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 Jair Bolsonaro, le 17 avril 2019 | Palácio do Planalto - Flickr
Jair Bolsonaro, le 17 avril 2019 | Palácio do Planalto - Flickr
Dans le même numéro

L’obsession Bolsonaro

décembre 2019

Force est de constater qu’avec ses déclarations toujours controversées, souvent ridicules, violentes et mensongères, Bolsonaro réussit à se rendre omniprésent. Il met en œuvre une tactique de marketing connue sous le nom de «  trollage  ».

Quatre heures du matin. Dans cet état brumeux entre l’éveil et le sommeil, les petits tracas du quotidien se mêlent aux incendies en Amazonie et m’empêchent de dormir. Pour me changer les idées, j’ouvre mon téléphone portable. Je suis en vacances au milieu de la campagne normande et, sur les cinq nouvelles qui apparaissent à gauche de l’écran, deux concernent Bolsonaro : interrogé sur sa méthode pour ­concilier «  croissance et préservation de l’environnement  », celui qui occupe le fauteuil présidentiel suggère qu’on fasse caca un jour sur deux. D’abord incrédule, je suis vite envahie par la honte. Comment expliquer une telle déclaration à ma belle-famille française au petit-déjeuner ? Je me rabats sur les réseaux sociaux. Rien à faire, là aussi, Bolsonaro règne ; sur mon fil d’actualités défilent les images de son sourire niais et sarcastique, suivies par les commentaires exaspérés de mes proches.

Je ne suis pas la seule à perdre le sommeil à cause des déclarations du président. Je ne suis pas non plus la seule à qui est régulièrement rappelée son existence, par les titres de la presse ou par des Français abasourdis par la tournure des événements au Brésil («  Comment avez-vous pu élire un homme pareil ?  » me demande-t-on souvent). Entre Brésiliens, nous pourrions presque commencer nos conversations en nous demandant poliment : «  Avez-vous déjà pensé à Bolsonaro aujourd’hui ?  » Au Brésil, plusieurs personnes m’ont confié que leur premier geste le matin est de regarder les nouvelles sur le téléphone, en se demandant : «  Quelle idiotie Bolsonaro a-t-il faite aujourd’hui ?  »

Dans un article intitulé «  Doente de Brasil  » («  Malade de Brésil  »), la journaliste Eliane Brum suggère que cette «  colonisation de nos esprits  » est «  un des symptômes du quotidien d’exception  » que les Brésiliens vivent[1]. Elle soutient que «  même les personnes ayant vécu pendant la dictature militaire n’ont pas le souvenir d’avoir pensé au président de la République chaque jour  ». Cette affirmation m’inter­pelle. En effet, en temps normal, qui d’entre nous pense au président tous les jours de son existence, plusieurs fois par jour ? Dans le même article, Eliane Brum cite des psychanalystes, psychiatres et médecins généralistes selon lesquels un nombre croissant de patients présentent des symptômes comme tachycardie, migraine, évanouissements, épuisement nerveux, anxiété extrême et sentiments dépressifs. Pour la plupart de gauche (mais pas forcément liés au Parti des travailleurs de Lula, le PT), ces patients associent leur abattement au moment politique traversé par le pays.

Cet article m’a été envoyé par un ami à qui j’avais confié que la situation politique brésilienne m’ôtait le sommeil (pour ne pas succomber au désespoir, cet ami, qui occupait auparavant un poste important dans le secteur public de la culture au Brésil, s’est reconverti en professeur de yoga). Diffuser ce type de texte est une manière de garder le moral, de se sentir moins seul et étranger à la société environnante. Circulent d’autres textes où il s’agit plutôt de faire de nécessité vertu. C’est le cas, par exemple, d’une chronique publiée dans le journal Folha de São Paulo où, après avoir énuméré les dernières (et nombreuses) imbécillités prononcées par Bolsonaro, la journaliste Mariliz Pereira Jorge l’exhorte à continuer, car «  le poisson et le vantard meurent presque toujours par la bouche[2]  ».

Mais est-ce vraiment le cas ? La gauche peut se laisser abattre, se consoler en s’échangeant des articles, tenter de se faire une raison ou même manifester contre le président, force est de constater qu’avec ses déclarations toujours controversées, souvent ridicules, violentes et mensongères, Bolsonaro réussit à se rendre omniprésent. Il met en œuvre une tactique de marketing connue sous le nom de «  trollage  ». Cette tactique n’est pas une invention du président brésilien : Donald Trump aux États-Unis, Boris Johnson au Royaume-Uni et Rodrigo Duterte aux Philippines, pour ne citer qu’eux, en font aussi l’usage. Celui qui applique le trollage cherche non seulement à scandaliser, mais aussi à faire preuve d’humour. Offenser tout en se moquant est une manière de diviser et de gagner en popularité. C’est pourquoi Bolsonaro est souvent décrit par la gauche comme une mauvaise blague. Une mauvaise blague aux effets pervers… Pendant que les uns s’amusaient de ses insultes envers Brigitte Macron et que les autres présentaient leurs excuses, pour ne prendre qu’un exemple, Bolsonaro posait une condition à son acceptation de l’aide proposée par le G7 pour éteindre le feu en Amazonie : Macron, qui avait pris la défense de sa femme, devait lui présenter ses excuses. En d’autres mots, l’humour tordu de Bolsonaro a servi à mettre la France à mal dans l’opinion de ses soutiens, pendant que l’Amazonie continuait de brûler. Tandis qu’on s’affole autour de ses propos déplacés, Bolsonaro avance dans la voie de la destruction, que ce soit de l’Amazonie ou des avancées sociales obtenues pendant les années Lula (la réforme des retraites notamment).

Une autre caractéristique du trollage est l’utilisation d’un langage suffisamment codé pour ne pas être censuré, mais assez explicite pour être compris par le groupe auquel il s’adresse. C’est ce que celui qui était alors candidat a fait dans son discours, une semaine avant le second tour de l’élection présidentielle. Se remettant d’un coup de couteau, reçu dans l’abdomen pendant la campagne, qui lui a permis d’esquiver les débats électoraux, Bolsonaro s’est adressé par vidéoconférence à des milliers de personnes. Dans ce discours, l’ancien capitaine de l’armée a annoncé que durant son mandat, les partisans du PT allaient finir à la ponta da praia (au «  bout de la plage  »). Dépourvue de sens pour les non-avertis, cette expression fait référence à une base de la marine à Rio de Janeiro, où les opposants à la dictature militaire étaient torturés et exécutés.

Si ce discours d’entre-deux-tours se démarque par sa virulence, il illustre aussi la confusion entre privé et public caractéristique de la politique brésilienne. Du jardin de sa maison, Bolsonaro s’adresse, à travers son téléphone, à une foule qui s’étend sur plusieurs pâtés de maisons de l’Avenida Paulista. Nous avons ici affaire à «  l’homme cordial  » que le sociologue Sérgio Buarque de Holanda décrivait déjà, en 1936, comme un individu dominé par les émotions et dont la force des liens familiaux et des volontés particulières prédomine sur l’intérêt du collectif[3]. Bolsonaro a démontré son incapacité à séparer la sphère privée de celle du public, notamment en manifestant publiquement l’intention de nommer son fils, Eduardo Bolsonaro, ambassadeur du Brésil aux États-Unis, sous prétexte qu’il «  avait l’âge minimum requis (35 ans), parlait anglais et espagnol et savait faire des hamburgers  » ! Cela dit, jusqu’à récemment, le Brésilien ordinaire échappait à cet enchevêtrement des sphères publique et privée, dans le sens où la politique et les opinions politiques n’étaient pas un enjeu dans les relations privées. Avec la polarisation politique qui s’est opérée dans le pays ces dernières années, les questions politiques occupent l’intérieur des foyers, affaiblissant les liens familiaux et causant la rupture des amitiés. Cela rend les personnes encore plus vulnérables à la maladie et à l’obsession Bolsonaro.

Pour en revenir au discours du candidat Bolsonaro, lorsqu’il parle depuis chez lui devant l’avenue la plus emblématique de São Paulo, il s’inclut dans l’espace public tout en se plaçant en dehors. Nous avons dans cet acte encore une métaphore de sa manière de faire de la politique, c’est-à-dire en affirmant l’importance de la loi tout en se plaçant hors de sa portée. Alors que dans son discours, il affirmait que ses opposants de gauche seraient obligés de se plier à la loi, la liste des illégalités commises par son entourage, en moins d’un an de gouvernement, est longue, des dénonciations de financement illégal de sa campagne aux détournements de fonds publics commis par le cabinet de son fils sénateur, en passant par le rapprochement des Bolsonaro avec les milices. Ce gouvernement illustre une maxime populaire largement répandue au Brésil : «  Aux amis tout, aux ennemis, la loi.  » Comme si cela ne suffisait pas, Bolsonaro n’a pas de scrupules à faire usage du mensonge, même devant des dirigeants mondiaux. C’est ce qu’il a fait en septembre dernier lors de son discours sur l’environnement aux Nations unies, cynique et provocateur à souhait.

Avec un président susceptible de mentir, de détourner la loi et qui légitime des actes de violence contre ses opposants, les Brésiliens se trouvent dans une situation de très grande insécurité avec le sentiment qu’il n’y a plus de règles… Dans un tel contexte, ce n’est pas seulement la pensée qui est colonisée, mais aussi la parole. Si, depuis Paris, je déplore les agissements de Bolsonaro, la situation de mes confrères au Brésil est bien plus grave. Une professeure de l’université de Rio de Janeiro, qui a préféré garder l’anonymat, m’a confié qu’au début de son mandat, Bolsonaro incitait les étudiants à enregistrer leurs cours. Lorsque les professeurs sont publiquement dénoncés, ils font l’objet de menaces de mort de la part des soutiens du président, parmi lesquels il y aurait des miliciens. La peur touche aussi les artistes, journalistes et hommes et femmes politiques de l’opposition. Beaucoup préfèrent se taire que prendre des risques. Mais les manifestations contre le gouvernement grandissent, la société réagit. L’Association d’anthropologie brésilienne a ainsi publié de nombreuses notes de protestation pour dénoncer et limiter les abus.

Comment comprendre que Bolsonaro nous obsède ? Comment parvient-il à nous être si curieusement familier ? Il impose une parole politique de type populiste qui singe la franchise et la retourne en une rhétorique monstrueuse. Cette parole, placée sous le signe du «  parlons franchement, parlons entre nous…  », se pose ainsi contre les prétendus mensonges de la presse ou la prétendue hypocrisie de la diplomatie. Alors que ce qui est confondu, c’est le courage de la vérité et le culot de l’affirmation agressive, le risque propre à la parole franche et la volonté de créer une agitation, le dire-vrai et un laisser-aller malsain où les ignorances trouvent leur point de ralliement. Paradoxalement, cette rhétorique parvient à libérer les mensonges, puisqu’on peut dire tout et n’importe quoi. Voilà Bolsonaro pour notre quotidien.

[1] - Eliane Brum, «  Doente de Brasil  », El País, 2 août 2019.

[2] - Mariliz Pereira Jorge, «  Fale mais, Bolsonaro  », Folha de São Paulo, 1er août 2019.

[3] - Sérgio Buarque de Holanda, Raízes do Brasil («  Racines du Brésil  ») [1936], São Paulo, Companhia das Letras, 2014. Je dois cette réflexion à l’intervention du professeur de l’université de São Paulo Roberto Zular, «  Midi, minuit : le noyau pivotant de la voix au Brésil  », aux «  Midis de Brésil(s)  », Ehess, 7 octobre 2019.

Amanda Dias

Docteure de l'EHESS et de l'Université de l'État de Rio de Janeiro, Amanda Dias est notamment chercheuse associée au Centre d'études en sciences sociales du religieux (CéSor/EHESS-CNRS) et membre du comité de rédaction de la revue Brésil(s). Sciences Humaines et sociales (CRBC-EHESS). Elle est l'auteure de Aux marges de la ville et de l'État. Camps palestiniens au Liban et favelas cariocas (Kartha…

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