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Juan Perón soutenant Evita lors du rassemblement du 1er mai 1952. | wikimédia
Juan Perón soutenant Evita lors du rassemblement du 1er mai 1952. | wikimédia
Dans le même numéro

La révolte de ceux du «  bas  »

Spécialiste du populisme et de l’Amérique latine, Pierre Ostiguy a développé une approche socioculturelle du populisme. Son expertise est cruciale pour replacer le populisme actuel dans son histoire politico-intellectuelle, sortir des diagnostics eurocentrés et ainsi comprendre les spécificités politiques de l’Amérique latine.

Il semble que les démocraties occidentales soient en train de traverser un bouleversement politique interprété comme une «  vague populiste  ». Le phénomène est déjà bien connu dans d’autres parties du monde, en particulier en Amérique latine. Pensez-vous que la notion de populisme soit appropriée pour caractériser ces phénomènes récents ? Comment comprendre l’inflation sémantique à ce propos ?

Cela dépend de ce que l’on entend par populisme. En Amérique latine, il n’y a pas eu d’inflation sémantique particulière : le terme a toujours été beaucoup utilisé. Et les Américains sont un peu «  isolationnistes » et ont davantage tendance à parler du «  phénomène Trump  » que de populisme.

En revanche, l’inflation est très claire en Europe. Le terme y renvoie souvent à des partis nativistes de droite radicale, mais je ne suis pas certain que les deux notions soient interchangeables. Son usage est toutefois justifié dans la mesure où le populisme tend à être anti-­institutionnaliste (par opposition, par exemple, aux libéraux qui valorisent certaines procédures institutionnelles, ou encore même au marxisme, qui se concentre sur les relations socio-économiques institutionnalisées). À cet égard, dans le contexte européen, on ne peut pas séparer le populisme de la question de l’intégration européenne, caractérisée par un très haut degré d’institutionnalisation et une certaine insularisation face au contact populaire. Ainsi, le réflexe anti-institutionnaliste tend à prendre une forme populiste dans le contexte européen.

Cependant, je croyais être assez sûr de ce qu’était le populisme jusqu’à ce que je séjourne récemment en Europe. Je me suis retrouvé tel un prêtre en crise de foi ! On tend à y regrouper sous une même étiquette des phénomènes fort différents politiquement, et on peut se demander si en Europe les concepts de gauche radicale et de droite nativiste ne sont pas plus adéquats pour caractériser une vague qui n’est pas uniforme, bien qu’elle partage une certaine hostilité à «  l’ossification institutionnelle  » qui caractérise le projet de l’Union économique et monétaire. Celle-ci semble avoir donné naissance à des réactions distinctes sur le spectre gauche-droite, et qui ne gagnent pas toujours à être dépeintes comme populistes. Sous l’étiquette de «  populisme  », on regroupe en fait deux réactions au projet européen : la réaction anti-institutionnaliste et la réaction nationaliste/nativiste.

Pourriez-vous expliquer les principales caractéristiques de la politique péroniste et post-péroniste en Argentine, sa relation avec la théorie du populisme d’Ernesto Laclau et votre propre position ?

On ne peut pas parler de politique post-péroniste en Argentine. Le péronisme était officiellement au pouvoir en Argentine de 2002 à 2015[1]. À Córdoba, la deuxième province la plus importante du pays, les péronistes sont au pouvoir depuis vingt ans et le dirigeant provincial, éloigné politiquement des Kirchner, s’apprête à connaître un triomphe massif. Le péronisme est donc bel et bien vivant.

Il est caractérisé par la coexistence de plusieurs tendances qui vont (ou sont allées historiquement) de l’extrême gauche à l’extrême droite proto-fasciste, en passant par les camps modérés. De la même façon, l’anti-­péronisme va de la gauche marxiste à la droite libérale, en passant par le centre démocrate. Il y a donc, pour ainsi dire, deux spectres politiques gauche-droite. Qu’est-ce qui différencie systématiquement le péronisme de l’anti-­péronisme, dès lors ? D’abord, le rapport aux institutions : le péronisme est un pouvoir personnalisé, tandis que les anti-­péronistes démocrates sont généralement très sensibles à l’équilibre et à la division des pouvoirs. D’autre part, le péronisme a toujours été nationaliste dans sa rhétorique, autant à gauche qu’à droite, alors que les anti-péronistes regardent l’Europe comme modèle et sont plus cosmopolites. Enfin, il y a une façon de se comporter typiquement péroniste, «  mal élevée  », grossière, crue. Mais l’histoire du péronisme est complexe. Perón a adopté autant d’idéologies qu’il en existe. Il y a même une plaisanterie attribuée à Perón qui dit : «  Quand tu veux tourner à droite, mets ton clignotant à gauche et tourne à droite !  »

Où situer Laclau et le kirchnérisme dans ce maelström ? Leur relation au péronisme est plutôt ambiguë : ils sont influencés par le péronisme des années 1970, de gauche nationaliste (et, dans le cas de Cristina Kirchner, par la figure d’Evita bien plus que celle de Perón), davantage que par le péronisme historique. Ce qui est particulier en Argentine, c’est que la jeunesse marxiste de la génération antérieure à celle de Laclau était animée d’un anti-péronisme véhément pendant le premier régime péroniste, entre 1945 et 1955. Elle voyait le péronisme comme une sorte de fascisme créole ; son analyse marxiste s’accommodait mal des aspects nationalistes et personnalisés du péronisme. Cependant, il ne fait aucun doute qu’en Argentine, la classe ouvrière est politiquement péroniste. Ce constat a marqué la génération suivante, celle de Laclau, qui a fini par considérer l’anti-péronisme de gauche comme une erreur, puisqu’il empêchait d’unir la classe ouvrière autour d’un projet révolutionnaire et de libération nationale.

Ce mouvement, c’est celui de la «  gauche nationale  », un courant politique auquel a appartenu Laclau à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ce courant a fleuri sur fond de popularité de la théorie de la dépendance, qui combine le marxisme et une composante nationaliste axée sur la décolonisation et l’anti-impérialisme. Dans le contexte international de la vague anticoloniale, le populisme devient l’incarnation locale de la «  libération nationale  » en Argentine et Perón (en exil) passe, pour la gauche, du statut de fasciste à celui de dirigeant libérateur. À la fin des années 1960, l’Argentine est devenue une dictature militaire de droite et la jeunesse universitaire, nourrie à la culture hippie et aux aspirations révolutionnaires, rêve d’un projet de libération nationale que Perón, peut-être avec cynisme mais aussi avec intelligence, encourage depuis son exil madrilène sous Franco afin de revenir au pouvoir. Il soutient une gauche péroniste armée afin de combattre le régime militaire, de déstabiliser le pays et d’apparaître aux yeux des militaires eux-mêmes comme le seul capable de gouverner l’Argentine. Mais une fois revenu en 1973, facilement élu président, il doit prendre parti entre, d’une part, la gauche péroniste – jeune, révolutionnaire, gauchiste – et, d’autre part, les syndicats péronistes traditionnels et une droite profasciste liée aux forces de police. Perón choisit les seconds contre la première. Donc, ce projet du «  péronisme de gauche  » des années 1970 est délégitimé par Perón lui-même, mais il n’en a pas moins marqué toute une génération entière : celle des Kirchner et de Laclau.

Je saute ici deux décennies importantes. L’Argentine est revenue à la démocratie en 1983. Durant les années 1990, un péronisme de droite, néolibéral, est au pouvoir, qui rappelle autant le style que l’orientation de Berlusconi. Mais ce modèle néolibéral s’écroule brusquement en 2001-2002 avec la pire crise économique de l’histoire d’un pays pourtant très habitué aux crises : tout s’écroule, les présidents démissionnent, la société se radicalise, le slogan Que se vayan todos fleurit. C’est l’année suivante, au début de 2003, qu’émerge Néstor Kirchner. Une fois élu président (avec peu de votes), il adopte une position de «  gauche nationale  » relativement radicale (du moins sur le plan symbolique), recevant entre autres la sympathie de Laclau, qui revient peu à peu vers ses racines latino-américaines après s’être longtemps concentré sur la vie académique européenne.

Le modèle très abstrait que Laclau développe (les concepts de chaîne d’équivalences, de signifiant vide, etc.) n’est en fait rien d’autre qu’une élaboration formelle et abstraite du cas de Perón en 1973 et de sa capacité à incarner toutes les aspirations – et aucune à la fois. Ma théorie du populisme provient aussi, génétiquement parlant, de l’étude du péronisme en Argentine et, plus largement, d’un certain populisme en Amérique du Sud. Mais si, pour Laclau, c’est Perón en 1973, pour moi, c’est plutôt Carlos Menem en 1988-1989, ainsi que Abdalá Bucaram en Équateur et Hugo Chávez au Venezuela, parce qu’ils exemplifient de façon spectaculaire le clivage socioculturel entre le haut et le bas.

Les approches du populisme varient fortement dans l’espace et dans le temps. Comment expliquez-vous ces différences ?

Historiquement, le populisme est vu de façon beaucoup plus positive aux États-Unis et en Amérique latine, comme un vecteur d’inclusion politique des milieux populaires. Sur le continent sud-américain, le populisme est associé à des régimes du second tiers du xxe siècle et au développement de l’équivalent «  créole  » de l’État-providence en Europe. Pour les populistes, si le peuple est conservateur, alors ils le sont aussi : ils se disent du côté du peuple a priori. Il s’agit d’une orientation populaire, et non d’une orientation idéologique spécifique. Le populisme est toujours associé sociologiquement aux milieux populaires, mais peut varier et évoluer considérablement, idéologiquement parlant.

En Europe, les choses sont différentes. Le continent a été dévasté par l’expérience du fascisme et de la guerre. Quiconque est attaché à la démocratie libérale et hostile au fascisme ne peut qu’être hostile au retour d’une forme spécifique de politique ethno-raciste. Cependant, puisque l’étiquette «  populiste  » est maintenant appliquée à des partis comme Podemos, Syriza, et le Mouvement 5 étoiles, peut-être qu’il perdra une partie de ses connotations absolument négatives… Mais il est clair que, dans tous les cas, la cause de ces conceptions divergentes, d’un espace géographique à l’autre, réside dans l’association du populisme avec une forme de proto-fascisme en Europe, et sa conception comme un mouvement populaire plus ou moins hétéronome dans les Amériques. Cependant, les choses ne sont pas statiques : la conception européenne gagne du terrain et devient de plus en plus hégémonique à travers le globe, quitte à susciter parfois de fortes incompréhensions.

Pensez-vous qu’il soit justifié d’appliquer une telle étiquette aux mouvements d’extrême droite de Trump, Bolsonaro, Le Pen, Salvini, etc. ?

Pour le meilleur ou pour le pire, la campagne de Trump était populiste (de droite, évidemment) : la vulgarité des manières, l’anti-politiquement correct, le côté mal élevé, les traits anti-institutionnels, nativistes, la personnalisation… Pour le reste, il faut réfléchir pays par pays : le Front national a toujours été un parti obsédé par la pureté et la sécurité, ancré à l’extrême droite et n’a été amené dans une direction populiste que récemment par Marine Le Pen. Je pense en revanche que la Lega est populiste.

Beaucoup de dirigeants de droite radicale ont certainement un style populiste dans leur façon de s’adresser au peuple, mais cela ne veut pas pour autant dire qu’ils portent un projet populiste au sens plein. Nombre d’entre eux semblent ne porter qu’un projet nativiste et xénophobe.

Dans les débats d’Amérique du Sud, je perçois Bolsonaro comme de droite radicale ou d’extrême droite. Son style est «  bas  », mais il ne s’agit pas d’une raison du vote en sa faveur (contrairement à Carlos Menem en 1989, par exemple) : il s’agit d’un vote à motivation très clairement anti-gauchiste et anti-Parti des travailleurs. Dans le contexte sud-américain, la sociologie de l’électorat de Jair Bolsonaro est clairement l’inverse de celle de tous les électorats de dirigeants populistes (les milieux populaires appuyant le Parti des travailleurs et les milieux aisés, Bolsonaro).

Quelle serait votre définition du populisme ?

Je définis précisément le populisme comme une ostentation et une mobilisation antagoniste du « bas ». L’élément le plus spécifique à mon approche, c’est l’ostentation, ce que j’appelle en anglais the flaunting ou alarde en espagnol, du «  bas  ». Cela renvoie à une espèce de fierté provocatrice concernant certains traits et comportements considérés comme moins acceptables et «  socialement moindres  » (à la Bourdieu).

La construction typologique du «  bas  » en politique est composée de trois éléments. Le premier est socioculturel : l’utilisation d’une certaine vulgarité, d’un langage grossier et/ou familier, de comportements désinhibés, par opposition à l’érudition, au raffinement et aux «  bonnes manières  ». Le deuxième est le «  natif  » : «  ce qui vient d’ici  » contre «  ce qui vient de là-bas  ». Par différence avec les nationalismes européens, les populismes de gauche aux Amériques présentent un «  ici  » comme étant exploité par le capital étranger et les grandes compagnies. Enfin, le troisième élément, c’est la personnalisation comme mode privilégié et explicite de décision publique. Je ne pense pas uniquement à la conception wébérienne qui oppose cette personnalisation à un mode de décision plus institutionnalisé et régulé, mais je le vois aussi comme une façon de créer du contact, du lien, un rapport affectif avec les gens. Par conséquent, le populisme est indissociable d’une figure forte capable de créer ce lien émotionnel, de proximité culturelle avec le peuple de «  ceux d’en bas et d’ici  ».

C’est cela, à mon sens, qui définit le mieux le populisme : la fière ostentation de ces éléments contre des opposants. Mais à ce prisme d’analyse du populisme comme «  style politique  », j’aime associer une approche du populisme comme clivage. Il y a certes une dimension théâtrale extrêmement importante dans le populisme : le populiste est un showman. Hugo Chávez chante, danse, récite des poèmes. Mais le populisme, c’est aussi ­l’expression d’un certain clivage social entre un milieu populaire local et ce qui est défini socio-politiquement comme son «  autre  », qu’il s’agisse de l’oligarchie proche de l’étranger, de la classe moyenne supérieure blanche en Amérique latine, des immigrants et des musulmans en Europe. Cet «  autre  » peut prendre bien des formes, mais il a toujours quelque chose à voir avec la différenciation sociale. Le populisme n’est donc pas qu’un cirque grotesque, c’est aussi l’expression d’une douleur ressentie par certains milieux sociaux qui se sentent délaissés, abandonnés, laissés pour compte. Le populisme part de l’absence de prise en compte de certaines souffrances, matérielles ou autres, et/ou d’un certain orgueil blessé, et crée l’identification à partir de la reconnaissance de celles-ci ou de celui-ci.

En Europe, la définition de Cas Mudde semble hégémonique, mais je ne comprends pas l’idée d’une opposition entre un «  peuple pur  » et des «  élites corrompues  ». En Amérique latine, les gens du peuple ne sont pas des exemples d’intégrité éthique (ni ne se voient comme tels), et les politiciens populistes sont autant sinon plus corrompus que les non populistes. Il me semble que Cas Mudde a mobilisé des critères bien spécifiques à la droite radicale européenne et les a appliqués trop rapidement au reste de la planète. Je me sens plus proche de l’approche de Laclau, même si elle comporte ses limites. La première est qu’il ­s’intéresse trop peu au populisme au pouvoir. Son populisme est toujours une chaîne d’équivalences construite dans l’opposition. Or, en Amérique latine, nous avons depuis bien longtemps des administrations ou des gouvernements populistes qui traitent les demandes sociales qu’ils reçoivent. De plus, la vision de Laclau est anti-sociologique, car elle identifie la sociologie – à tort, à mon sens – avec une sorte de marxisme de la vieille école, collant avec son virage postmoderne. Je reste persuadé qu’il y a des traits socio­logiques «  réels  » (par exemple, des différences de niveaux de vie) à comprendre dans leur interaction avec le discours sur le sens. Le discours est en grande partie constitutif de la réalité sociale, mais il ne peut pas la créer ex nihilo. Certains discours, pour le dire en québécois, pognent et d’autres ne pognent pas. Et cela dépend d’éléments extra-discursifs.

Quant à la vision du populisme comme démagogie et opportunisme, il s’agit d’une perception du «  haut  », qui ne cherche pas à comprendre à quel type de demandes le populisme répond, et les disqualifie a priori sous prétexte qu’elles seraient mal inspirées, illégitimes ou erronées. En général, l’approche libérale, qui est très défensive, s’interdit de ­comprendre les raisons du succès du populisme.

Enfin, il y a la définition du populisme comme mode d’organisation spécifique, lâche, caractérisé par une relation directe et sans intermédiaires entre le dirigeant et la base. Pourtant, les travaux portant sur le populisme des années 1930 et 1940 en Amérique latine montrent que celui-ci était précisément défini par une forte organisation de masse encadrée : le Parti justicialiste (péroniste) en Argentine, le Parti de la révolution mexicaine de ­Cárdenas, l’Alliance populaire révolutionnaire américaine au Pérou, etc. Si le populisme est un certain type d’organisation, il ne peut pas être à la fois une structure forte et une structure faible, cela ne tient pas. Même à soutenir, comme le fait très justement Ken Roberts, que la variation dans le type ou niveau ­d’organisation dépend du niveau de confrontation politique généré par le mouvement, il n’en demeure pas moins que le niveau d’organisation ne peut pas constituer un trait définitionnel du populisme.

En Amérique latine, la «  vague rose  » (les mouvements de gauche populiste arrivés au pouvoir au début des années 1990 et 2000) semble connaître un certain reflux. Comment expliquez-vous le relatif échec de ces régimes et le retour de bâton néolibéral ou conservateur qu’on observe à présent ?

La «  vague rose  » latino-américaine n’était pas composée que de gouvernements populistes : Lula au Brésil, José Mujica en Uruguay, Fernando Lugo au Paraguay. On peut aussi y rattacher le premier gouvernement de gauche de l’histoire du Guatemala et la première victoire du Front Farabundo Martí de libération nationale au Salvador en vingt-cinq ans. Au sein de la «  vague rose  », seule une bonne moitié était populiste.

Bien sûr, le Venezuela est un échec, mais la Bolivie a constitué un succès sur le plan socio-économique quant à la situation des milieux populaires, et en Équateur ou en Argentine, c’est discutable. En ce qui concerne la rente, au-delà d’une gestion déraisonnable, il est normal que le régime du Venezuela ait fonctionné sur la distribution de la rente pétrolière, de loin la principale source de revenu du pays. En Argentine, le régime a utilisé la rente du soja (et du blé) pour créer des programmes sociaux. Ce qu’ils ont fait n’est pas tellement éloigné de la construction des États-providence en Europe dans l’après-guerre, si ce n’est que les ressources utilisées n’étaient pas les mêmes et que l’extension universelle fut moindre. Au lieu de fonder cette construction sur la taxation des revenus, ils ont utilisé les prix élevés des biens d’exportation. C’est une source de revenus moins fiable, puisque le prix de ces exportations peut varier, mais les réalisations sont tout de même là. En Bolivie, la gestion d’Evo Morales, un membre de la communauté indigène lié à la gauche radicale militante, est parvenue à améliorer significativement les conditions de vie des milieux populaires en utilisant la rente fournie par les ressources naturelles, tout en maintenant un équilibre budgétaire. Il ne fait aucun doute que la vague rose, durant son apogée, a considérablement amélioré la qualité de vie des milieux populaires en Amérique latine.

Parler d’échec de cette vague rose dans son ensemble me paraît exagéré et prématuré. La vague rose a été au pouvoir pendant environ quinze ans : la fatigue s’installe, la corruption aussi, et un désir d’alternance se manifeste. En Argentine, un gouvernement libéral l’a emporté en 2015 et a cherché à renverser la politique qui avait caractérisé la période kirchnériste, mais l’application des recettes néolibérales ne semble pas particulièrement bien fonctionner, à tel point que tous les sondages donnent Cristina Kirchner gagnante aux élections d’octobre[2]… Il y a une forme d’alternance bien naturelle au bout de quinze ans d’exercice du pouvoir, mais elle ne produit pas de résultats très convaincants et les populistes et/ou les «  roses  » peuvent revenir au pouvoir rapidement même s’il s’agit de nouveaux visages et de nouvelles formes.

Les interprétations de la conjoncture latino-américaine relèvent d’un certain «  exotisme  » dans le regard européen. Pour les Amériques, le populisme est un phénomène habituel, il ne représente pas une rupture au même titre qu’en Europe. Il faut plutôt concevoir le populisme latino-américain et sa version de la «  vague rose  » comme l’équivalent de la gauche européenne à l’époque des Trente Glorieuses. Il s’agit d’une force politique parmi d’autres dans l’arène politique. Le meilleur parallèle à cet égard, c’est l’Italie de l’après-guerre, partagée entre le communisme et la démocratie chrétienne. C’était un clivage profond, chargé d’animosité, mais le communisme faisait partie du tableau. La relation entre le populisme et ses opposants en Amérique latine est comparable : ils se détestent, mais sont habitués l’un à l’autre.

Votre approche du populisme le présente comme le produit d’un axe d’opposition vertical, qui recouperait les clivages traditionnels, horizontaux, à l’instar du clivage gauche-droite. Est-ce que cela invalide l’opposition entre le populisme de gauche et le populisme de droite ?

Comme l’explique Jean Laponce, la gauche et la droite ne sont respectivement que le «  bas  » et le «  haut  » qui auraient subi une rotation de 90 degrés. La gauche défendrait les subalternes (salariés, jeunes, immigrants, etc.), la droite défendrait les riches, les puissants et Dieu tout-puissant. Dans la mesure où l’axe gauche-droite représente des classes sociales en conflit, c’est également un axe «  vertical  ».

En fait, je n’ai qualifié le populisme comme défini par un axe «  vertical  » que pour m’assurer qu’il soit considéré comme un produit politique orthogonal à l’axe gauche-droite. Le populisme, comme le clivage gauche-droite, peut tout à fait incarner l’opposition sociale entre gens aisés et «  petit peuple  ». La véritable spécificité de mon approche, c’est que les différences sociales entre le «  haut  » et le «  bas  » sont des différences d’ordre socioculturel, liées au capital culturel établi. Des combinaisons empiriques peuvent donc se créer, correspondant à chacune des quatre possibilités logiques : une gauche haute (de type gauche socialiste française, éduquée, qui n’a plus de racines dans les banlieues ou dans les milieux ouvriers mais qui croit à certains principes, tels que l’égalité, la laïcité, la République) ; une droite libérale haute (les exemples sont nombreux) ; une gauche basse (comme Hugo Chávez) ; et enfin une droite basse (par exemple incarnée par Donald Trump ou Umberto Bossi).

La gauche intellectuelle, livresque, marxiste, est mise au défi devant la différenciation «  haut  »/« bas  ». Deux options se présentent aux gens de gauche. Ils peuvent décider d’aller vers le «  bas  », devenir aussi plébéiens et rustres que possible, se rapprocher des masses pour s’assurer que celles-ci restent à gauche ; c’est ce que je préconise en Amérique du Sud. L’autre option, c’est de s’offusquer de l’utilisation démagogique du «  bas  » en politique et de s’attacher à conserver une position puriste. C’est ce qui se passe en Europe, et c’est pour moi une erreur politique considérable. Au niveau stratégique, afin d’occuper une position hégémonique dans les classes subalternes, il est essentiel en Europe que la gauche devienne plus «  basse  », qu’elle (re)devienne une gauche populaire.

Une gauche capable de récupérer le «  bas  » pourrait donc revalider l’axe gauche-droite. L’un des pays qui a le plus erré à ce sujet, c’est la France : le Parti socialiste est devenu un parti de classes moyennes, progressistes, bien éduquées, tandis que le Parti communiste à la Marchais, qui avait une présence syndicale et ouvrière solide, s’est désintégré avec la fin de la guerre froide. Le Front national a intelligemment commencé à s’insérer dans les milieux des laissés-pour-compte, par le bas.

Certains auteurs considèrent le populisme comme une menace pour la démocratie en raison de sa nature anti-pluraliste et illibérale. D’autres y voient plutôt un symptôme du déclin de la démocratie des partis et des corps intermédiaires. Enfin, certains auteurs y voient une manière «  rédemptrice  » de radicaliser la démocratie en donnant la parole aux milieux marginalisés de la société. Quelle est votre position dans ce débat ?

La question que j’ai envie de poser est la suivante : le populisme n’est-il pas le signe de la transformation de la politique du xxie siècle ? La vision défendue par Peter Mair et d’autres est liée à une compréhension de la politique liée au xxe siècle. Mais peut-être qu’au xxie siècle, nous n’avons plus vraiment besoin de ces grandes organisations partisanes et que les corps intermédiaires, tels que les Églises de quartier et les syndicats, jouent un rôle moindre qu’auparavant.

Sur le plan de l’organisation politique et des mouvements sociaux, certes Internet et les différents médias sociaux semblent un instrument important de rassemblement, de diffusion de messages et, dans certains cas, de mobilisation. La plus grande prépondérance de l’audiovisuel sur l’écrit, l’utilisation excessive de Twitter par Trump, de Facebook par Salvini, favorisent sans aucun doute la personnalisation populiste du politique. Le populisme comme forme et style serait dans l’air du temps, et ces bons vieux partis de masse seraient des reliques du xxe siècle. Ce n’est peut-être pas forcément le symptôme de quelque chose de négatif, mais de la simple évolution du monde.

L’auteure dont je me sens le plus proche (et qui m’a beaucoup influencé) est Margaret Canovan, en particulier sa notion selon laquelle la démocratie aurait une face rédemptrice et une face pragmatique. L’Europe a grandement besoin de rédemption : le projet européen était une belle utopie d’internationalisme, de paix et de coopération, mais a pris une tournure extrêmement ossifiée, bureaucratique et impopulaire. L’Amérique latine, quant à elle, semble toujours en recherche de rédemption ! Quant aux libéraux qui estiment que cette dimension rédemptrice n’est que pure démagogie, ils craignent le peuple.

Si vous me demandez de prendre position, je me perçois du côté du «  peuple  », ou du moins du populaire, bien qu’«  il  » puisse avoir tort, être «  stupide  », pas toujours brillant, etc. Je trouve l’approche libérale incroyablement défensive et quelque peu élitiste, pour ne pas dire paranoïaque à certains égards. J’aime la présence publique «  charnelle  », les revendications et même les désordres populaires, toujours susceptibles de dérailler, il est vrai. Mais il n’y a pas de «  rédemption modérée  », il faut choisir ! Le danger que pointent les libéraux est certainement en partie réel, mais leur position défend le statu quo et n’ouvre pas de perspectives d’émancipation. Je la trouve élitiste et quelque peu méprisante à l’égard du peuple. Je préfère donc me situer de l’autre côté, avec ses risques.

Il n’y a pas de «  rédemption modérée  », il faut choisir !

L’erreur que commet la gauche européenne quand elle cherche à ­comprendre le populisme latino-américain, c’est qu’elle lui reproche de ne pas être pleinement socialiste, alors qu’il ne prétend pas l’être ! On n’accorde pas suffisamment d’attention aux manières de faire et d’être des populistes, alors même qu’il s’agit d’un aspect crucial de leur succès. En guise de provocation, je dirais même que Mélenchon me semble très cultivé pour un populiste de gauche. La gauche devrait se sentir moins nerveuse face à l’aspect émotionnel de la politique, face à la colère par exemple. Les Gilets jaunes sont fâchés. Chávez, lui aussi, est fâché… et ça fonctionne. Il y a une espèce de distanciation vis-à-vis des émotions, de la part d’une certaine gauche, qui me paraît contre-productive.

Propos recueillis par Arthur Borriello et Anton Jäger le 9 mai 2019

 

[1] - Il vient de remporter de nouveau les élections nationales en octobre 2019 (N.D.L.R.).

[2] - De fait, le Frente de Todos, péroniste-kirchnériste, a aisément remporté les élections nationales d’octobre (N.D.L.R.).

Pierre Ostiguy

Professeur de science politique à l’université catholique de Córdoba (Argen-tine), il a récemment coédité le Oxford Handbook of Populism (Oxford University Press, 2019).

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