l’eau dans son vin, renvoie inévitablement à la « méthode Obama », faite de compromis et de négociations, et qui a souvent été critiquée pendant son premier mandat, de nombreux membres de l’aile gauche de son parti lui reprochant, notamment au moment du vote de la loi sur la réforme de l’assurance-maladie, de dénaturer son projet pour obtenir des Républicains des votes qu’ils n’avaient aucune intention de lui donner. L’attitude conciliante du Président – à laquelle il s’est trouvé contraint lorsque, en 2010, le parti démocrate a perdu la majorité à la Chambre des représentants – sera peut-être moindre au cours du second mandat, dans lequel il n’est plus soumis à la pression de la réélection, mais c’est peu probable, tant le compromis et la négociation font intimement partie de la formation politique d’Obama2.
L’oubli du radicalisme
Faut-il voir dans cette nouvelle approche du politique, dans la fiction et dans la réalité du pouvoir exécutif, une inflexion de la geste narrative américaine ? Une manière de montrer l’envers de l’éloquence, des grands mots ? Non, car ce sont finalement les deux faces d’une même pièce. Ce que l’on ne voit pas, dans les discours d’Obama comme dans la grande avancée législative présentée dans Lincoln, ce sont les énergies radicales qui ont rendu le compromis possible. Car si les abolitionnistes radicaux, critiqués pour leur intransigeance dans le film de Spielberg, n’avaient pas donné leur voix, leur corps, leur fougue à la cause abolitionniste, si Frederick Douglass, grand orateur noir, n’avait pas, en 1852, dénoncé l’hypocrisie américaine sur la question de l’esclavage dans un discours qui a fait date (What to the slave is the Fourth of July ?, « Que signifie le quatre juillet pour l’esclave ? »), le compromis aurait sans doute été plus difficile. De même, lorsque Obama, retraçant le combat pour les droits civiques et l’impact qu’il a eu sur son propre parcours, met plutôt l’accent sur des leaders « consensuels » (Martin Luther King, qui du reste, à son époque, ne l’était pas du tout) que sur d’autres, plus radicaux (comme Malcolm X), qui l’ont aussi influencé, il construit un récit de la modération, de la négociation, qui met de côté des figures, des actes, qui ont, eux aussi, contribué à la lutte pour l’émancipation.
L’historien des idées Sacvan Bercovitch a écrit que la grande force du consensus américain était de « coopter les énergies du radicalisme » pour les intégrer en son sein3. Ces énergies radicales (qui se sont exprimées à Seneca Falls, à Selma, à Stonewall) se trouvent ainsi réintégrées au récit national, qu’elles ne perturbent plus, et qui peut ainsi indéfiniment réitérer sa promesse de progrès et de liberté… jusqu’à ce qu’une nouvelle voix, peut-être, s’élève pour proposer une autre histoire, qui défie l’éloquence et trouble le compromis.
- 1.
Voir Carole Desbarats, « Filmer le travail politique », Esprit, octobre 2011.
- 2.
Voir Thomas J. Sugrue, le Poids du passé. Barack Obama et la question raciale, Paris, Fahrenheit, 2012, et le bref compte rendu publié dans Esprit, février 2013, p. 155.
- 3.
Sacvan Bercovitch, The American Jeremiad, Madison, University of Wisconsin Press, 1978.