Et si la Belgique disparaissait ?
« Si la Belgique disparaissait, plaisantait un journaliste britannique, personne ne s’en apercevrait ! » Et bien si, l’Europe. L’Europe parce que la Belgique est non seulement au centre de l’Europe et y accueille ses institutions, parce qu’elle œuvra à sa création, mais surtout parce que la fin de la Belgique signifierait l’impuissance d’un État à la longue tradition démocratique, face à la diversité, face aux identités revendiquées, face à la menace régionaliste. Bart De Wever a déclaré au soir des élections qu’on se trouvait devant deux opinions, deux cultures, deux pays, deux démocraties. On le savait depuis longtemps mais les Francophones pensaient que le « fédéralisme d’union » pouvait encore être accommodé et qu’il fallait résister aux appétits croissants de la Flandre en faveur d’une très large autonomie des Régions et des Communautés. Si ce pays, qui ne fut seulement pas un État mais aussi une nation, ne parvient pas à construire un nouvel équilibre institutionnel reconnaissant sa diversité, comment l’Europe des 27 pourra-t-elle juguler son impuissance actuelle ?
Car ce n’est pas derrière un nationalisme désuet que s’avance Bart De Wever, ce n’est pas un racisme, apanage d’une certaine Flandre xénophobe, qui le porte lui et les 30 % de Flamands qui l’ont choisi. Non, c’est un pays qui se pense comme une nation et qui souhaite organiser, pour ses citoyens, son destin. Qu’est-ce que la Belgique pour la Flandre ? Mais aussi : qu’est-ce que l’Europe pour la France, l’Italie l’Allemagne ou la Grèce ? C’est à cette interrogation que doivent répondre les deux gagnants de cette élection. La Belgique, État unitaire jusque il y a peu, est un État fédéral qui fonctionne mal et qui, pour la majorité de sa population (les Flamands représentent 60 % de la Belgique), est inachevé.
Le nouveau face-à-face
Le 13 juin restera dans l’histoire de la Belgique comme le jour où un électeur sur trois en Flandre a choisi un parti ouvertement républicain et indépendantiste. Et a infligé une défaite à tous les partis traditionnels. Si le scrutin était majoritaire, c’est toute la Flandre qui serait passée à la Nouvelle alliance flamande…La N-VA, un parti apparu en 2001 qui n’avait récolté que 5 députés en 2007, est ce parti qui, aujourd’hui, est appelé par les électeurs à tenter de réformer les institutions, à sauver la Belgique. Des électeurs qui l’ont majoritairement choisi pour manifester leur ras-le-bol, pour stigmatiser l’inefficacité des partis traditionnels à rénover les institutions. Un parti qui est non seulement le premier parti de Flandre mais aussi de Belgique.
En face de lui, car nous sommes dans une relation de face à face – rien à voir avec la Suisse et ses 26 cantons –, nous trouvons le parti socialiste d’Elio Di Rupo qui a récolté aussi 30 % de voix en Communauté française. Il est le deuxième parti de la Chambre. Il se dit, en s’adjoignant les voix des socialistes flamands, la première famille politique du pays. Mais il y a longtemps que les familles politiques ont disparu…Leurs intérêts divergent complètement. Seuls subsistent de manière unitaire les syndicats, les associations patronales, les mutuelles. Tous ont mis en garde, de manière vigoureuse, les nouveaux élus politiques des conséquences d’un détricotage des institutions.
Deux hommes, deux partis que tout oppose : la vision institutionnelle, le projet socio-économique, les perceptions mêmes de la société.
La vision institutionnelle d’abord, car il n’y aura pas de gouvernement sans un accord qui videra le fédéral de beaucoup de ses fonctions. L’un a pour objectif, à terme, la fin de la Belgique mais se contentera d’une large autonomie. L’autre se veut un rempart pour les Francophones et les citoyens de Bruxelles et de sa périphérie.
Le projet socio-économique ensuite : si la Flandre de Bart De Wever penche pour l’austérité et réclame le rapatriement de larges secteurs régis actuellement au fédéral, comme l’emploi, la sécurité sociale, la politique d’immigration, le droit d’asile, la justice, l’impôt, c’est aussi pour leur appliquer une politique de centre droit. La Wallonie d’Elio Di Rupo se veut assurer le bien-être : c’est à un fédéralisme de prospérité que ce parti a convié ses électeurs. Et c’est à une politique de dépenses publiques qu’il songe…
Enfin, les perceptions de la société : si, en Flandre, le soir du 13 juin c’est le Vlaamse Leeuw que l’on chantait gravement, les états-majors francophones du PS entonnaient tous, verre de bière à la main et sourire aux lèvres l’Internationale… Le PS est un brin conservateur comme l’a dit malicieusement Daniel Cohn-Bendit. C’est bien deux pays, deux démocraties qui s’affrontent.
Vers un compromis historique ?
Deux hommes qui ne se connaissent pas, qui ne se sont jamais rencontrés et qui vont devoir négocier un « compromis historique » comme en 1929 quand il s’est agi de résoudre la question linguistique. Ce furent à l’époque deux personnalités du Parti ouvrier belge qui le firent et le PS actuel ne manque pas de rappeler que les socialistes furent de toutes les grandes réformes de l’État. Y parviendront-ils ? Formeront-ils une coalition viable, qui ne s’enlisera pas comme le gouvernement actuel après 18 mois de formation ? Les électeurs flamands ne pardonneront plus aux Francophones leur refus d’accepter leurs revendications et les Francophones savent que les Flamands seront aujourd’hui encore plus intransigeants qu’en 2007. On peut être certain que Bart De Wever ne se laissera pas entraîner dans des négociations stériles.
Qui les accompagnera dans ce futur gouvernement qui doit disposer d’une majorité des deux tiers et d’une majorité simple dans chaque groupe linguistique pour pouvoir modifier la Constitution ? Du côté flamand, la chose sera relativement aisée, même si Bart De Wever doit éviter les coups de poignard dans le dos de partis qui ne lui pardonnent pas sa victoire éclatante. Comme le déclarait Marianne Thyssen, la présidente des catholiques flamands laminés, « entre partis flamands, il n’y a pas de problème […] c’est avec les partis francophones ». Mais elle a démissionné le 23 juin : l’aile radicale de la démocratie chrétienne mènera-t-elle alors les négociations ? Les socialistes flamands semblent aussi vouloir être de la partie… Quant aux libéraux, même si d’un point de vue socio-économique, ils sont relativement proches de De Wever, ils doivent panser les plaies de leur déroute électorale.
Quels partis francophones accompagneront le PS ? Ces partis qui, la veille des élections, discutaient encore paisiblement de l’emploi ou de l’impôt comme si les Flamands n’en demandaient pas la scission, comme si le feu n’était pas aux portes de la maison Belgique. Les libéraux restent malgré leur chute, le deuxième parti de la Communauté française et les humanistes de Joëlle Milquet, représentent à la Chambre moins d’électeurs que le Vlaams Belang honni. Les écologistes, bons derniers à la Chambre ?
Le Roi a nommé, le 17 juin, Bart De Wever plébiscité par la Flandre comme informateur (chargé de préparer le terrain du futur formateur du gouvernement de coalition)… C’est donc bien à ce républicain qui, à terme, revendique l’indépendance de la Flandre au sein de l’Europe, que revient la délicate mission de consulter, en toute discrétion, les éventuels partis de la future coalition.
En cette période, difficile pour tous les États européens, les éditorialistes, le gouverneur de la Banque nationale, les représentants du monde patronal pointent l’impuissance de la Belgique réduite à un gouvernement gérant les affaires courantes. Bart De Wever, en acceptant la mission royale, a déclaré que la situation financière ferait partie de ses préoccupations. Mais c’est principalement de l’institutionnel qu’il sera question. Et c’est de lui que découleront les choix socio-économiques. C’est donc du très symbolique B.H.V. (arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde), des résolutions qui mettent à mal la solidarité nationale et que réclame, depuis bientôt dix ans la Flandre, que l’on discutera prioritairement. De Bruxelles enfin, cette clef de voûte du système institutionnel, que Bart De Wever voudrait voir disparaître comme région, mais à propos de laquelle Marianne Thyssen dit qu’il faut trouver « un accord honorable ». Tentera-t-il de proposer, dans le futur accord gouvernemental, l’application de l’article 35 de la Constitution qui dit que l’autorité fédérale n’a de compétences que pour les matières qui lui sont formellement attribuées ? Voilà les défis du futur gouvernement : des défis jusqu’ici repoussés.
Quel sera alors le visage de la Belgique fédérale ou confédérale ? Sera-telle réellement une coquille vide ou, chose improbable, les Flamands accepteront-ils de refédéraliser certains domaines afin d’assurer une colonne vertébrale au pays ? Bart De Wever a déclaré devant le drapeau européen, que l’indépendance de la Flandre restait l’objectif de son parti. Si l’on se souvient des déclarations en faveur du confédéralisme en 1992 déjà, la dynamique flamande sera peut-être bien celle du « darwinisme politique ». C’est, hélas, à une évaporation lente de la Belgique que l’on assistera et le sort de Bruxelles, n’en doutons pas, scellera l’évolution de la Belgique.
Le temps des ukases et des deadlines est fini, comme est fini celui où « l’on négociait des concessions contre de l’argent » (celui de la Flandre…). Les Francophones en sont maintenant conscients. L’Europe chère à De Wever, « nous sommes des démocrates et des européens » répète-t-il inlassablement « pas des révolutionnaires », observe la suite des événements. Elle est d’autant moins indifférente qu’elle sait que le fédéralisme belge est lié intrinsèquement à l’Europe mais qu’en outre un échec de la Belgique qui symbolise l’Europe, qui est un concentré de ses problèmes avec sa diversité de langue, de culture, d’opinions, d’histoire, de perceptions politiques, d’identités revendiquées, de régions ou de pays riches ou pauvres, serait difficilement assumable. L’Europe remarquerait, quoiqu’en dise la plaisante formule britannique, la disparition de la Belgique.
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En 1830, c’est un Congrès national qui a proclamé l’indépendance de la Belgique et l’a dotée de la constitution la plus libérale d’alors. Une constitution qui fut la plus imitée ensuite dans le monde. Elle était due à l’« union monstrueuse » (selon la formule d’Henri Pirenne), pour l’époque, des catholiques et des libéraux, des partisans de l’Ancien régime et des Modernes. Elle était le fruit de concessions entre deux mondes que tout opposait. Aujourd’hui, c’est à un nouveau congrès national que sont convoqués les représentants si divers et si opposés des citoyens. S’ils échouent, la Belgique disparaîtra, victime de son impuissance, de son manque d’ambition et, simplement, de son manque de vouloir vivre ensemble.