
La défaite de l'AKP aux élections locales de Turquie
Le discours de la haine et de la division ne suffit pas toujours à remporter une élection.
« Le secteur de la bière est le plus grand gagnant de la défaite d’Erdoğan », titrait Bloomberg au lendemain des élections locales en Turquie : les actions du principal brasseur de Turquie, Efes, sont remontées en bourse de près de 7 % le 1er avril 2019. Comme si la fin du règne du Parti de la justice et du développement (Akp) à Istanbul, long de plus de vingt-cinq ans, était la promesse d’une vie meilleure, plus festive, plus légère. Le petit rossignol que Selahattin Demirtaş, le dirigeant du parti pro-kurde, a dessiné depuis sa prison d’Edirne et partagé sur Twitter avec son « souhait que demain soit meilleur », et le hashtag « La fin du mois de mars, c’est le printemps », le slogan de campagne du Parti républicain du peuple (Chp), sont autant de signes de l’euphorie qui s’est emparée de tous les partisans de l’opposition.
Certes, l’Akp reste le premier parti de Turquie avec 44 % des voix ; certes, ces élections n’entraînent aucun changement de pouvoir, mais Erdoğan lui-même affichait un air sombre lors de son annonce des résultats au soir du 31 mars et, pour la première fois, la carte de la Turquie indiquant les résultats des élections, si uniformément orange (la couleur de l’Akp) depuis de longues années, est désormais une mosaïque de bleu, de rouge, d’orange et de violet. Ces résultats ont fait renaître la foi dans un système politique qu’on croyait verrouillé. Est-ce que les médias vont retrouver leur indépendance ? Non. Est-ce que les 100 000 fonctionnaires limogés ou suspendus vont retrouver leur poste ? Certainement pas. Pourtant, ces résultats marquent une rupture dans la trajectoire ascendante de l’Akp, et font naître des grands espoirs dans les rangs de l’opposition, même si la tâche qui les attend s’annonce particulièrement ardue.
La fin d’une trajectoire ascendante
Est-ce que les résultats des élections montrent une désaffection à l’égard de l’Akp ? Pas vraiment : il reste le premier parti du pays, et Erdoğan restera presque seul au pouvoir pour les quatre prochaines années. La leçon la plus importante des résultats de ces élections, c’est que le discours de la haine et de la division ne suffit pas toujours à remporter une élection. Erdoğan et les dirigeants de l’Akp avaient mené une campagne extrêmement violente, multipliant les insultes à l’égard de l’opposition, dénonçant les « terroristes » et les « traîtres ». C’est aussi, dans une certaine mesure, une mise en cause du système hyper-présidentiel mis en place en juin dernier. Les résultats des élections de juin 2018 avaient montré qu’Erdoğan était plus populaire que son parti. Le dirigeant en a assumé les conséquences et s’est personnellement beaucoup impliqué dans la campagne, transformant ces élections en référendum sur sa pratique du pouvoir. Les résultats montrent que les forces d’un seul homme ne suffisent pas à mobiliser dans quatre-vingt-un départements. En évitant de parler des problèmes locaux, le président a alimenté les critiques selon lesquelles son parti ne se soucie pas des problèmes économiques de ses électeurs.
Le discours de la haine
et de la division ne suffit pas toujours à remporter une élection.
Ces résultats montrent ensuite que l’Akp devient un parti de plus en plus rural, qui perd son électorat diplômé pour s’adresser de plus en plus aux milieux défavorisés et aux plus âgés. Une étude révèle que si les jeunes (18-27 ans) sont 67 % à voter pour l’opposition, les plus de quarante-quatre ans sont au contraire 70 % à soutenir le pouvoir. Les électeurs qui se sont détournés de l’Akp sont essentiellement des jeunes urbains de centre-droit, entre vingt-huit et quarante-trois ans, aux revenus légèrement supérieurs à la moyenne nationale[1].
Ces voix pourraient être entraînées en dehors du Parti, dans la perspective, de plus en plus certaine, d’une scission de l’Akp. Plusieurs anciens poids lourds du Parti qui avaient été écartés du pouvoir, dont l’ancien Premier ministre Ahmet Davutoğlu, multiplient les rumeurs selon lesquelles ils pourraient fonder un nouveau parti conservateur. Tant que l’Akp remportait les élections, ils n’avaient aucun intérêt à fonder un parti concurrent. Maintenant que le Parti commence à perdre, ces rumeurs semblent se concrétiser.
Cette défaite dit aussi que la gestion par ce Parti de la question urbaine ne convainc plus. À cet égard, la campagne menée à Istanbul par Ekrem Imamoğlu est intéressante. Là où l’Akp, depuis de longues années, voulait faire d’Istanbul une métropole mondialisée, moderne, ultralibérale, lieu d’immenses projets de construction, le candidat de l’opposition a su proposer une vision alternative. Ancien maire d’un district d’Istanbul, où il a mis en place des programmes d’aide sociale, des crèches, des jardins partagés, il pouvait se prévaloir d’un bilan positif sur les plans social et environnemental. Il porte l’idée que les politiques de la ville doivent être centrées sur la qualité de vie de ses habitants. Alors que la question environnementale avait déclenché de vastes manifestations pour le parc Gezi, le candidat du CHP veut promouvoir une approche plus sensible à l’écologie et une gestion de la ville à taille humaine[2].
Cette défaite est enfin une victoire pour l’opposition. Elle montre l’intelligence de Selahattin Demirtaş, le dirigeant pro-kurde emprisonné. La stratégie de son parti de « faire perdre [l’Akp] à l’Ouest et gagner à l’Est », c’est-à-dire de ne pas présenter de candidat dans les grandes villes de l’ouest du pays de façon à permettre au candidat commun du Chp – de centre-gauche – et du « bon parti » – nouveau parti issu d’une scission de l’extrême droite – de gagner, a porté ses fruits. C’est peut-être le signe que l’opposition pourrait enfin sortir de l’impasse, alors que le Chp est vu, depuis plusieurs années, comme un parti fossilisé, incapable d’accueillir les jeunes talents. Pourtant, pour le Chp, se servir de ces fonctions locales comme tremplin pour conquérir le pouvoir au niveau national, comme l’avait fait l’Akp, s’annonce être une tâche extrêmement difficile.
Le gouvernement local, un tremplin ?
Il ne faut pas attendre de grand changement d’orientation pour la politique nationale au lendemain des élections. L’allocution d’Erdoğan, au soir de la défaite, montre qu’il a perçu ces résultats comme un avertissement, pas un renouvellement du pouvoir. Au mieux, il y aura un changement dans le cabinet présidentiel. Plusieurs rumeurs indiquent que le ministre de l’Économie et gendre du président, Berat Albayrak, est très mal vu au sein du Parti ; la défaite pourrait signifier son départ.
Concrètement, les municipalités disposent de budgets très importants. À titre d’exemple, le budget de la métropole d’Istanbul, pour 2019, est de 23, 8 milliards de livres turques. L’Akp a fait des mairies, depuis son arrivée au pouvoir, un rouage essentiel de la « machine » de redistribution clientéliste. Les municipalités dont hérite l’opposition pourraient bien se révéler un cadeau empoisonné. Gérés de façon très opaque par l’Akp depuis de nombreuses années – plus de vingt-cinq ans pour Istanbul et Ankara –, les comptes de toutes les villes connaissent un déficit vertigineux. Pour les nouveaux maires issus de l’opposition, assainir les finances de la ville et mettre en place une gestion transparente et efficace pourrait prendre plusieurs années.
D’autant plus qu’Erdoğan n’a fait aucun mystère de son intention de soumettre les deux villes d’Istanbul et d’Ankara à un blocus économique. En plus d’avoir la main sur les ressources de l’État central, l’Akp contrôle aussi la banque « des régions », le plus gros organisme de crédit pour les municipalités. Il y a mille façons, pour l’Akp, d’empêcher les mairies opposantes de mener à bien leurs projets. L’exemple de la mairie d’Izmir, bastion du Chp depuis de longues années, est très parlant : le projet de métro n’a jamais vu le jour. Les médias, presque tous tenus par l’Akp, ne pardonneront pas la moindre erreur aux mairies tenues par l’opposition et seront certainement à l’affût du moindre faux-pas. Pour l’instant, le seul atout de l’opposition, c’est qu’elle peut ouvrir des enquêtes pour corruption et dévoiler dans leurs moindres détails les dessous de la gestion des municipalités Akp.
Il reste que, pour les habitants d’Istanbul et d’Ankara, la victoire de l’opposition est la promesse que la pression sur leur mode de vie pourrait se relâcher. En 1992, à Ankara, une statue de 1924 représentant des fées de l’eau, dénudées, avait été retirée. En 2001, le nouveau maire Akp de la ville l’avait fait remplacer par une statue de théière géante versant perpétuellement son jet d’eau dans une tasse. C’était l’un des projets les plus contestés de Melih Gökçek, le maire Akp, et cette statue de théière est devenue le symbole de la pudibonderie bon teint et du mauvais goût des dirigeants de l’Akp. Depuis qu’Ankara est passée aux mains de l’opposition, une image présentant côte à côte une photographie de l’ancienne statue aux femmes dénudées et une photographie de la statue théière circule sur les réseaux sociaux, accompagnée de la légende : « Nous voulons l’ancienne Ankara ! Que ceux qui ne l’ont jamais connue voient à quoi elle ressemble… »
Post-scriptum (9 mai 2019)
On parle déjà de « coup d’État du 6 mai ». Le Haut conseil électoral a convoqué de nouvelles élections à Istanbul, pour des motifs manifestement fallacieux, et le maire élu, Ekrem İmamoğlu, a été démis de ses fonctions. C’est une personnalité nommée par le ministre de l’Intérieur qui administrera Istanbul jusqu’aux prochaines élections, le 23 juin prochain. Alors que les élections locales avaient restauré la confiance dans le système électoral, cette décision confirme aux yeux du monde entier la dérive des institutions démocratiques en Turquie. Pourtant, l’opposition à Istanbul semble plutôt galvanisée par cette décision. Le candidat du CHP est devenu un véritable héros et prononce des paroles d’apaisement ; en ce temps de Ramadan, il a demandé à ses partisans de refuser tout discours de haine et à « serrer dans leurs bras » les électeurs de l’AKP.
La décision d’Erdoğan de faire pression sur le Haut comité divise profondément l’AKP. Ahmet Davutoğlu, l’ancien Premier ministre qui menace depuis plusieurs années de fonder un nouveau parti conservateur, a ouvertement critiqué cette décision depuis son compte Facebook. Finalement, la convocation de nouvelles élections à Istanbul est peut-être l’imprudence de trop et risque de précipiter la fin de l’ère AKP.
[1] - Selon une enquête sur les « indécis », publiée par l’institut de sondage Gezici dix jours avant les élections.
[2] - Aurélien Trachez, « Ekrem İmamoğlu : portrait du candidat Chp à la mairie métropolitaine d’İstanbul », Observatoire de la vie politique turque, 18 mars 2019.