
Menaces sur les petites salles de cinéma
Pour survivre à une possible perte d’appétence des spectateurs, les petites salles de cinéma doivent mettre l’accent sur l’animation, l’expérience sociale et l’éducation artistique des jeunes.
En octobre 2019, je prépare une conférence sur le Mishima (1985) de Paul Schrader et regarde à peu près tout l’œuvre de ce cinéaste sur l’écran de ma télé puisque la « longue traîne1 » d’Internet m’en permet l’accès. Une séquence de First Reformed (2018) me fait sourire : un couple enfin uni entre en lévitation et, pendant sa longue étreinte, survole la Terre : ringard. Par principe, je retourne voir ce film en salle. Et là, stupéfaction : cette scène ne relevait plus du kitsch, mais d’une véritable épiphanie. Ampleur et définition de l’image et du son, taille des personnages sur la toile qui me renvoyait à ma finitude de spectatrice, forclusion du reste du monde par le noir de la salle et communion avec la collectivité éphémère qui m’entourait ont fait qu’une émotion intense m’a envahie. Alors, même si la « copie » numérique donne un accès aisé aux œuvres, après presque quatre mois de diète liée à la pandémie et au moment où l’on craint que les salles les plus fragiles ne fassent faillite après leur réouverture, il faut le réaffirmer : la perception d’une œuvre cinématographique n’est pas la même selon les conditions matérielles de sa réception et c’est pour cela que nous sommes attachés à sa diffusion en salle.
Une menace inédite
La menace n’est pas nouvelle. À plusieurs reprises déjà, dans l’histoire du septième art, la diffusion du film en salle s’est trouvée en danger, en particulier lorsque des innovations techniques (la télévision, la vidéo, le DVD, la dématérialisation des supports) ont ravi une bonne part de son public. Mais jamais une pandémie ne l’avait encore menacée.
La crise à laquelle le monde de l’exploitation des salles doit faire face est inédite : comment, après avoir fermé du 16 mars au 22 juin 2020, les cinémas vont-ils faire face à la fonte de la trésorerie, au paiement des charges, aux mesures sanitaires de distance physique qui vont diminuer leur jauge, à l’inquiétude des distributeurs qui vont peut-être vouloir attendre l’automne avant de sortir leurs films et, surtout, à l’éventuelle désaffection de spectateurs souvent sauvés du traumatisme du confinement par la multiplication des propositions d’images en ligne, de l’offre de cinémas qui ont créé leur propre site à celle de cinémathèques exigeantes (Benshi, Henri, LaCinetek, Tënk, etc.) ? Sans, bien sûr, compter l’offre pléthorique des plateformes de VoD (vidéos à la demande), de streaming, Netflix en tête. Cette interrogation se voit confortée par le jugement sec du PDG de Microsoft, Satya Nadella : « Nous venons d’assister à deux ans de transformation numérique en deux mois. » Autant dire à une potentialisation de tendances déjà à l’œuvre, en particulier celles qui incitent l’amateur de cinéma à rester chez lui, quitte à pirater davantage les œuvres cinématographiques.
Cela étant, le fait que l’année 2019 a vu 213 millions de spectateurs dans les cinémas en France, la meilleure fréquentation depuis 1966 et 2011, rassure. Ce succès mondial doit cependant beaucoup à sept productions du studio Disney, Avengers: Endgame, Le Roi Lion, La Reine des neiges 2, etc. Ces blockbusters qui ciblent plutôt un public jeune sont davantage diffusés dans les salles des grands circuits que dans les salles d’art et essai de faible jauge. Or selon les dernières enquêtes du ministère de la Culture, si les spectateurs nés entre 1995 et 2004 vont volontiers au cinéma, ils s’intéressent moins aux films d’art et essai2. Ces derniers sont en revanche plébiscités par le public de plus de 60 ans, d’où un vieillissement du public hors grands circuits. Par conséquent, les salles les plus fragiles sont-elles menacées de fermeture ? L’inquiétude est grande, justement parce que ces salles sont celles qui diffusent des œuvres différentes, le plus souvent exigeantes, en tout cas moins soutenues par un matraquage publicitaire3.
Pourtant, comme les populations asiatiques ont gardé mémoire de la crise du Sras pour mieux se battre contre la Covid-19, le monde du cinéma devrait se souvenir des sursauts dont il a su faire preuve depuis que, pour diverses raisons, on annonce sa mort.
La mort du cinéma
Ce thème est récurrent tout au long de l’histoire du septième art : lié à une technique, le cinéma risque d’être mortel, comme le suggérait André Bazin en 1953, au moment où la concurrence de la télévision avait entraîné la fermeture de 5 000 salles et la perte de 50 % de spectateurs aux États-Unis. D’emblée, il posait une interrogation essentielle : « Au cinéma, la question fondamentale devant tout progrès technique demeure : quelles complications va-t-il exiger de l’exploitation4 ? »
Jusqu’à présent, le retour de cette crainte coïncidait en général avec l’arrivée de nouveaux supports qui concurrencent les anciens, comme le son qui, en 1927, en plus de modifier profondément la narration cinématographique et l’actorat, a brutalement frappé d’obsolescence le parc de cabines de projection. Ou encore lorsque, dans les années 1980, la prolifération des images télévisuelles, vides de toute aspérité et de toute altérité, commençait de nous asphyxier sous le flux de ce que Serge Daney appelait le « visuel », et qui n’a cessé de croître.
Sans même tenter un recensement exhaustif, on rappellera que les travaux du colloque « Le cinéma vers son deuxième siècle » ont, eux aussi, été hantés par la crainte d’une possible mort du cinéma : en 1995, le cinéma a cent ans et, dans le même temps, le numérique marque de « dangereuses avancées », susceptibles de faire disparaître le cinéma argentique, donc de compromettre la diffusion en salles non équipées. Forrest Gump de Robert Zemeckis, sorti l’année précédente, a cristallisé les craintes aussi bien techniques que théoriques des contributeurs. Filmé en image de synthèse, le personnage interprété par Tom Hanks y serre la main de John Kennedy, mort trente et un ans auparavant. Jean Douchet analysait ainsi cet effet, aujourd’hui banal mais alors inouï : « On modifie le réel de l’image pour instiller une autre représentation qui n’a rien à faire avec la première et évidemment la modifie5. » À la fin du xxe siècle, l’angoisse de perdre la référence au réel venait renforcer l’appréhension suscitée par d’autres menaces pesant sur la projection en salles : au moment où, dans les zones périurbaines, en proximité immédiate des hypermarchés et de leurs parkings, fleurissaient les complexes de plusieurs dizaines d’écrans mettant en danger les salles indépendantes du centre-ville, la vidéo vue à la maison prenait un essor impressionnant, ce qui a fait dire à Régis Debray pendant ce même colloque de 1995 : « Ne se dirige-t-on pas sur la formule Arabie saoudite : la vidéo chez soi et la mosquée pour tous, ou la tribu ou le Rotary Club, c’est-à-dire une sorte de chacun-pour-soi classiste, corporatiste et confessionnel ? Alors, là, on aurait une mosaïque de ghettos. Un vrai danger pour la République. Sans être alarmiste, j’attends le jour où il va falloir que les “bons républicains” défilent dans la rue pour réclamer la réouverture des vieilles salles de cinéma6. »
Ainsi, lorsque l’on parle de cet art industriel qu’est le cinéma, comme le disait Germaine Dulac avant Malraux, on est obligé de ne négliger ni l’approche artistique, ni les données techniques et urbanistiques, ni les implications sociales ou économiques.
À cet égard, l’inquiétude pour l’avenir des salles augmente, après l’arrêt des tournages pendant le confinement et leur reprise avec des consignes sanitaires de distance physique qui vont non seulement retarder la production des films, mais aussi modifier les scénarios, avec le risque de voir distributeurs et exploitants privilégier la « sécurité » par la programmation de blockbusters auxquels les petites salles n’ont pas facilement accès, puis de se trouver face à un blanc en fin d’année parce que les films ne seront pas terminés ou, comme le dit la présidente du syndicat des Distributeurs indépendants réunis européens Carole Scotta, parce que des films plus fragiles n’auront pas pu être présentés aux professionnels lors des festivals. D’ores et déjà, début juillet, malgré l’autorisation de réouverture, 10 % des salles resteront fermées.
Sommes-nous parvenus à un point de rupture ? Au tournant du xxie siècle, l’ambition esthétique des récits sériels de la quality TV a détourné une partie des spectateurs de la narration cinématographique, de sa durée plus courte, de sa moindre disponibilité chez soi et ce, au moment où les plateformes de VoD en ont rendu l’accès plus facile pendant ces mois de confinement. Il s’agit de faire face à une possible perte d’appétence des spectateurs pour ce lieu spécifique qu’est la salle.
Une exception française en danger ?
Si la menace sur la diffusion en salle est internationalement ressentie, elle prend une tonalité particulière en France. Il importe de mesurer à quel point l’Hexagone représente une exception dans le paysage de l’exploitation mondiale : de Quentin Tarantino à Douglas Kennedy, des cinéphiles américains célèbrent la force du réseau de salles d’art et essai à Paris. Mais il faut aller plus loin : grâce à 6 000 écrans dans plus de 2 000 salles, la France bénéficie d’un maillage du territoire exceptionnellement dense. En dehors des salles des grands circuits (Gaumont, Pathé, UGC), de circuits de taille moyenne (CGR ou, dans un autre esprit, MK2) et des salles implantées dans des Scènes nationales, des « cinoches » font que, même dans un petit bourg, un établissement culturel est ouvert jusque tard dans la nuit.
Quelques exemples en donneront une idée : à Nangis (Île-de-France, 8 700 habitants), un cinéma mono-écran qui est aussi un espace culturel, La Bergerie ; à Lectoure (Gers, 3 700 habitants), Le Sénéchal, deux salles baptisées « André Techiné » et « Jean Douchet » ; à Chef-Boutonne (Deux-Sèvres, 2 500 habitants), une salle associative mono-écran de 146 places, Ciné Chef ; à Gindou (Lot, 320 habitants), un écran en plein air, un festival en été, pour 18 000 spectateurs.
Ces salles indépendantes se répartissent en trois catégories : les salles commerciales privées, les salles en régie municipale directe et les salles associatives qui ressortissent du droit privé. Selon Didier Kiner, le directeur de l’Association des cinémas de recherche de l’Île-de-France (ACRIF), ce sont ces deux dernières catégories qui vont le plus souffrir de la crise. Il en va ainsi pour le mono-écran 11 × 20 + 14 de Mons-en-Montois (Seine-et-Marne, 463 habitants) auquel, au 20 mai 2020, il manquait 20 000 euros pour continuer de faire vivre ce cinéma d’art et essai de 150 places. Or les subventions publiques n’ont pas vocation à combler les pertes de recettes. Comme le rappelle François Aymé, président de l’Association française des cinémas d’art et essai (AFCAE), les salles adossées à des collectivités territoriales sont soumises à l’arbitrage des communes : jugera-t-on prioritaire d’aider un cinéma dont les entrées sont en baisse ?
Par ailleurs, la situation des salles situées au sein de centres commerciaux soulève aussi des inquiétudes. Pour François Aymé : « Le modèle consumériste boulimique des multiplexes va prendre de plein fouet la boulimie de la consommation chez soi. À cet égard, les indépendants résistent mieux que les salles des grands circuits : ils ont perdu moins de spectateurs en 2018 et 2019. En effet, la réponse à la crise des années 1990 apportée par les multiplexes par plus de confort (le gradinage, les fauteuils), d’améliorations techniques (le son) ne suffit plus. Il faut donner une valeur ajoutée à la sortie au cinéma et cela coûte. »
Pourtant, très vite, il va falloir compter avec la baisse prévisible des ressources du CNC : elles sont liées, en particulier, à l’engrangement de taxes, dont justement celle perçue sur chaque billet de cinéma, la TSA, qui va ensuite être redistribuée à tous les niveaux de l’industrie cinématographique et ce, de façon vertueuse.
L’animation
Interrogé, Xavier Lardoux, le directeur du cinéma au CNC, constate que si, heureusement, pendant le confinement, l’appétit pour les œuvres cinématographiques a perduré, il faut vraiment « entretenir ce trésor que sont les salles », en continuant à soutenir leur modernisation. Pour cela, le CNC a par exemple mis en œuvre une politique de formation des exploitants indépendants pour les aider à utiliser les outils du marketing numérique afin d’attirer un public plus jeune. Mais surtout, en plus de mesures de soutien à la distribution pour aider à la sortie de films pendant l’été, Xavier Lardoux évoque la nécessaire et urgente contribution financière des plateformes étrangères de streaming dont les profits ont considérablement augmenté pendant le confinement : « Il s’agit là d’une équité par rapport aux autres partenaires français qui contribuent au financement de la création. » Mais l’affaire piétine : seule une intervention politique forte donnera une chance de gagner ce bras de fer.
En attendant, quand on écoute les professionnels, on constate que la crise aiguise leur aspiration à une modification de la séance de cinéma, surtout s’agissant des salles indépendantes ou des circuits de taille restreinte. Devant la concurrence de l’offre à domicile, on ne peut plus se contenter de la seule diffusion du film pour pousser les spectateurs à sortir de chez eux. Le président des salles de cinéma d’art et essai le dit clairement : « Il faut rendre la séance plus glamour. »
Bien des stratégies se font jour, jusqu’à la poursuite de séances en ligne paradoxalement – et heureusement – lancées par des exploitants pendant le confinement. Claude-Éric Poiroux, le directeur général d’Europa Cinemas (présent dans quarante-trois pays) le revendique : « Les exploitants ne se sont pas résignés : ils ont multiplié les initiatives avec un seul objectif : maintenir la relation avec le public. » Ces initiatives vont d’un marché bio dans le couloir du cinéma Les 400 Coups à Angers à ces fameuses projections en ligne dans l’esprit de ce que Emmanuel Le Goff a mis en place dès le 18 mars avec La Vingt-Cinquième Heure pour faire face à la fermeture des salles. Avec une billetterie liée à la zone de chalandise qui évite les concurrences sauvages, elles proposent des débats grâce à un dispositif de chat vidéo intégré, ce qui les distingue du streaming sec à la Netflix. Claude-Éric Poiroux imagine d’ailleurs de perpétuer ces séances « comme une extension » des séances sur place, lorsqu’elles reprendront et qu’un événement pourrait justifier ce rajout.
La salle doit donc accentuer ce qui existe depuis longtemps : l’animation. Ainsi, pour prendre un exemple trivial, la floraison des lieux de bouche dans les cinémas est la continuation d’une pratique ancienne : on a toujours mangé dans les cinémas depuis les circuits forains jusqu’à aujourd’hui. Mais là aussi, un clivage s’installe : de la consommation de friandises devant l’écran à la restauration plus ou moins élaborée dans des lieux attenant à la salle, l’éventail est grand. En tout cas, dans les pratiques nouvelles, « l’érosion de l’exclusivité du contenu n’a fait que déplacer l’attention sur la force principale de la salle : l’expérience sociale7 ». Autant dire que, dans ces salles pilotes que Mikael Arnal et Agnès Salson ont dénichées à travers l’Europe, de Bristol à Lausanne et de Majorque à Zagreb, la salle de projection n’est plus l’autel au centre du temple : la convivialité, les valeurs de participation, voire d’autogestion, prônées par les makers qui inventent ces nouveaux lieux se traduisent aussi bien architecturalement que dans une programmation sans complexe qui refuse de se cantonner à un genre précis et n’est plus forcément du ressort d’une seule personne mais peut émaner d’un groupe, de voisins, de fidèles. La salle peut jouxter non seulement un lieu de restauration mais aussi une librairie, une salle polyvalente destinée au spectacle vivant et jusqu’à des ateliers de réparation de vélos. Comme le dit le responsable du Kino de Rotterdam : « On veut s’assurer que les visiteurs puissent venir et rester ici, même quand ils ne vont pas au cinéma. »
La salle doit accentuer ce qui existe depuis longtemps : l’animation.
Certes, ces salles sont peu nombreuses à travers l’Europe, mais elles constituent des signaux faibles intéressants. Quand le Novi Bioskop de Belgrade se dote de salles de montage, quand le Numax de Saint-Jacques-de-Compostelle s’intéresse à la distribution ou que le Postmodernismo de Bergame se tourne vers la production, comme le dit Marc-Olivier Sebbag, délégué général de la Fédération française des cinémas français (FNCF), ils comblent des manques locaux. Le geste est inédit et ces exploitants décentrent la séance de cinéma dans le même temps où, avec l’implication du public, ils contribuent à développer une programmation horizontale, corollaire de pratiques d’autogestion.
L’éducation artistique
Ces tentatives minoritaires ouvrent, avec une architecture et un rapport différents à la salle et au film, des voies possibles qui mettent la transmission au centre. En effet, la majorité de mes interlocuteurs a fait état du désir de mettre en avant l’action en direction du jeune public comme valeur ajoutée à la salle. Cette pratique est connue : depuis les années 1990, les ministères de la Culture et de l’Éducation nationale et le CNC ont uni leurs efforts pour favoriser une éducation à l’image et au cinéma en passant par la rencontre de l’œuvre en salle, du primaire à l’université. Ce qui est plus neuf, en revanche, est la revendication qui en est faite après le confinement. Didier Kiner l’affirme : « Il faut changer de cap, arrêter de cacher la part du jeune public dans l’économie de la salle et, au contraire, la revendiquer : il s’agit d’une pratique citoyenne. » Il est rejoint en cela par le président des salles d’art et essai : « Il faut ajouter une valeur à la salle, celle de l’éducation artistique. Or l’animation culturelle a un coût. » Ce coût, c’est celui de la formation, aussi bien celle des personnels qui vont entourer le jeune public dans la salle que celle des enseignants, si l’on ne veut pas que la séance au cinéma soit de la simple garderie.
Mais l’enjeu n’est pas qu’économique, il est effectivement citoyen, surtout après des mois d’ingestion en continu de flux d’images sur écran, des jeux vidéo aux gags partagés sur WhatsApp en passant par les séries, les clips et les films. L’argumentaire est connu : favoriser la rencontre avec l’œuvre d’art cinématographique dans son cadre écologique, la salle, permet d’ouvrir à ce qui peut transcender l’être humain, l’art, à ce qui ouvre à des « émotions démocratiques8 ». Rencontrer l’autre par le biais de la fiction ouvre à un savoir qui transite par la pensée sensible et l’empathie, sans se voir bloqué par cet obstacle qu’est souvent l’écrit. C’est ce qui peut permettre à des jeunes en difficulté scolaire d’accéder au plaisir de l’herméneutique, de s’approprier leur goût et de constituer leur personnalité, autant de constantes recherchées par l’éducation.
Or, sur le terrain aujourd’hui, une appréhension gagne les acteurs de l’éducation artistique : les difficultés liées aux contraintes sanitaires mettront-elles en danger les dispositifs fondés sur le premier contact avec l’œuvre en salle par des actions moins exigeantes, en montrant les films à l’intérieur de l’institution scolaire avec des moyens du bord très inégaux et donc une dégradation de l’expérience de l’élève ? De ce point de vue, la position de la FNCF est ferme : « Rien ne s’oppose aujourd’hui à ce que les classes reviennent dans les cinémas. Nous sommes prêts », dit Marc-Olivier Sebbag. De son côté, loin de tout défaitisme, Pauline Chasserieau, directrice générale de l’Acap, le pôle image des Hauts-de-France, revendique même le renforcement de l’éducation artistique au sein des établissements scolaires, en donnant les moyens aux référents culturels qui y travaillent déjà de mettre en place une politique effective de rencontre avec l’œuvre d’art. Sur ce point, au titre des salles d’art et essai, François Aymé propose une solution : « Pourquoi ne pas missionner les salles d’une mission éducative en recrutant des personnels qualifiés chargés de l’accompagnement éducatif, comme le font les musées qui ont bien de l’avance sur nous9 ? Puisque le Pass culture évolue, loin de l’objectif initial, dans une logique consumériste, pourquoi ne pas déplacer ces fonds d’une aide directe aux lycéens au recrutement de 1 000 agents (vraiment) formés qui, depuis l’intérieur des lycées, travailleraient avec les structures culturelles pour construire des programmes d’éducation artistique concertés avec toutes les parties concernées ? » L’hypothèse mériterait d’être examinée : non seulement sa mise en œuvre contribuerait, entre autres, à maintenir l’économie des salles indépendantes et à mêler les générations, mais elle participerait surtout à rendre toute sa vivacité au regard saturé d’images des jeunes spectateurs.
Il faut bien que, quelque part dans la société française, l’image soit considérée comme un fondamental de la culture, puisque ce n’est pas encore le cas dans l’Éducation nationale. Il faut bien que l’on rappelle à ceux qui ont la charge des jeunes que ce n’est pas parce que la « longue traîne » d’Internet leur donne accès à « tout » que ceux qui ne sont pas entraînés au distinguo culturel par leur propre milieu social vont aller vers autre chose que ce que le marché leur impose insidieusement. En s’alliant avec l’Éducation nationale, les salles de cinéma pourraient s’attaquer à cette mission d’utilité publique.
Cet article a été écrit en juillet 2020. Fin août, les premiers chiffres communiqués par le CNC font état d’une baisse de 73, 8 % de fréquentation des salles par rapport à juillet 2019.`
- 1.La « longue traîne » désigne le très grand nombre de références que proposent certains sites et dont certaines font l’objet de requêtes peu nombreuses à cause de leur caractère pointu, ce qui n’empêche pas qu’elles puissent apporter des bénéfices intéressants quand on les agrège. Pour le chercheur, elles permettent d’avoir accès à des produits non stockés physiquement par les libraires, disquaires, etc.
- 2.Voir Philippe Lombardo et Loup Wolff, Cinquante Ans de pratiques culturelles, Paris, Ministère de la Culture, Département des études, de la prospective et des statistiques, 2020.
- 3.Comme ce danger est plus imminent pour les salles indépendantes, nous n’évoquerons pas ici les problèmes spécifiques aux grands circuits qui ne sortiront pas non plus indemnes de cette crise : ils ont des ressorts qui les aideront à surmonter l’épreuve. MK2 n’a-t-il pas partagé avec Netflix, début juin, au moment du déconfinement, une pleine page de publicité dans Le Monde pour signaler la mise à disposition d’une part des classiques de son catalogue sur la plateforme ? Ce texte est écrit en juillet 2020 et n’inclut donc pas les données relatives à la réaction du public cet été.
- 4.André Bazin, « Le cinémascope sauvera-t-il le cinéma ? », Esprit, octobre-novembre 1953.
- 5.Dans Jean-Michel Frodon, Marc Nicolas et Serge Toubiana (sous la dir. de), Le Cinéma vers son deuxième siècle, Paris, Le Monde Éditions, 1995. Le deepfake est le dernier avatar de cette modification de l’image.
- 6.Ibid.
- 7.Mikael Arnal et Agnès Salson, Cinema Makers. Le nouveau souffle des cinémas indépendants, Paris, Le Blog documentaire, 2020.
- 8.Martha Nussbaum, Les Émotions démocratiques, trad. par Solange Chavel, Paris, Flammarion, 2011. Voir aussi Carole Desbarats, « L’éducation artistique et les émotions démocratiques », Esprit, décembre 2012.
- 9.Une expérience limitée existe déjà autour de l’embauche de médiateurs, cofinancée par le CNC, les collectivités territoriales et les cinémas. Plus ancienne, une autre implique des professeurs d’éducation socioculturelle dans les lycées agricoles. Elles donnent de bons résultats.