
L’automne du patriarche. Usure de la théocratie en Iran ?
La révolution iranienne de 1979 opérait une refondation politique et ontologique fondée sur un horizon de délivrance qui, paradoxalement, privait la société de tout espoir de salut. La révolution actuelle défend au contraire une vision résolument éprise de vie et de liberté, et propose un projet de société démocratique qui rend possible une institutionnalisation du conflit.
Je vais partir d’une typologie de la révolution pour souligner l’importance et la singularité des événements contemporains en Iran1. La première catégorie de révolution est la révolution démocratique. Quelques années avant la Révolution iranienne, l’Europe de l’Ouest a connu trois révolutions de ce type, avec les changements de régime au Portugal, en Grèce et en Espagne. La particularité de ces révolutions est qu’elles ne visent pas à créer une société nouvelle, mais à adhérer à un modèle de société démocratique bourgeoise qui existe déjà. Il ne s’agit donc pas d’inventer une société politique à partir d’une transformation ontologique de l’homme, mais de s’exposer à la corruption du politique. En ce sens, le politique n’est absolument pas le lieu de la purification et de la pureté. En effet, si une société démocratique repose sur un consensus territorial, historique et mémoriel qui lui permet de faire corps et de se doter des repères et d’institutions communes, elle est fondée, dans le même temps, sur le dissensus. C’est le conflit qui fonde la démocratie ; c’est la capacité de la société à se diviser qui lui permet de se retrouver. Dans cette perspective, le politique devient l’espace par excellence du conflictuel, de « l’indétermination démocratique2 », qui est essentielle au renouvellement de la société et l’empêche de devenir « froide ».
Eschatologie et corruption
Le deuxième type de révolution est la révolution eschatologique. Elle correspond à la Révolution française entre 1792 et la chute de Robespierre en 1794, à la révolution bolchevique d’octobre 1917 et à la révolution iranienne de 1979. Pourquoi eschatologique ? Elle pose directement la question de la délivrance de l’homme sur terre en le privant, simultanément, de toute possibilité de délivrance. La délivrance signifie que la société a péché, qu’elle est le fruit même d’une faute et qu’elle doit se racheter au prix du sang. Ce sacrifice doit déboucher sur le renouvellement ontologique de la société en vue de donner naissance à un homme nouveau qui serait irrémédiablement exempt de toute sorte de corruption. Bien entendu, une telle société ne peut être que la société de Karbala : le petit-fils du prophète a été tué ; sa vengeance est un devoir permanent3. On observe la même logique dans le discours franquiste, qui insiste sur le « rachat » nécessaire de l’Espagne : le sang des Espagnols doit couler pour permettre la refondation de la nation.
Le thème de la quête eschatologique est donc la première chose à avoir à l’esprit pour comprendre la révolution iranienne. Mais, dans la pratique, cette quête ne peut se renouveler qu’à travers sa propre corruption. De là découlent les caractéristiques principales de la révolution et, a fortiori, du régime des mollahs : à la fois théocratique, paramilitaire et cleptocratique. La doctrine du Velayat-e faqih (« la guidance du juriste ») est, en soi, absolument théocratique et, dans sa version radicalisée et « absolue » proposée par Khomeiny (Guide suprême de 1979 à 1989) en 1970, elle permet même la suspension de l’islam pour sauver le régime islamique. De même, dès sa fondation, la République islamique n’a pas seulement été pensée comme une république, mais s’est immédiatement adossée à des structures para-étatiques. De ce fait, tous les éléments pour vider la République officielle de son contenu étaient déjà présents lorsque Khomeiny était encore à Paris. Aujourd’hui, cela n’a pas changé, comme en témoigne l’opposition structurelle et récurrente entre les gardiens de la révolution et l’armée. On observe un véritable dédoublement des institutions dirigeantes. L’aspect cleptocratique du régime, enfin, découle également de son dédoublement para-étatique. En 2018, le corps des Pasdaran (les gardiens de la révolution) disposait d’un budget autonome d’au moins 17 milliards de dollars, et ses fondations de quelque 80 milliards de dollars. Un régime issu d’une quête de délivrance eschatologique est voué à se corrompre dans la cleptocratie. Le cas iranien n’est cependant pas isolé : ce processus a été observé en Chine ou encore dans l’Union soviétique, avec sa nomenklatura prédatrice d’environ 200 000 personnes.
Béhémoth
Mais alors comment survit un tel régime ? On retient toujours de Hobbes ce magnifique livre qui s’appelle le Léviathan (1651) et qui rappelle que la condition de l’homme est d’être protégé par une autorité qui surplombe la société pour mieux la sécuriser. Dans l’ouvrage, le mot « peur » revient une bonne vingtaine de fois. Le Léviathan est donc la condition de notre soumission, mais aussi la protection face au risque de destruction. Pourtant, Hobbes a aussi écrit un deuxième livre, le Béhémoth, qui désigne un monstre également marin, mais destiné à surplomber la société pour mieux la détruire. Dans l’histoire, il y a des moments où les pouvoirs deviennent des Béhémoth : on l’a vu en Syrie, où Damas a d’ailleurs œuvré avec la complicité du régime des mollahs, mais on le voit aussi en Iran. À chaque fois que la crise survient, que la refondation émerge, Béhémoth et Thanatos interviennent.
À cet égard, prenons pour exemple le contexte de la révolution iranienne de 1979 qui, rappelons-le, n’a pas commencé comme une révolution de droite, mais comme une révolution de gauche. En 1979, le corps révolutionnaire est encore jeune : c’est le corps de Yasser Arafat, c’est le corps de Gamal Abdel Nasser (bien qu’il soit mort depuis dix ans), c’est le corps de Leïla Khaled, la première pirate de l’air de l’histoire. Je ne fais pas l’éloge de la violence révolutionnaire et partiellement suicidaire des années 1970 ; je cherche à montrer l’association entre la révolution et le corps jeune. Dans le processus révolutionnaire, le corps jeune ne demande pas vengeance ; il utilise la violence pour penser l’avenir différemment, il se projette. Avec Khomeiny, la révolution passe de la gauche à la droite : c’est alors qu’un corps révolutionnaire vieux émerge. L’ayatollah a 80 ans et ce corps vieux est un corps de souffrance, qui incarne à la fois la mort de son fils martyr (Mostafa Khomeiny serait mort en 1977 sous les coups du SAVAK, la police secrète du Chah) et celle de l’imam Hussein. C’est donc une corporéité révolutionnaire qui concentre en elle la souffrance et qui est, dans le même temps, l’incarnation de ceux qui n’ont pas trahi (bien que les archives de 1953 disent autre chose concernant Khomeiny). Ainsi, alors que la génération des pères a failli, les grands-pères n’ont pas trahi et c’est au nom de la fidélité à la cause des aïeux qu’on demande aux jeunes de mourir par centaines de milliers. On glorifie la mort d’enfants soldats d’à peine douze ans qui deviennent la pièce maîtresse du musée des martyrs. Par la suite, la défaite de 1988 (il n’y a pas, à proprement parler, de vainqueur de la guerre Iran-Irak) entraîne l’ordre d’exécution de plusieurs milliers de prisonniers politiques par Khomeiny. En 2009, le règne de la mort refait surface à travers les directives d’Ali Khamenei (Guide suprême depuis 1989), qui est alors à peine plus jeune que Khomeiny en 1988. Le régime se recompose donc constamment à travers la mobilisation de Thanatos : le grand-père devient le meurtrier du petit-fils.
Éros
En face de Thanatos, il y a Éros. La jeunesse iranienne, notamment féminine, oppose aujourd’hui la vie à la mort. Pour Kant, dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), l’émancipation de l’homme, la transformation de sa condition de mineur en majeur, va de pair avec la double exigence de la liberté et de la responsabilité. De fait, on observe aujourd’hui en Iran que les ressources de l’éros échappent de plus en plus aux hommes de pouvoir qui maintiennent le monopole de Thanatos. L’éros ne saurait se réduire à l’érotisme ; c’est avant tout la vie, dans sa double dimension de liberté et de responsabilité. L’éros, c’est donc une manière d’être dans la joie qui consiste à accepter la vie avec la mort qui l’accompagne, mais sans penser cette dernière comme un régime de souffrance, comme un régime de sacrifice permanent. Le sens de la vie est dans la vie elle-même, et non dans la mort. La jeunesse iranienne affirme donc, en reprenant Marx sans le savoir, qui lui-même reprenait Jésus : « Il est temps que les morts enterrent leurs morts et que les vivants créent leurs propres vies4. » Ainsi, non seulement les jeunes femmes iraniennes se mobilisent, mais elles obligent aussi les autres secteurs de la société à devenir libres, c’est-à-dire responsables de leur propre liberté.
La jeunesse iranienne, notamment féminine, oppose aujourd’hui la vie à la mort.
Il se peut qu’il faille attendre 2030 ou 2040 pour voir véritablement les choses déboucher sur une situation institutionnelle nouvelle. D’ici là, ce qui importe, c’est de considérer le mouvement d’insurrection permanente et les ressources qu’il engendre. Malgré les tragédies, cette quête de progrès, de joie et de bonheur ne pourra pas être arrêtée par la brutalité. Du reste, les événements iraniens s’inspirent des « réveils » observés au Kurdistan, en Irak et au Liban ces dernières années. Par exemple, les Kurdes se battent pour accéder au statut de majeurs, au point de déterminer l’imaginaire de ceux qui se pensaient déjà majeurs. De ce point de vue, on pourrait parler d’une « kurdistanisation » de l’Iran.
Bernard Rougier explique que deux sortes de djihadisme ont émergé dans les années 1980 : le djihadisme sunnite, tourné vers l’extérieur, et le djihadisme chiite, recentré sur le terrain local pour créer une communauté organique, militaire, économique et politique (par exemple, le Hezbollah)5. Aujourd’hui, le djihadisme sunnite s’est totalement sabordé dans un processus d’auto-extermination qui consiste à tuer la communauté sunnite, et le djihadisme chiite ne fédère plus. En Iran, en Irak et au Liban, les chiites ne veulent plus devenir les soldats de Khamenei ou de Qassem Soleimani, le commandant de la force Al-Qods (une unité du corps des gardiens de la révolution, chargée du renseignement et des opérations extérieures) assassiné en janvier 2020. Il y a donc quelque chose de neuf dans ce mouvement qui cherche l’émancipation politique indépendamment de la survie du régime. Enfin, ce qui se passe en Turquie, en Iran et en Russie n’oppose pas tant l’Occident à l’Orient que la démocratie à l’antidémocratique, la société politique à la société antipolitique, Léviathan à Béhémoth6. Le discours éculé et essentialiste confrontant l’Orient à l’Occident dénature les espaces politiques dans lesquels nous nous trouvons, qui se comprennent mieux selon l’opposition entre Éros et Thanatos.
Propos retranscrits par Thomas Legoff
- 1. Voir Hamit Bozarslan et Gaëlle Demelemestre, Qu’est-ce qu’une révolution ? Amérique, France, monde arabe. 1763-2015, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Philosophie », 2016 ; et H. Bozarslan, Révolutions et états de violence. Moyen-Orient (2011-2015), Paris, CNRS Éditions, 2015.
- 2. Claude Lefort, L’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981.
- 3. L’assassinat de Hussein, le troisième imam et petit-fils du prophète Mahomet, à Karbala (ou Kerbala, dans l’Irak actuel), le 10 octobre 680, suite à une révolte contre le califat omeyyade de Damas, consomme le schisme entre sunnites et chiites. Il a été considéré comme un sacrifice de rédemption de l’humanité, que le croyant chiite doit imiter. Voir André Miquel, L’Islam et sa civilisation, Paris, Armand Colin, 1977.
- 4. Voir Matthieu (8, 22) : « Laisse les morts ensevelir leurs morts » ; et Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte [1852], éd. Raymond Huard, trad. par Gérard Cornillet, Paris, Éditions sociales, coll. « Classiques du marxisme », 1969, p. 11 : « La révolution sociale du xixe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du xixe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. »
- 5. Bernard Rougier, L’Oumma en fragments. Contrôler le sunnisme au Liban, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Proche-Orient », 2011.
- 6. Voir H. Bozarslan, Anti-démocratie au xxie siècle. Iran, Russie, Turquie, Paris, CNRS Éditions, 2021 ; et H. Bozarslan, Le Temps des monstres. Le monde arabe, 2011-2021, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2022.