Les nouveaux territoires du cinéma américain
Depuis plusieurs mois, sortent sur nos écrans des films américains se déroulant dans des lieux jusqu’ici négligés par le cinéma de studios ou indépendant. Leurs implications sont tout autant géographiques que politiques, pour une industrie cinématographique qui a eu tendance, sur son histoire, à se concentrer sur quelques grandes métropoles, comme New York ou Los Angeles, et à ne traiter les marges de son pays, que par le biais du genre ou du thriller, comme avec les innombrables histoires de drogue et de trafic autour de la frontière mexicaine. Devant ces récits, nous découvrons d’autres parties d’une nation immense, d’une géographie quasi infinie, d’une société plus que jamais fragmentée.
Lors de la dernière cérémonie des Oscars, Moonlight (Barry Jenkins, 2016), qui présente le parcours d’un enfant noir dans les quartiers pauvres de Miami, remporta le trophée du Meilleur Film face à La La Land (Damien Chazelle, 2016), variation musicale sur Los Angeles que d’aucuns trouvaient pleine de clichés. Le long-métrage de Barry Jenkins ne se résume pas à un portrait sociologique à petite échelle de la misère des minorités noires et des dangers de la drogue. Il montre également une autre image de Miami, de la Floride, État trop souvent réduit à l’écran à ses plages de sable fin et à son esprit hédoniste, que caricaturait à outrance Spring Breakers (Harmony Korine, 2013). Une partie de ses louanges était due à la diversité géographique et sociale de ce qu’il montrait, et à son casting d’interprètes peu connus : d’autres visages dans d’autres lieux, pour une fois au cinéma.
Dans le cinéma indépendant américain d’aujourd’hui, il semble bien qu’il faille raconter d’autres histoires et varier les décors. Ainsi, Good Time, des frères Ben et Joshua Safdie (2017), se déroule certes à New York, peut-être la métropole la plus filmée au monde, mais dans ses recoins les plus sombres, sales, peu rassurants, que nous croyions oubliés depuis les films de Martin Scorsese et de Sidney Lumet dans les années 1970. Le film raconte un braquage qui tourne mal et la fuite de deux frères à travers les quartiers excentrés de la Grosse Pomme, où les héros croisent les marginaux, les drogués, les travailleurs de nuit, ceux que le cinéma représente peu et que nos images mentales de New York n’imaginent pas. De l’aveu même des frères Safdie, Good Time cherche justement à rappeler aux spectateurs à quel point cette ville demeure inquiétante et sauvage, et pas uniformément aseptisée après les réformes de son maire Michael Bloomberg.
D’autres grandes villes accueillent aujourd’hui des tournages de thrillers aux États-Unis, comme Atlanta pour Triple 9 (John Hilcoat, 2015) et Baby Driver (Edgar Wright, 2017). Le sujet des lieux de tournages est par ailleurs très prégnant dans l’économie américaine, les États, particulièrement dans le Sud, rivalisant de programmes d’aides publiques et de crédits d’impôts pour attirer les studios hollywoodiens[1]. Le centre de gravité de l’industrie cinématographique se déplace par conséquent hors de Los Angeles, qui ne sert souvent que de lieu de financement pour des tournages situés en Géorgie, en Louisiane, en Caroline du Nord. D’autres portraits de la Nouvelle-Angleterre apparaissent, en dehors de la métropole de Boston qui a servi de décor à tant de thrillers marquants, jusqu’à en devenir un genre redondant, comme l’a moqué l’humoriste Seth Meyers dans son sketch “Boston Accent”. Manchester by the Sea (Kenneth Lonergan, 2016) représente la vie des classes ouvrières et moyennes sur la côte du Massachusetts, un territoire une fois de plus absent de nos imaginaires visuels. Ça (Andy Muschietti, 2017), adaptation de Stephen King, bien que tourné au Canada, cherche à représenter le Maine et, au-delà, le mal et les peurs cachés dans toute ville moyenne états-unienne, comme dans le roman originel. Le film, énorme succès en salles partout dans le monde, provoque une redécouverte de cet État excentré des États-Unis, d’ordinaire peu visité ou médiatisé.
Plus largement, un nouveau créateur et cinéaste est apparu ses dernières années dans le cinéma américain, livrant des récits ayant pour cadre des territoires inexplorés jusqu’alors, en la personne de Taylor Sheridan. Texan d’origine, acteur de séries télévisées, il a écrit les scénarios de Sicario (Denis Villeneuve, 2015), de Comancheria (David Mackenzie, 2016) et réalisé cette année son premier film, Wind River. Le premier se déroule entre le Texas et le Mexique et raconte l’enquête d’une policière du Fbi, plus ou moins manipulée par d’autres agents fédéraux, sur un cartel de la drogue. Le deuxième raconte l’histoire de deux frères commettant des braquages de banques dans l’ouest du Texas, pour payer une dette immobilière, en ne visant que les établissements ayant accordé un prêt malhonnête à leur mère. Le troisième a pour décor le Wyoming, gigantesque État rural et isolé, et traite d’une enquête policière tout autant que de la coopération forcée entre une agente du Fbi venant de Floride et un officier local du Fish and Wildlife Service, administration états-unienne de surveillance et de protection des espaces naturels. Les scénarios de Taylor Sheridan explorent les multiples nuances sociales des États-Unis et interrogent les rapports de pouvoir entre échelon fédéral et États fédérés, et la distance entre les citoyens d’un même pays. Ainsi, dans Comancheria, les deux Texas Rangers incarnés par Jeff Bridges et Gil Birmingham symbolisent, dans leur travail et leurs conversations, le contraste entre un détective blanc désabusé et conservateur et son collègue comanche, qui souligne l’ironie de voir les travailleurs texans ruinés, presque deux siècles après avoir pris leurs terres aux indigènes (native Americans).
Dans Wind River, l’agente jouée par Elizabeth Olsen se voit tout de suite identifiée comme « étrangère », dans l’incongruité apparente d’envoyer une fonctionnaire de Floride dans le Wyoming. Son atout reste son appartenance au Fbi, seule institution possédant une autorité complète face aux représentants de la police d’État, du bureau des Affaires indiennes et du département de l’Énergie. Ce motif de confrontation entre les échelons fédéraux et fédérés se retrouve dans presque tous les polars ou thrillers états-uniens, où les policiers locaux ne manquent pas d’ironiser sur les feds et leur capacité à reprendre en main des enquêtes dont ils ne connaissent ni le contexte ni le territoire. Dans ce rapport politique comme dans les modes de vies et de survies économiques, les films cités explorent les luttes contemporaines d’une nation fondée sur la conquête et le capitalisme triomphant. Braquages, trafics, petits boulots et arrangements forment le quotidien des héros de Sheridan, des Safdie, de Barry Jenkins.
Detroit (Kathryn Bigelow, 2017) reprend cette tendance de fond, en revisitant les émeutes raciales qui ont secoué la métropole du Michigan en 1967. Dans une scène qui marque un tournant dans le scénario, les policiers de l’État décident de passer leur chemin aux débuts d’une perquisition très violente menée par les forces de l’ordre municipales. Les émeutes empêchent les employés de chez Ford, symbole d’une industrie et d’une ville aujourd’hui en faillite, de se rendre à leur travail. Aucune paix sociale ne semble pouvoir surgir d’une justice défaillante et de tensions à vif entre communautés. Et les pouvoirs politiques n’apparaissent que par télévisions interposées. Faits d’époques, mais reproductibles de nos jours, partout sur le territoire américain, unifié seulement en apparence.
[1] Voir “Best State in a Supporting Role”, The Economist, 18 janvier 2014.