
La vraie nature du mercantilisme contemporain
Le mercantilisme du XVIIe siècle est une économie monopolistique de prédation, qui s’épanouit dans un contexte de défiance envers le marché libre et de finitude des ressources. Nous assistons aujourd’hui à son retour.
Entre la Chine et les États-Unis, la liste des produits touchés par de nouveaux tarifs douaniers ne cesse de s’allonger. De ripostes en rétorsions, les deux superpuissances sont lancées dans un engrenage sans fin qui affecte désormais la quasi-totalité de leurs échanges commerciaux. Il convient donc de se demander si les conséquences politiques de la Grande Récession de 2008 sont en passe de porter un coup d’arrêt au processus de mondialisation et à sa matrice idéologique, le « néolibéralisme ». Alors que les guerres commerciales font rage et que fleurissent les discours autour du « patriotisme économique » et de l’America first, notre présent semble voir renaître une forme antérieure du capitalisme que l’on qualifie généralement de « mercantilisme ».
S’en tenir à ce constat, c’est ne voir cependant que la partie émergée de l’iceberg. S’il est ainsi très probable que nous soyons entrés dans un temps néomercantiliste, la surenchère douanière actuelle n’en constitue qu’un épiphénomène qui ne remettra pas en cause le développement des échanges mondiaux dans les prochaines années. Comme le rappelle en effet l’ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (Omc) Pascal Lamy dans un entretien récent, nous vivons plutôt un ralentissement de l’accroissement des échanges qu’un retour en arrière[1]. D’ailleurs, la période mercantiliste, qui s’étale de la fin du Moyen Âge à la première révolution industrielle – avec ses droits de douane élevés et son protectionnisme ravageur – est aussi celle d’une explosion des échanges commerciaux à l’échelle du globe.
Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui, il faut donc déplacer le cadre d’analyse. Ce qui tend à disparaître de notre horizon, c’est le rêve d’une planète régie par une division internationale du travail au service d’une croissance infinie des richesses, dans laquelle les inégalités, certes immenses, seraient cependant « justes » car résultant d’une concurrence libre et non faussée garantie par la puissance publique. L’eschatologie néolibérale du principe de marché, ce jeu régi par une compétition totale, mais loyale, s’efface progressivement. Comme l’a souligné récemment la philosophe Barbara Stiegler, « les néolibéraux perdent les batailles avec des règles du jeu qui ne sont plus adaptées, sans cesse dépassées. Les monopoles s’accumulent et les rentes prospèrent [2] ».
Les capitalismes russe, chinois et américain sont les postes avancés d’un néomercantilisme qui se caractérise par un système mondial militarisé de prédation monopolistique au service de petites oligarchies. Cet environnement n’a plus grand-chose à voir avec le libéralisme de l’Union européenne, ni avec celui des penseurs américains et autrichiens du xxe siècle. Pour en comprendre la nature et les développements, il faut revenir à ce qu’a été le mercantilisme des origines.
Le mercantilisme originel
Le mercantilisme des xvie, xviie et xviiie siècles est un ensemble de doctrines et de pratiques qui ordonnancent, à l’échelle mondiale, une économie de prédation fondée sur la force brute. Il peut être plus précisément défini comme une vaste entreprise navale et militaire de captation des ressources et des marchés sur des bases monopolistiques. Son incarnation chimiquement pure se trouve dans les « compagnies de commerce à privilèges » qui concentrent la vindicte des économistes libéraux du siècle des Lumières[3].
Son modèle général était relativement simple : grâce à un développement inconnu jusqu’alors des arsenaux et des marines de guerre, une force navale, privée ou publique, issue d’un État-nation puissant, s’emparait d’un territoire et/ou d’un marché autrefois détenu par des puissances autochtones. Cette force navale se structurait alors sous la forme d’une seule compagnie par zone géographique ou par produit. Elle établissait outre-mer des forts, des comptoirs, des zones de traites, des routes commerciales, puis elle alimentait et était alimentée en retour, en métropole, par des fabriques et des manufactures « royales », « à privilège » ou « à brevet », autrement dit dotées d’un monopole de fabrication et de commercialisation. En principe privées, mais sous le contrôle étroit de la puissance publique, souvent pourvue de prérogatives régaliennes, ces compagnies de commerce et ces manufactures luttaient contre toute forme de concurrence à l’intérieur d’une même nation, et s’opposaient par la force aux institutions semblables des puissances rivales. Dotées de bases actionnariales réduites, elles entretenaient de petites oligarchies négociantes dans les grands ports atlantiques et dans quelques centres industriels européens. Ainsi se structuraient, verticalement et horizontalement, de vastes conglomérats qui organisaient la production, le prélèvement et le transport d’hommes (esclaves) et de marchandises telles que le café, le tabac, le coton, le cacao, l’indigo, le sucre, les épices, les fourrures, les métaux, la porcelaine ou les draps. Ces dernières étaient ensuite transformées et vendues par ces compagnies ou par des manufactures monopolistiques, selon des modalités qui n’avaient pas grand-chose à voir avec le marché libre.
Les pratiques et les politiques mercantilistes s’appuyaient sur deux idées centrales. La première concerne le rôle de l’intérêt individuel, de la concurrence et de l’intervention de l’État dans l’économie. Si la plupart des penseurs mercantilistes, tels Antoine de Montchrestien (1575-1621) ou Barthélémy de Laffemas (1545-1612), étaient convaincus que l’appétit du gain constituait un motif utile de création des richesses, ils étaient tout aussi persuadés, contrairement, par exemple, à l’un des pionniers du libéralisme, Pierre de Boisguilbert (1646-1714)[4], que le pouvoir se devait de réguler, d’orienter et parfois de réprimer cet appétit pour qu’il tourne à l’avantage de l’État. Dans les premières années du xviiie siècle, un autre mercantiliste, Jean Pottier de la Hestroye (?-1719), exprimait la chose clairement : « Il y a ordinairement dans le commerce deux intérêts qui semblent d’abord être les mêmes et qui cependant ne laissent pas d’être différents et fort opposés, et c’est ce qu’il faut démêler, l’intérêt particulier du marchand et l’intérêt général du commerce. Le premier est souvent faux et contraire au bien de l’État, et le second est réel et n’a pour objet que le bien général [5]. » Que les négociants soient conduits par leur cupidité pour agir, il n’y a rien à redire à cela. Mais si l’on veut la prospérité de la nation dans son ensemble, il est impossible de s’appuyer sur cette seule motivation. L’État doit mettre cette cupidité à son service par des règlements, des contrôles, des inspections, des droits de douane, des privilèges.
Aussi, et contrairement à l’image d’Épinal qui voulait que les négociants fussent les soutiens naturels des monarchies alors en gestation, on sait désormais que les choses étaient beaucoup plus complexes[6]. Le pouvoir politique se méfiait de l’initiative privée, et s’il cherchait à protéger la production nationale, il voulait aussi réguler, uniformiser et contrôler les pratiques marchandes. Le cas français est paradigmatique : les tarifs douaniers mis en place en 1664 et en 1667 étaient pensés par Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) comme devant être temporaires. L’idée était celle d’une éducation de l’industrie française, jusqu’à ce qu’elle devienne forte et compétitive et puisse rivaliser avec celle des autres pays européens. De même, à l’intérieur des frontières du royaume, le ministre entendait supprimer les entraves à la libre circulation des marchandises[7]. Ainsi l’État et les négociants entretenaient-ils des relations d’alliances et d’appuis, mais aussi de luttes et de rivalités.
C’est la logique de compétition coloniale entre États, le pouvoir d’influence des négociants et la montée inquiétante de l’idéologie libérale qui ont renforcé, à moyen terme, les pratiques mercantilistes. L’épisode du « Système de Law » en France en est l’aboutissement idéel, utopique et total. Cet immense conglomérat rassemblant toutes les compagnies de commerce françaises, des arsenaux, des manufactures, le négoce du tabac, la collecte des impôts, la banque royale, dans un Léviathan proto-dirigiste appelé Compagnie des Indes, devait « rétablir un commerce que les intérêts divisés des particuliers [avaient] rendu ruineux […]. Les prix des marchandises, n’étant point rabaissés par des concurrents, se soutiendront. Les Français ne détruiront plus les Français[8] ». Il ne s’agissait certainement pas de laisser libre cours aux intérêts individuels et à la concurrence, mais de fusionner un grand nombre de propriétés et de profits privés – par la contrainte et par la force – dans un immense monopole qui fixerait les prix, les salaires et les profits.
La seconde idée partagée par la plupart des penseurs mercantilistes était qu’il ne pouvait exister de croissance globale. Il était selon eux impossible que tous les pays s’enrichissent en même temps, que tous les marchands puissent croître à la fois. Comme l’affirmait Montchrestien, « on dit que l’un ne perd jamais que l’autre n’y gagne. Cela est vrai, et se connaît mieux en matière de trafic [négoce], qu’en toute autre chose[9] ». Ainsi le jeu économique était-il nécessairement à somme nulle. Il s’agissait par conséquent d’obtenir une balance commerciale positive en enlevant aux autres puissances les marchés et les ressources qu’elles détenaient jusque-là. Mais ces théoriciens n’étaient pas naïfs au point de croire que l’afflux d’argent engendré par une balance positive avait seulement des effets favorables. Jean Bodin (1530-1596), en France, ou Thomas Mun (1571-1641), l’un des dirigeants de la Compagnie anglaise des Indes orientales, savaient que l’afflux d’or et d’argent devait conduire à l’inflation et à la perte de compétitivité des produits nationaux. Ils pensaient simplement que ces profits devaient rester confinés aux grandes compagnies de commerce et à la puissance navale, c’est-à-dire réinvestis dans la captation de terres et de marchés extérieurs. Cette vision des choses n’est naturellement pas étrangère aux circumnavigations des xve et xvie siècles, et à l’effroyable colonisation qui en a résulté de la part des puissances européennes. Puisque la quasi-totalité des terres émergées du globe était désormais connue, le monde devenait un gâteau dont la taille ne pouvait s’accroître. Pour en obtenir les plus grandes parts, la course à la prédation des ressources mondiales était lancée.
Il y a donc une double origine au mercantilisme : une défiance envers les effets prétendument positifs de la concurrence et du marché libre d’un côté ; le sentiment de finitude, de ressources limitées, et l’urgence de la compétition mondiale, de l’autre. Or ce sont précisément ces éléments qui sont à l’œuvre aujourd’hui.
Le retour de la prédation monopolistique
D’un côté, en effet, on constate depuis une vingtaine d’années un mouvement général de concentration des firmes et de lutte contre les pratiques concurrentielles. Dans un environnement de stagnation de la productivité, de décélération de la croissance et de progression des inégalités, l’avènement de quasi-monopoles dans tous les secteurs et sur tous les continents semble une manière de maintenir des profits élevés pour une frange actionnariale réduite. De l’autre, la raréfaction des ressources naturelles – minerais, hydrocarbures, terres arables, faune sauvage – implique un processus croissant de sécurisation des approvisionnements de type militaro-monopolistique. L’état de dégradation avancée de beaucoup d’écosystèmes et la démographie dynamique de plusieurs zones géographiques conduisent à une nouvelle course prédatrice, dans un cadre où l’on ne peut gagner que contre son voisin. Ces deux phénomènes sont en passe de fusionner aujourd’hui. Ainsi d’immenses conglomérats privés ou publics s’appuient-ils sur des dirigeants « forts », qui s’engagent à protéger ces firmes sur le marché intérieur, et promettent de développer les complexes militaro-industriels susceptibles d’aider ces mêmes firmes sur les marchés extérieurs.
D’immenses conglomérats privés ou publics s’appuient sur des dirigeants « forts », qui s’engagent à protéger ces firmes sur le marché intérieur.
En Russie, depuis une dizaine d’années, « les monopoles s’accroissent. La concurrence se réduit comme peau de chagrin dans tous les secteurs, de la construction à l’agroalimentaire. Sans parler de l’énergie. […] De renationalisations en consolidations, les grands groupes résistent d’autant mieux aux sanctions que leurs rivaux étrangers ont parfois déserté le terrain[10] ». Si la Chine semble vouloir renforcer la concurrence sur son marché intérieur, elle exerce plutôt sa pression sur les multinationales étrangères. Le pays conserve un nombre incroyable de firmes monopolistiques ou ultra-dominantes, comme Baidu, Tencent ou Alibaba dans le monde du commerce numérique et du divertissement, et ce n’est encore rien à côté du transport maritime (Cosco), ferroviaire (CRRC), de la banque ou de l’extraction minière. En Inde, les grands conglomérats familiaux comme Tata, Mahindra ou Mittal sont toujours largement dominants. Quant aux États-Unis, ils connaissent depuis une vingtaine d’années une augmentation de la concentration dans la majorité des industries, avec un nombre de plus en plus petit de firmes qui cumulent une part croissante des bénéfices. Or des études attribuent ce grand retour des monopoles à l’application trop permissive de la réglementation anti-concurrentielle, voire à un renforcement délibéré des barrières à la concurrence[11].
Bien sûr, comme aux xviie et xviiie siècles, il arrive que ces conglomérats soient partiellement en rivalité avec la puissance publique, qui les juge trop puissants ou pas assez dociles, d’où le limogeage régulier d’oligarques en Russie ou en Chine. La situation est un peu différente aux États-Unis. Malgré les menaces récurrentes (sur Twitter) du président Trump à l’encontre de dirigeants comme Jeff Bezos, le patron d’Amazon, ces derniers ont peu de choses à craindre de l’anti-trust et de la justice américaine, du moins pour le moment. Il n’en reste pas moins que la pratique de la « porte tournante », proche du « pantouflage » de nos énarques en France, qui voit des congressmen devenir des lobbyistes ou des employés des sociétés les plus puissantes, et inversement, est très courante. Ainsi arrive-t-on à un type d’alliance entre grands conglomérats privés et gouvernement qui n’est pas si différent de ce qui se produit en Chine ou en Russie.
Quoi qu’il en soit, ces situations de monopoles s’accroissent et permettent la captation d’une rente prédatrice toujours plus élevée. Dans les domaines de la santé, des assurances, de l’énergie ou de la vente en ligne, beaucoup d’États ont ainsi laissé prospérer ou sciemment organisé des situations où quelques entreprises se substituent à la puissance publique, pratiquent des prix élevés et transfèrent la facture aux contribuables. C’est le cas, par exemple, du programme public Medicare aux États-Unis, qui garantit le paiement d’un prix de monopole de certains produits pharmaceutiques à quelques grandes firmes médicales et assurances privées[12]. Ces situations monopolistiques ont également des conséquences sur le marché du travail, avec une pression à la baisse des salaires dans les secteurs concernés[13]. Les géants du numérique et de l’informatique exercent quant à eux des abus de position dominante : ils pratiquent la vente liée, contraignent les fabricants de smartphones à utiliser leurs services et logiciels, concentrent les recettes publicitaires et nos données personnelles, qu’ils monnayent à prix d’or. Le monopole chinois sur certains métaux lui permet d’utiliser l’arme des prix et des quotas pour, au choix, éliminer des concurrents (en manipulant les cours à la baisse), favoriser l’approvisionnement de certains partenaires, ou relever les prix de vente lorsque les acheteurs n’ont plus d’alternatives[14]. Autant de pratiques que le monopole gazier russe connaît parfaitement.
Si l’on s’intéresse maintenant aux marchés extérieurs, chacun des grands États dont on vient de parler cherchent à s’affirmer comme une thalassocratie moderne, autrement dit une puissance politique et économique fondée sur la maîtrise des mers – à l’image de la Hollande du xviie siècle et de l’Angleterre du xviiie siècle. La mer occupe en effet un rôle prépondérant dans le transport de marchandises à l’échelle mondiale. Grâce à l’invention du conteneur à la fin des années 1950 et à sa progressive généralisation dans les années 1980, 80 % du commerce mondial s’effectue aujourd’hui par bateau. Des matières premières aux objets manufacturés, en passant par les céréales, jamais le monde n’a été aussi dépendant des routes maritimes[15]. À l’image des compagnies à privilèges d’autrefois, ces routes sont aux mains d’une poignée d’armateurs européens et asiatiques, de gigantesques firmes privées (les européens Maersk, Cma-Cgm) ou publics (le chinois Cosco), en situation de quasi-monopole dans certaines régions et sur certains produits.
Ces armateurs sont cependant confrontés à deux problèmes : l’insécurité maritime et la remise en cause progressive de la liberté des mers. La piraterie est endémique dans la corne de l’Afrique, la péninsule arabique, le golfe de Guinée, en Indonésie et aux Philippines. C’est un problème pour le commerce maritime, mais pas aussi aigu que le renforcement du contrôle des États sur leur zone économique exclusive de 200 milles marins (370 km) au-delà de leurs côtes. Les multiples conflits et revendications d’îles et d’îlots que ce phénomène entraîne gênent la liberté de circulation, et ce même en haute mer. Si nous n’en sommes pas encore au point où toutes les flottes marchandes doivent se déplacer à l’aide de bâtiments militaires amis, il n’en reste pas moins que les inspections, intimidations, voire arraisonnements, sont de plus en plus fréquents. C’est l’une des raisons qui explique les bases pré-positionnées autour des grands ports et points de passages, ainsi que l’augmentation des capacités des marines de guerre. Disposant d’une permanence à la mer sur l’ensemble du globe et de bases aéronavales sur les cinq continents, les États-Unis sont sans conteste la première puissance maritime, mais le président Trump a promis de muscler encore davantage sa Navy, et de passer de 300 à 355 unités au milieu des années 2020. Les dépenses militaires de la Chine ont, quant à elles, augmenté de 83 % depuis 2009 et l’empire du Milieu est désormais en tête de l’effort naval militaire. C’est ainsi qu’au cours des quatre dernières années, la Chine a mis à flot l’équivalent en volume de la totalité de la marine de guerre française. Autour de 2030, l’empire du Milieu devrait disposer de cinq à six porte-avions opérationnels[16]. L’Inde développe également depuis plusieurs années son potentiel, avec un budget en hausse constante, et aura bientôt deux porte-avions en activité ainsi que plusieurs bases dans l’Océan indien[17]. Les marines russes, britanniques et françaises n’ont pas bénéficié au cours des dernières années d’apports substantiels, mais elles disposent de capacités navales importantes (en particulier sous-marines) et les lois de programmation de chacun de ces pays prévoient leur renforcement au cours de la prochaine décennie.
Au-delà des problèmes de piraterie et d’extension de la privatisation des mers, l’idée est pour chacun de ces États de s’assurer un accès sans restriction aux marchés clés et aux ressources stratégiques. Les flottes occidentales assurent cette fonction en temps de paix, mais il est également peu de guerres extérieures menées par les grandes puissances qui n’aient eu, entre autres, un motif économique au cours des deux décennies écoulées. Qu’il s’agisse des États-Unis, de la France ou de la Russie, nous assistons au grand retour de la prédation militarisée pour les ressources rares. C’est évidemment le cas de l’installation en Irak de quasi-monopoles avec des pouvoirs régaliens, comme la firme américaine Halliburton[18], ou la sécurisation de l’approvisionnement d’uranium au Sahel avec l’intervention française au Mali en 2013[19], en passant par la prise de contrôle de la Syrie par la Russie, qui permet à cette dernière d’assurer les routes énergétiques de ses monopoles, contrôler les réserves de phosphates syriennes et étendre son emprise sur la Méditerranée[20]. Le continent africain est particulièrement convoité et, de ce point de vue, le projet chinois de « nouvelles routes de la soie », rebaptisé récemment « Belt and Road Initiative », est emblématique.
Nous assistons au grand retour de la prédation militarisée pour les ressources rares.
Le pouvoir chinois magnifie aujourd’hui l’amiral Zheng He, qui conduisit de nombreuses expéditions maritimes de 1405 à 1433 sur les côtes de l’Inde, de l’Arabie et de l’Afrique orientale. Cette référence historique est très significative car si la Chine – qui en avait les moyens techniques, scientifiques et humains – n’a pas pris le virage du mercantilisme au xve siècle, elle est bien décidée aujourd’hui à prendre sa revanche. La partie maritime du programme chinois est connue sous le nom de « stratégie du collier de perles », une série de bases navales et d’infrastructures pour la marine chinoise dans l’océan Indien, la péninsule arabique et jusqu’en Europe. Les hydrocarbures sont importants, mais le but est également de prendre le contrôle de certains ports, de beaucoup de mines et de terres agricoles, tout en cherchant de nouveaux débouchés commerciaux. Des fonds souverains, des banques publiques, des compagnies d’État sont à la manœuvre pour acheter des droits d’accès et construire des infrastructures (comme Cosco au Pirée en Grèce ou à Arkhangelsk en Russie). La base navale chinoise de Djibouti, inaugurée à grands frais en 2017, n’a pas que l’énergie en ligne de mire. Elle doit également permettre de sécuriser l’approvisionnement des constructeurs de batteries automobiles chinois, d’aider China Molybdenum à étendre son monopole sur les mines d’Afrique centrale, et de renforcer les capacités d’importation de coton, d’huile, de tabac et d’autres produits primaires. La coopération militaire de la Chine avec de nombreux pays africains, ainsi que les prêts généreux qu’elle leur accorde, viennent compléter ce tableau néomercantiliste[21].
La guerre commerciale actuelle n’est donc qu’un symptôme d’une évolution beaucoup plus profonde, qui tend à éclipser les éléments sur lesquels ont été bâties les démocraties libérales et l’ordre international qu’elles entendaient défendre jusqu’à il y a peu. Comme l’a parfaitement analysé l’historien américain David Bell, les forces économiques et sociales à l’œuvre derrière la montée des mouvements nationalistes et radicaux sont trop souvent analysées par les progressistes comme relevant du « néolibéralisme ». « C’est une erreur », pointe-t-il à juste titre, car aujourd’hui, les plus puissants acteurs économiques, « en quête de profit, violent de manière flagrante leurs propres principes “néolibéraux” du marché libre. Le Parti républicain n’est plus de nos jours le parti du néolibéralisme, mais celui du capitalisme oligarchique, qui fonctionne en tandem avec un nationalisme réactionnaire et xénophobe – un phénomène qui fleurit dans de nombreux autres pays à travers le monde, à commencer par les autres superpuissances[22] ».
La remise en cause arbitraire des droits de propriété, les renationalisations, les barrières à la concurrence, la méfiance envers le marché libre ne sont donc pas toujours des idées au service d’une révolution émancipatrice. Elles sont aussi parfaitement adéquates pour une révolution conservatrice oligarchique. Ce capitalisme de rentes se double d’une course vers ce qui reste de ressources naturelles et de marchés exploitables, avec un mode opératoire qui n’est pas sans rapport avec le mercantilisme originel. Autant d’éléments qui, s’ils devaient se poursuivre, produiraient des déséquilibres mondiaux et des inégalités à l’intérieur des superpuissances encore plus terribles que ceux que nous avons connus aux xviie et xviiie siècles.
[1] - Sylvie Matelly et Pim Verschuuren, « Le libre-échange n’existe pas. Grand entretien avec Pascal Lamy », Revue internationale et stratégique, vol. 4, n° 108, 2017, p. 55-67.
[2] - Vincent Edin, « Il faut digérer l’échec de la “révolution” néolibérale », entretien avec Barbara Stiegler, Usbek et Rica, 26 février 2019.
[3] - Voir Céline Spector, « Le concept de mercantilisme », Revue de métaphysique et de morale, vol. 3, n° 39, 2003, p. 289-309.
[4] - Chez qui « l’intérêt des entrepreneurs » produirait « l’harmonie du monde » en l’absence de toute intervention publique, car cette dernière « gâte tout en voulant s’en mêler, quelque bien intentionnée qu’elle soit » : Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l’économie politique, préface d’Alfred Sauvy, présentation de Jacqueline Hecht, Paris, Ined, 1966, vol. 2, p. 748-749 et p. 987-993.
[5] - Cité dans Arnaud Orain, La Politique du merveilleux. Une autre histoire du Système de Law (1695-1795), Paris, Fayard, 2018, p. 68.
[6] - Voir, en particulier, Philip J. Stern, The Company-State. Corporate Sovereignty & the Early Modern Foundations of the British Empire in India, Oxford, Oxford University Press, 2011 et P. J. Stern et Carl Wennerlind (sous la dir. de), Mercantilism reimagined. Political Economy in Early Modern Britain and Its Empire, Oxford, Oxford University Press, 2014.
[7] - Philippe Minard, La Fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998.
[8] - Voir Arnaud Orain, La Politique du merveilleux, op. cit., p. 123-161.
[9] - Antoine de Monchrestien, Traicté de l’œconomie politique [1615], Paris, Plon, 1889, p. 161-162.
[10] - Isabelle Mandraud, « En Russie, des monopoles XXL », Le Monde, 11 décembre 2017 ; Emmanuel Grynszpan, « En Russie, les géants publics pèsent de plus en plus lourd », Le Figaro, 3 mars 2018.
[11] - Joseph Stiglitz, « Le nouvel âge des monopoles », Les Échos, 19 mai 2016 ; Emmanuel Farhi, « L’essor des rentes de monopole nuit à la croissance », Le Monde, 16 décembre 2017 ; Sophie Guilloux--Nefussi, « Les monopoles : un danger pour les États-Unis ? », Banque de France, 13 février 2018.
[12] - James K. Galbraith, L’État prédateur. Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant, trad. par Françoise et Paul Chemla, Paris, Seuil, 2009.
[13] - Suresh Naidu, Eric A. Posner et Glen Weyl, “Antitrust remedies for labor market power”, Harvard Law Review, vol. 132, n° 536, 2018, p. 537-601.
[14] - Ludovic Jeanne, « Comment la Chine a pris le contrôle du marché des terres rares », The Conversation, 22 janvier 2017.
[15] - Antoine Frémont, « Les routes maritimes : nouvel enjeu des relations internationales ? », Revue internationale et stratégique, vol. 69, n° 1, 2008, p. 17-30 ; Cyrille Coutansais, « Transport maritime. Entre globalisation et développement durable », Études, vol. 412, n° 3, 2010, p. 307-318.
[16] - Vincent Groizeleau, « La Chine consolide sa position de seconde flotte mondiale », Mer et Marine, 6 février 2019.
[17] - Nicolas Péné, « L’Indian Navy : de la défense littorale à la puissance océanique », Bulletin de l’association de géographes français, vol. 94, n° 1, 2017, p. 167-182.
[18] - Anna Fifield, “Contractors reap $138bn from Iraq war”, Financial Times, 18 mars 2013 ; Claude Serfati et Philippe Le Billon, « Guerres pour les ressources : une face visible de la mondialisation », Écologie & politique, vol. 34, n° 1, 2007, p. 15-31.
[19] - Angela Bolis, « Mines d’uranium : “la France n’a pas intérêt à ce que le conflit malien s’étende au Niger” », Le Monde, 30 janvier 2013.
[20] - Caroline Galactéros, « Syrie : les enjeux cachés de l’intervention russe », Le Point, 15 octobre 2015
[21] - Steve LeVine, “China is building the most extensive global commercial-military empire in history”, Quartz, 9 juin 2015 ; “China’s trillion-dollar foreign policy”, The New York Times, 18 mai 2017.
[22] - David A. Bell, “Lost bearings. Adam Gopnik and the search for a 21st-century liberalism”, The Nation, 1er juillet 2019