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Copyright Bidayyat For Audiovisual Arts
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Flux d'actualités

Un œil brûlant du sel de trop vieilles larmes : Little Palestine. Journal d’un siège d’Abdallah Al Khatib

février 2022

Le film d’Abdallah Al Khatib, Little Palestine. Journal d’un siège, propose une chronique minutieuse de la résistance syrienne et palestinienne dans le quartier de Yarmouk, à Damas. Sans céder au didactisme, le réalisateur associe les images et le texte pour composer un récit au souffle lyrique poignant.

C’est un grand film, puissant, plein d’une force morale qui s’exprime jusqu’au bout de manière imprévisible, troublante, bouleversante. Il ne ressemble à rien de ce qu’on a vu jusqu’ici, ni sur la résistance syrienne, ni sur la résistance palestinienne. Les deux s’y confondent et se compliquent, suivant des tensions que le film évoque subtilement, en évitant l’écueil du didactisme. C’est, comme le dit le titre, le « journal d’un siège » : il montre le quotidien d’un collectif humain tragiquement piégé, qui poursuit sa résistance en vivant.

Yarmouk, quartier de Damas, fermé et assiégé entre 2013 et 2015 par les forces syriennes, occupé par Daech en 2015, puis totalement détruit par les bombardements syriens et russes en 2018, fut le plus grand camp de réfugiés palestiniens au monde entre 1957 et 2018. Son siège a été un des plus durs qu’ait orchestrés le régime de Damas, avec celui de Homs (2011-2014), celui de la Ghouta orientale, qui fut le plus long (2012-2018), et celui d’Alep-Est (2012-2016). Cette condition d’assiégé, beaucoup de Syriens et de Syriennes l’ont donc subie à partir de 2012-2013, une fois que la répression ultraviolente des manifestations s’est transformée en guerre implacable menée contre les populations civiles des zones d’insurrection – en une guerre aux civils. Le film montre de l’intérieur une situation décidée de l’extérieur, depuis la capitale tout proche devenue un mur infranchissable, un ennemi. Un siège infernal enferme la population dans un espace urbain délimité, l’affame et la pilonne jusqu’à l’écrasement et l’évacuation.

Yarmouk, dont il ne reste plus rien aujourd’hui, avait ceci de particulier que le « camp » de réfugiés palestiniens était devenu un quartier de la capitale, « Little Palestine ». Depuis trois générations, sa population s’était diversifiée et complexifiée en vivant sous le joug d’un pouvoir dictatorial qui l’oubliait systématiquement, tout en jouant la carte pro-palestinienne incluse dans le pack anti-impérialiste et anti-occidental que Bachar al Assad a, comme son père, exploité jusqu’à l’imposture. Ce malentendu a cessé lorsque l’armée du régime a encerclé et enfermé cette population, qui avait atteint 100 000 habitants. Le siège transforme alors la ville en ghetto affamé, bombardé, usé par une résistance qui est devenue survie au jour le jour.

La « petite Palestine » est donc un monde dans un monde, un camp devenu banlieue passée en 2011 du côté de la révolution1, à partir d’une situation d’exil singulière : « Un, un, un, Palestiniens et Syriens ne sont qu’un », crie-t-on encore en 2014 dans les rues lors d’une manifestation. Ce à quoi une voix discordante répond : « À force de ne faire qu’un, on va se faire niquer ! »Mais le collectif nommé Yarmouk, devenu peuple unique, reste soudé alors qu’il est bombardé, coupé de tout et affamé des années durant.

Le réalisateur, Abdallah Al Khatib, à présent exilé en Allemagne, a vécu ce siège qui a fait de lui un résistant, un témoin, un survivant, mais aussi un auteur : la guerre a interrompu ses études de sciences sociales et il s’est engagé dans l’humanitaire, travaillant pour l’UNRWA, l’agence des Nations unies responsable des réfugiés palestiniens – organisme dont il brûle la carte devant la caméra aux toutes premières minutes du film. Les images ont entièrement tournées pendant le siège, mais c’est en Allemagne, où il vit aujourd’hui, qu'elles sont devenues un film. Quand Daech a investi la zone en 2015, Abdallah al Khatib a quitté le pays après avoir réussi à faire passer les images à Berlin, où a été effectué plus tard le montage2.

Un montage exceptionnel : celui à la fois des images et du texte qui les accompagne comme un rythme de pensée, une caisse de résonnance sans fin. Little Palestine. Journal d’un siège est un carnet de bord total, vertigineux. Ce n’est pas seulement un témoignage rare qui documente plus de deux ans de résistance et de survie collectives ; c’est aussi un poème visuel et rythmé, une œuvre profonde et précieuse. On retrouve dans le film certains versets du poète qu’était déjà Abdallah Al Khatib, dans un long texte lyrique et amer, aux dissonances ironiques, Les quarante règles du siège3: presque murmurées par lui, ces phrases incantatoires scandent les images de la rue.

La rue est le personnage principal du film : l’espace où l’on marche et où l’on cherche à manger, longeant des échoppes rapidement vidées, où l’on croise d’autres corps marchant, rencontrant leur visage et leur regard. Le film montre aussi la métamorphose d’un regard, et la mutation d’un jeune résistant en créateur : simple civil qui excelle à scander les chants-cris des manifestations avec les autres chebabs4, et qui s’est saisi d’une caméra pour observer et faire trace – celle d’un ami qui, ayant tenté de fuir, a été arrêté et a disparu.

Son dépositaire suit d’abord sa mère soignante en visite chez les plus faibles, vieillards et bébés. Il les regarde et regarde ses yeux et ses mains à elle tenir et caresser celles de vieilles femmes déshydratées – dont l’une qui se sait foutue se laisse prendre la tension avec douceur et humour (« Prends-moi tout ce que tu veux ! »). Puis, le jeune homme va son propre chemin au-devant des uns et des autres, interrogeant les enfants surtout, créatures surexposées mais d’une puissance insolite, les plus familiers pourtant (« Abdallah, filme-moi ! »). Certains se taisent et meurent – comme la minuscule Israa, qui cherche en vain le lait de ses lèvres et dont on retrouve plus tard le petit corps brandi dans un cortège autrement chantant. D’autres, solitaires, se chargent de la survie familiale et expliquent : une gamine souriante récolte et mange des herbes dans un terrain vague, tandis que l’obus tombe tout près. Scènes de vie étranges, presque folles, nées d’un regard qu’on voit se transformer lui aussi sous nos yeux.

Ce qui se transforme, jour après jour, c’est la forme et le sens de la résistance, collective et individuelle. Dans ce temps long d’un siège qui fait plier de toutes les manières possibles un collectif au départ fier, frondeur et moqueur, et qu’on voit se briser à travers le chant d’espoir d’un vieil homme, s’effectue une intériorisation morale et artistique de la résistance, viatique pour la vie d’après, si elle existe.

C’est ainsi une des œuvres les plus fortes sur la résistance collective, politique et morale, mais pure de tout didactisme idéologique, d’une immense vitalité lyrique, méditation poignante sur la liberté brisée et la dignité qui peut lui survivre, pendant le siège et après, c’est-à-dire, selon la voix murmurante à la fin,  « lorsqu’on sera exposé à un autre danger, celui de l’indigestion et de la soumission ».

Il y a des films qui possèdent une telle force d’empreinte qu’ils accèdent d’emblée à l’existence historique. La caméra y est plus qu’un pinceau ou un stylo : la forme technique d’un geste. Elle prend le grand angle de la vie filmée, et l’œil qui l’embrasse inonde alors de tendresse lumineuse un site de violence politique extrême – un œil brûlant du sel de trop vieilles larmes. Le film irremplaçable d’Abdallah Al Kathib est d’emblée un document d’une grande valeur d’archive sur l’histoire terrible d’un lieu disparu. Il y a peu, une photo sidérante et inoubliable d’une artère de Yarmouk, pleine d’une foule d’affamés venus chercher une aide alimentaire rarissime, avait circulé sur les réseaux. Mais ici les images circulent autrement. De ce film, on ne peut non plus oublier certains plans, ni effacer le monde autour, où d’innombrables situations voisines sont orphelines de toute représentation. Ce grand film appelle ainsi tous ces films qui manquent sur les déchirures du monde.

Plusieurs lignes de temporalités s’emmêlent dans cette situation immobilisée par la violence. Le présent : le morne état de siège d’une prison à ciel ouvert où l’insupportable n’en finit plus, où une faim croissante occupe et étire chaque instant, et où, tout à coup, déchirant et assourdissant, le vacarme des tirs et des bombardements impose son éternité infernale. Le passé : une vaste diagonale historique fuit en amont vers la première catastrophe de 1948, quand les familles furent chassées de chez elles en Palestine. Cette ligne de fuite dans un vieux passé qui ne passe pas, devenue image de rêve, pointe aussi vers l’horizon d’un retour improbable.

Le film se déroule, et la pente horrible de l’usure glisse vers l’encore pire du toujours pareil. Le même bitume ravagé blesse chaque jour davantage les yeux ; la même grande rue est piétinée, un jour muée en lieu de fête ou en Champs Élysées d’enfer, désormais inscrite dans notre imaginaire intime. Les mêmes ordures augmentent, les mêmes poussières ulcèrent et étouffent, charpies de plastique éparses et mangées de gris. Les mêmes images sont imprimées ou bien oubliées et flottantes, avec des os et du sang sous les gravats. La même fatigue des corps et des visages va s’empirant : les yeux s’enfoncent dans leur nid d’épines, et la peau devient de papier, quand la faim constitue l’instrument de torture des assassins aux commandes.

Et puis, il y a l’éclat dans un temps d’autre chose : la puissance politique du geste de bonté, la solidarité qui bouleverse, les éclairs-éclats de rires d’enfants maigrichons dans la nuit de tout, la puissance d’un jeu de piano, désir de musique et de chant, la force irrésistible de l’humour dans la répartie d’un vieil édenté qui rit et pleure sur ce sol de malheur. Ce ghetto mondialisé d’un tiers-monde a-topique, post-occidental et post-oriental, a vu son martyr cumuler les effets en chaîne des pires tragédies. Heureusement, ce film permet d’en garder une image, désormais ineffaçable.

  • 1. Voir Valentina Napolitano, « Les réfugiés palestiniens et la contestation populaire en Syrie », Esprit, juillet 2011.
  • 2. Voir l’entretien avec le réalisateur par Michaël Mélinard dans L’Humanité, le 13 juillet 2021.
  • 3. On pourra lire ce long et beau texte, traduit par Farouk Mardam Bey, dans Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad, textes réunis par Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naylia Mansour et Farouk Mardam Bey, à paraître au Seuil en 2022. Ce livre est le fruit d’une collaboration du comité Syrie-Europe et de l’équipe du projet SHAKK.
  • 4. Ces « jeunes » gagnés à la révolution qu’avait filmés Axel Salvatori-Sinz dans Les Chebabs de Yarmouk, 2012 (prix du premier film du festival Jean Rouch et Regard neuf). Voir aussi Samer Salameh, Nahna, wlad al moukhayyan (Children of the Camp), 2017.

Catherine Coquio

Professeure des universités en Littérature comparée, université de Paris Cité.

Véronique Nahoum-Grappe

Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Elle a travaillé sur la violence, les rapports entre les sexes, la dépendance (voir notamment Vertiges de l'ivresse. Alcool et lien social, Descartes et Cie, 2010 ; Du rêve de vengeance à la haine politique, Desclée de Brouwer, 1999). Tout en s'intéressant aux lieux de violence et de privation de liberté (camps de réfugiés en ex-Yougoslavie,…