
Les sociétés civiles dans l’étau du droit russe
La Fédération de Russie a développé un redoutable arsenal juridique pour réprimer toute contestation, notamment à partir de l’agression militaire de l’Ukraine en 2014. En conséquence, en Russie comme en Crimée, les voies de fait sont devenues des voies de droit.
Dans la Russie actuelle, rapports de force et arbitraire ont pris la forme du droit1. La Fédération de Russie a développé un ensemble d’instruments juridiques qui se sont avérés redoutables pour prévenir les contestations ou toute expression d’opinion dissonante, particulièrement, à partir de l’année 2014, avec l’agression militaire à l’encontre de l’Ukraine et l’annexion de la péninsule ukrainienne. Il semble que l’année 2014 voit une accélération de la production législative répressive, avec différents paquets de lois promulguées.
Le rétrécissement, par la loi, des libertés fondamentales en Russie a certes commencé à se mettre en place il y a une vingtaine d’années. Mais des modifications importantes ont été introduites après les larges mouvements de protestation de 2011 et 2012, à Moscou et dans différentes villes de Russie, consécutifs à l’annonce de la nouvelle candidature de Vladimir Poutine à l’élection présidentielle et pour dénoncer les fraudes lors des législatives de décembre 2011. Ces mouvements et le retour de Vladimir Poutine à la présidence de la Fédération ont marqué le point de départ d’une série de lois répressives inspirées par la volonté de se maintenir au pouvoir, qui ont infléchi singulièrement la tendance amorcée au début des années 2000. Elles ont visé d’abord la liberté de manifester, puis Internet et les ONG.
L’année 2014 a marqué un tournant. Le cadre juridique en matière de législation anti-extrémisme avait été mis en place avec la loi fédérale de juillet 2002, trois ans après le début de la seconde guerre en Tchétchénie, dans le contexte des attentats séparatistes au Caucase du Nord. Cette loi était apparue d’une grande imprécision dans la définition de l’extrémisme et des activités extrémistes, laissant place à l’arbitraire dans son interprétation2. La loi du 3 février 2014 va accroître considérablement les peines prévues par le Code pénal pour des faits qualifiés d’extrémisme, notamment pour « appels publics à une activité extrémiste » (art. 280), incitation à la haine (art. 282), « organisation d’une communauté extrémiste » (art. 282.1) et organisation des activités d’une association publique ou religieuse interdite comme extrémiste par un tribunal russe, ou participation à celles-ci (art. 282.2).
La législation relative au terrorisme, considérée comme partie de la législation sur l’extrémisme, a été modifiée en novembre 2013, avec l’introduction dans le Code pénal de trois nouveaux délits : l’organisation d’une communauté terroriste et la participation à celle-ci (art. 205.4, passible de dix à quinze ans de privation de liberté), l’organisation de l’activité d’une entité déclarée terroriste selon la législation de la Fédération de Russie et la participation à celle-ci (art. 205.5, cinq à dix ans de privation de liberté), la formation en vue de mener des activités terroristes (art. 205.3). Comme ces nouveaux articles ne définissent plus les délits terroristes sur la base de la perpétration d’une action violente, il est devenu plus facile de condamner une personne n’ayant commis aucun acte violent. Or, la loi de mai 2014 va aggraver les peines prévues pour les délits dits de terrorisme, avec des peines planchers et quinze à vingt ans d’emprisonnement ou la réclusion à perpétuité pour les trois délits créés récemment. Des changements décisifs sont également introduits dans le Code de procédure pénale : les civils accusés de crimes de terrorisme seront jugés par des tribunaux militaires.
Les tribunaux de la Fédération de Russie et la Cour suprême ont classé certains groupes religieux comme terroristes, d’autres comme extrémistes, notamment les Témoins de Jéhovah depuis 2017 : dorénavant l’appartenance présumée à ces groupes religieux est devenue un motif suffisant pour de lourdes peines de prison ou de camp de travail – camps aux conditions de détention particulièrement dures, où la torture est fréquente. Des musulmans, des protestants, des pratiquants du Falun Gong ont fait les frais de cette législation anti-extrémiste et antiterroriste.
Enfin une autre « innovation » de l’année 2014 est l’introduction en juillet de l’article 212.1, permettant de punir, sous certaines conditions de répétition, des actions qui jusqu’alors n’étaient pas passibles de sanctions, comme les « piquets » solitaires, pour lesquels le contrevenant encourt jusqu’à cinq ans de privation de liberté. La dynamique répressive a donc été portée dans le Code pénal à la fois par l’introduction de nouveaux crimes ou délits, et par une requalification de la nature des infractions, quant à leur gravité3 : on constate au cours de l’année 2014 une inflation des peines.
Le paquet de mesures du 5 mai 2014 inclut par ailleurs des dispositions concernant le Service fédéral de sécurité (FSB), dont les pouvoirs sont accrus : il peut dorénavant procéder, sur simple suspicion, à des fouilles corporelles, inspecter des documents d’identité, les biens des personnes et leurs véhicules. Dans les débats à la Douma, le député Iouri Sinelchtchikov, juriste pénaliste, avait protesté que de tels pouvoirs discrétionnaires relevaient d’une situation temporaire de loi martiale ou d’état d’urgence. Face aux inquiétudes et critiques de certains parlementaires, la députée Irina Iarovaïa, qui défendait ces propositions de loi, répondait en invoquant la situation en Ukraine, décrite comme un « coup d’État » : elle stigmatisait le Parlement ukrainien qui, selon elle, aurait failli à sa tâche en ne votant pas les mesures nécessaires pour lutter contre le terrorisme4. Cet arsenal répressif introduit fin 2013 et en 2014 a été employé contre toutes les voix dissonantes et des citoyens ordinaires qui n’étaient pas forcément des activistes.
Réprimer les protestations en Russie contre l’annexion de la Crimée et l’engagement militaire russe dans le Donbass
En mai 2014 également, entre en vigueur de manière opportune la loi créant l’article 280.1 dans le Code pénal, signée par le président de la Fédération de Russie le 28 décembre 2013. Cette disposition interdit toute expression publique d’une remise en cause de l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie, punie par des peines pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison ou de camp. La première personne jugée coupable en Russie sur la base de ce nouvel article a été la jeune activiste de gauche Daria Polioudova5. Arrêtée en août 2014, la veille d’une marche (satirique) pour la « fédéralisation » de la région russe du Kouban qu’elle co-organisait dans le cadre de protestations contre la guerre menée par la Russie en Ukraine et contre l’annexion de la Crimée, elle est condamnée en décembre 2015 à deux ans de colonie pénitentiaire pour la préparation de cette marche et pour ses posts sur le réseau social VKontakte (VK). Au moment où la Russie exigeait de l’Ukraine qu’elle devienne un État fédéral, cette marche en faveur d’une autonomie plus importante de la région du Kouban (Krasnodar) devait souligner les contradictions des autorités russes en matière de fédéralisme. Daria Polioudova sera à nouveau placée en détention préventive début 2020 pour appels au séparatisme et finalement condamnée le 31 mai 2021 à six ans de camp de travail pour appels publics à des activités extrémistes (art. 280) et justification publique du terrorisme sur Internet (art. 205.2), après avoir proposé en janvier 2019 un référendum d’autodétermination pour les îles Kouriles – comme en Crimée… D’autres personnes sont condamnées selon le paragraphe 1 de l’article 282 du Code pénal (incitation à la haine) et/ou l’article 282.1 (extrémisme) pour leur désapprobation de l’annexion et leurs critiques de l’agression russe dans l’est de l’Ukraine.
L’engagement militaire de l’État russe dans le Donbass a été occulté dans les médias et l’espace public russes jusqu’en février 2022, la seule version admise par les autorités étant celle d’une guerre civile sévissant en Ukraine. Toutefois, étant donné les liens tissés entre les sociétés civiles russe et ukrainienne, ce discours officiel a été contesté. Les protestations ont pris des formes multiples et imaginatives, les personnes exprimant parfois de manière décalée, voire satirique, leur opposition à la politique de la Russie à l’encontre de l’Ukraine : des messages sont apparus sur les réseaux sociaux dans les régions, appelant à former, respectivement, une République de l’Oural, du Kouban, une République populaire d’Ingrie, etc., afin de railler les formations territoriales pro-russes dans l’Est ukrainien. Le drapeau allemand a été accroché par les membres d’un comité citoyen dans les dépendances du FSB à Kaliningrad, par analogie avec la situation en Crimée, en guise de protestation contre l’encouragement du séparatisme par les autorités russes dans le sud-est de l’Ukraine6. La question de la nature du fédéralisme mis en œuvre en Russie a ainsi affleuré par ricochet des questions ukrainiennes (centralisme au profit du « maître de Moscou » en lieu et place du fédéralisme proclamé7). Les autorités n’ont aucunement apprécié l’humour des contestataires, le facétieux étant vu comme factieux. Alexeï Morochkine, inculpé pour appels au séparatisme, a ainsi subi un an et demi d’internement psychiatrique forcé pour ses messages postés sur Internet (VK) en faveur d’une République de l’Oural8. Considéré comme « schizophrène », affecté de « délire de réformisme », il est loin d’être seul actuellement à avoir été condamné à de l’internement psychiatrique pour des raisons politiques.
Au-delà des expressions individuelles de désaccord, sévèrement réprimées, des marches pour la paix se sont déroulées en Russie au long de l’année 2014, d’abord contre l’occupation de la Crimée par la Russie9 et ensuite contre la guerre dans le Donbass. Elles étaient organisées au premier chef par Boris Nemtsov, opposant à Vladimir Poutine de longue date. On se souvient qu’il fut assassiné par balles à Moscou le 27 février 2015, à la veille d’une grande manifestation qui devait se tenir contre la guerre menée par la Russie en Ukraine, et pour dénoncer la mauvaise gestion de la crise économique par le président Poutine. Il avait également annoncé qu’il produirait des preuves attestant de l’engagement des forces armées russes dans l’est de l’Ukraine ainsi que des informations sur les dépenses militaires engagées par le Kremlin dans cette guerre.
Réprimer la société civile en Crimée
À partir de la fin février 2014, la Fédération de Russie a commencé à exercer un contrôle de facto sur la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (nommées ci-après, en plus court, Crimée)10. Elle a mis en place ses tribunaux sur la péninsule. Le droit russe a été substitué au droit ukrainien, en violation du droit international, et a servi de fait à justifier la répression menée contre les résidents de Crimée.
Sont visées d’abord les personnes identifiées à l’État ukrainien et à ses symboles culturels (comme le poète Taras Chevtchenko), ainsi qu’à l’Euromaïdan. Sur des accusations de terrorisme, dont la défense a démontré qu’elles étaient fabriquées de toutes pièces, Oleh Prykhodko, un forgeron âgé de 62 ans originaire de la région de Saki, a par exemple été condamné, en mars 2021, par le tribunal militaire de Rostov-sur-le-Don à cinq ans de camp de travail forcé en régime de haute sécurité, selon l’article 205 et autres11. Des symboles pro-ukrainiens avaient été trouvés chez lui.
Sur la base de la législation relative aux communautés religieuses classées terroristes ou extrémistes, évoquée plus haut, de nombreux Tatares et quelques témoins de Jéhovah ukrainiens ont été condamnés à de lourdes peines dans des camps de travail forcé en Russie. Cent trente-six procédures ont été menées par les autorités russes contre des organisations religieuses en Crimée et leurs membres, donnant lieu à des amendes en vertu de l’article 5.26 du Code des infractions administratives12. Il est notamment reproché à des communautés religieuses dûment enregistrées de mener des activités missionnaires illégales. Depuis l’époque soviétique, la diversité religieuse s’était épanouie en Ukraine, où coexistent anciens et nouveaux mouvements religieux13 – plus encore en Crimée, creuset de cultures et de populations.
Les familles tatares sont soumises à un harcèlement incessant, avec des perquisitions fréquentes qui débouchent souvent sur des rafles et des détentions arbitraires. Les procédures engagées contre ces Tatares, avec notamment le recours à des « témoins secrets », le sont le plus souvent sur des allégations d’appartenance au mouvement Hizb ut-Tahrir, classé terroriste par la Cour suprême russe en 2003 (mais admis en Ukraine). Ainsi, des peines de treize à dix-neuf ans de camp de travail à régime sévère ont été infligées par le tribunal militaire de Rostov-sur-le-Don à sept membres de l’association Solidarité criméenne en septembre 2020. Comme l’indique le Centre de défense des droits de l’homme Memorial, qui depuis une quinzaine d’années suit « les différentes formes de pressions exercées sur les musulmans en Russie avec la fabrication d’affaires pénales pour des crimes inexistants d’orientation extrémiste et/ou terroriste » : avec les affaires en série liées à Hizb ut-Tahrir, « un minimum d’efforts permet d’obtenir des “résultats élevés” (des centaines de condamnés) ». Depuis l’annexion en 2014, « la Crimée est devenue la région avec la plus grande persécution des participants Hizb ut-Tahrir par les autorités russes14 ».
Outre que la procédure de réenregistrement obligatoire a permis aux autorités russes de réduire à 232 les médias enregistrés (contre environ 3 000 avant l’annexion), les journalistes qui continuent de travailler en Crimée sont frappés directement, inculpés sur des allégations d’extrémisme ou de terrorisme. Ces procédures pénales ciblent aussi des militants de gauche. Le dirigeant du syndicat des travailleurs de Sébastopol, Valeri Bolshakov, a été jugé coupable d’appels publics à l’extrémisme, le militant aux convictions anarchistes Ievheni Karakachev (de la ville de Ievpatoria) a été condamné en 2019 à six ans de travaux forcés en Russie pour des posts sur les réseaux sociaux, selon l’article 205.2 (appels au terrorisme). D’autres ont également été envoyés en camp de travail quatre ou cinq ans pour s’être opposés non à la Russie, mais aux fraudes électorales du parti Russie unie15. Toutes ces personnes ont été inscrites, parfois avant un jugement, sur la liste officielle des terroristes et extrémistes, avec l’interdiction d’exercer leur activité syndicale, politique ou journalistique pour plusieurs années – comme les 11 800 Russes figurant en février 2022 sur ce registre, dont les comptes bancaires ont été gelés.
Un autre problème important doit être mentionné : la conscription forcée des Ukrainiens depuis le printemps 2015, en violation des conventions internationales, qui a donné lieu à plus de 280 procédures pénales des tribunaux russes de facto à l’encontre de jeunes résidents de Crimée ayant tenté d’échapper à la conscription dans l’armée de la Fédération de Russie16.
Enfin, un usage des plus improbables du droit russe sur la péninsule est sa mise en œuvre pour des faits antérieurs à l’annexion, à l’encontre d’Ukrainiens ayant participé aux manifestations de l’Euromaïdan, à Kiev ou en Crimée. On note, à l’opposé, que la procureure générale de la Cour pénale internationale (CPI) a décidé en décembre 2020 d’ouvrir une enquête sur les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Ukraine depuis 2014. À la suite d’une requête de l’État ukrainien, elle doit tenter d’établir les responsabilités des crimes survenus pendant l’Euromaïdan, où plus d’une centaine de personnes ont été tuées par balles, mais aussi enquêter sur les crimes restés impunis sur la péninsule de Crimée ainsi que ceux commis dans le Donbass, où la guerre a fait 14 000 morts environ et des milliers de disparus entre 2014 et 202117.
Une législation créée pour la circonstance ?
Si le nouvel article 280.1, créant fin décembre 2013 le délit d’appels publics à violer l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie, a permis de réprimer ceux qui mettent en cause l’annexion de la péninsule, le président du Comité d’investigation de la Fédération de Russie, proche du président Poutine, a ensuite appelé à compléter le Code pénal afin de lutter contre la tendance en Crimée à « remettre en question les résultats du référendum sur le rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie ». Il jugeait nécessaire d’accorder « une protection juridique spéciale » à celui-ci et de sanctionner pénalement comme activité extrémiste « le déni des résultats d’un référendum national18 ». Cette proposition n’a pas été suivie en ces termes exacts pour l’instant, mais en décembre 2020 a été créé un nouvel article (280.2), de formulation vague, qui permet d’englober toutes les « autres actions […] visant à violer l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie » échappant aux sanctions de l’article 280.1 et autres.
Quant à l’innovation introduite par la loi du 5 mai 2014 dans le Code de procédure pénale, donnant compétence aux tribunaux militaires des districts du Caucase du Nord et de Moscou19 pour juger les civils en matière de terrorisme, elle ne figurait pas dans la proposition de loi adoptée par la Douma en première lecture le 28 février. Cette disposition est ajoutée par un amendement ultérieur de la députée Irina Iarovaïa20 et du sénateur Viktor Ozerov, avant le 30 mars 2014, date limite de dépôt21. Président de la commission sécurité et défense du Conseil de la Fédération, Viktor Ozerov a soutenu le 1er mars, au nom de cette commission, le déploiement des forces armées russes sur le territoire ukrainien en Crimée, approuvé par une résolution de la Chambre haute en réponse à l’appel du président Vladimir Poutine22. L’introduction de cet amendement est donc consécutive à la prise du bâtiment du Parlement et du gouvernement de la République autonome de Crimée à Simferopol dans la nuit du 26 au 27 février lors de l’intervention des forces spéciales de l’armée russe, et à l’annonce subséquente d’un référendum en vue du rattachement à la Russie – qui s’est tenu le 16 mars 2014. Deux hypothèses sont possibles, sans être exclusives : le transfert de juridiction au profit des tribunaux militaires pour juger certains actes des civils peut avoir été conçu par ses tenants comme moyen de prévenir en Russie, au même titre que d’autres mesures incluses dans cette loi répressive, une évolution politique proche de celle de l’Ukraine, inquiétude dont témoignent les débats à la Douma. Cette disposition peut aussi avoir été pensée en relation à l’annexion de la Crimée, pour « faciliter » celle-ci. La compétence de la juridiction militaire pour juger des civils a été attribuée aux seuls tribunaux des districts militaires de Moscou et du Caucase du Nord – auquel la Crimée et Sébastopol vont être rattachées23. La conséquence de cette disposition est, pour les Ukrainiens de Crimée accusés de prétendus délits de terrorisme, incluant la participation à certains groupes religieux, leur transfert hors de la péninsule vers Rostov-sur-le-Don ou Moscou, où ils demeurent d’abord en détention préventive. Souvent, la famille n’a pas été informée de l’endroit où ils se trouvaient et n’a pu les localiser qu’après plusieurs semaines de démarches. Éloignés du regard des proches, ces détenus, dans de nombreux cas, ont été torturés pour l’extorsion d’aveux et n’ont pu choisir leur avocat.
Sur les 230 prisonniers politiques de Crimée inculpés dans des procédures criminelles depuis l’annexion, les Tatares sont surreprésentés (158) ; 72 sont d’autres Ukrainiens24, incluant des personnes âgées, telle Halyna Dovhopola (66 ans, douze ans de camp de travail), et un handicapé. Ces arrestations et procédures pénales sont sélectives et imprévisibles. Les affaires pénales servent aussi à attester vis-à-vis de l’opinion publique russe de l’existence d’un complot ukrainien ourdi contre les intérêts russes. Un certain nombre d’entre eux ont été forcés à une confession devant les caméras de télévision après avoir été torturés, tel le journaliste Vladislav Esipenko, arrêté par le FSB le 10 mars 2021 (et condamné ultérieurement à six ans d’incarcération). Il a été contraint de déclarer, devant la caméra de la chaîne russe Crimea24, être un espion et saboteur du Service de sécurité de l’Ukraine (SBU) et avoir été en possession d’explosifs. Ces confessions télévisuelles, s’inscrivant dans la campagne de stigmatisation de l’Ukraine, apportent à l’opinion publique russe la preuve ostensible de l’existence de (pseudo) terroristes ukrainiens qui abonderaient sur la péninsule, et la démonstration de l’utilité et la légitimité de la répression menée par les autorités russes.
Droit répressif russe et question ukrainienne
On voit le caractère paradoxal des évolutions juridiques évoquées : les changements dans les lois fédérales sur les réunions, rassemblements, manifestations, défilés et piquets, sur l’information25, sur le Service fédéral de sécurité, sur les activités d’enquête opérationnelle, dans le Code pénal etc., ont pour résultat d’accroître en Russie et en Crimée les procédures extrajudiciaires, le pouvoir restrictif de certaines administrations à l’encontre des libertés fondamentales, et ont rendu légales toutes sortes de pratiques du FSB (ainsi que de la police, depuis la loi de décembre 2021) effectuées sans commissions rogatoires (perquisitions par exemple). On observe l’élaboration d’un droit qui permet une sortie hors du droit… en toute légalité. Les « voies de fait » sont devenues des « voies de droit », par quelques tours de passe-passe des législateurs. Maints juristes russes n’ont manqué de souligner la contradiction existant entre certains principes du droit russe, notamment dans la Constitution et les dispositions générales des codes, et cette production juridique de la Douma – contradiction exprimant le conflit entre deux visions du droit. De manière liée, des licenciements en nombre de professeurs de droit viennent d’avoir lieu, particulièrement à la faculté de droit réputée de l’université HSE à Moscou26.
On observe l’élaboration d’un droit qui permet une sortie hors du droit… en toute légalité.
Comme le notait Memorial, « les services spéciaux ont la possibilité de surestimer les taux d’élucidation (leur propre utilité), de manipuler la perception de la menace terroriste. […] Ces dernières années, ce sont précisément des considérations antiterroristes qui expliquent l’adoption de lois restreignant les droits constitutionnels des citoyens. Donc les simulations antiterroristes travaillent à renforcer le pouvoir sur les sujets du pouvoir27 ». Tout pouvoir a besoin de consentement pour s’exercer : la mise en évidence et la condamnation de terroristes plus nombreux participent d’un effort de légitimation de la législation répressive et de la restriction des libertés civiles de tous les citoyens de la Fédération de Russie. Si l’on examine l’origine du premier train de mesures promulguées en 2014, le 3 février, afin de durcir dans le Code pénal les sanctions contre les activités dites extrémistes, on constate qu’il s’agit d’un projet de loi du ministère de la Justice de mai 2013, élaboré conformément aux instructions du président Poutine du 12 novembre 201228. Mais ensuite, les événements en Ukraine provoquent en 2014 un emballement dans la course à l’aggravation des sanctions pénales (menée en tête par la députée Irina Iarovaïa) et la multiplication de lois fédérales russes ajoutant de nouveaux détails à la restriction des libertés. L’imagination du législateur paraît sans limites. Quant à l’amendement « inventé » en mars 2014 afin de transférer aux tribunaux militaires la compétence de juger les civils pour de nombreux délits, dont la création apparaît concomitante à l’opération militaire menée en Crimée et à l’annexion, il souligne les paradoxes de la position des autorités russes qui, pendant huit ans, n’ont pas admis être en guerre contre l’Ukraine (et qui, depuis le 24 février 2022, interdisent toujours en Russie l’emploi du mot de guerre ou celui d’invasion, pour imposer le terme d’opération militaire spéciale). Si la Crimée n’est pas occupée par la Russie et si l’État russe ne menait pas la guerre dans le Donbass, alors pourquoi avoir maintenu cette disposition exceptionnelle, contraire au droit international humanitaire, consistant à faire juger les civils par des tribunaux militaires ?
La situation dans la péninsule de Crimée était singulière et d’autant plus aiguë qu’elle coïncide avec une ligne de fracture majeure de la politique extérieure et de l’action militaire russes, le conflit russo-ukrainien, qui n’a cessé de s’approfondir. L’échec à résoudre ce conflit rappelle pour partie l’importance de certains facteurs systémiques29. La République autonome de Crimée a été transformée en une vaste base militaire, pour la mise en place d’un arc de défense de Sébastopol à Kaliningrad, face aux bases de défense antimissile américaine développées en Europe centrale à partir d’octobre 2013. Le conflit bilatéral est appréhendé par les dirigeants russes à travers le prisme d’une vision bipolaire du monde qui, trop souvent, peut paraître une réminiscence de l’époque de la guerre froide, où les États-Unis (et leurs alliés) demeurent l’ennemi principal. S’il en est ainsi, c’est sans doute qu’en matière de systèmes de sécurité collective, compte tenu de l’opposition entre la Russie et l’Otan, la bipolarité persiste bien autour de la Fédération de Russie. Mais, dans cette rhétorique obsidionale des menaces à la sécurité nationale, construction d’un adversaire extérieur et politique de répression intérieure sont indissociables30.
- 1.Je remercie Blandine Chelini-Pont, professeur à l’université d’Aix-Marseille, de la lecture attentive qu’elle a faite de ce texte et de ses suggestions stimulantes.
- 2.Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) : “Russia - Federal laws on FSB and extremism”, décembre 2011.
- 3.Toutes les infractions pénales sont comprises, dans le droit russe, sous le terme de « преступление » (crime, délit) et distinguées en fonction de leur caractère dangereux pour le public (nature de l’acte) et de leur gravité, pour être classées en quatre catégories : crimes de faible gravité, de gravité moyenne, crimes graves et crimes extrêmement graves. La distinction opérée en droit français entre crime, délit et contravention n’est pas pertinente ici.
- 4.Séances de la Douma des 28 février 2014 et 22 avril 2014.
- 5.« “Марш за федерализацию Кубани” довел до СИЗО », Коммерсантъ, 3 septembre 2014. Voir également le dossier du Centre de défense des droits de l’homme Memorial sur l’affaire Daria Polioudova (disponible sur memohrc.org).
- 6.L’un des activistes indiquait : « Sur le territoire d’un autre pays souverain, l’accrochage des drapeaux russes est officiellement approuvé par la Russie. L’action inverse est un crime. Pourquoi ? » Voir « Глубоко оскорбили политические ориентиры граждан России », Новая газета, 16 juin 2014.
- 7.Ibid.
- 8.Voir le dossier de Memorial sur Alexeï Morochkine.
- 9.Voir par exemple Iouri Maloverian, « “Марш мира” в Москве собрал десятки тысяч участников », 15 mars 2014, BBC-Service russe (« La Marche pour la paix à Moscou a rassemblé des dizaines de milliers de participants »).
- 10.Voir Catherine Iffly, « Quelles perspectives pour la Crimée ? », Politique étrangère, vol. 82, no 2, 2017, p. 129-142.
- 11.Voir « “Мемориал” считает политзаключённым жителя Крыма, осуждённого за покушение на теракты », 6 avril 2021.
- 12.Crimean Human Rights Group (CHRG), Human Rights and International Humanitarian Law Norms: Crimea 2021 Situation Review, janvier 2022, p. 12.
- 13.Voir C. Iffly, « Pluralisme religieux et politiques des États en Europe centrale », dans B. Chelini-Pont (sous la dir. de), Quelle « politique » religieuse en Europe et en Méditerranée ?, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2004, p. 96-112.
- 14.Memorial, dossier des prisonniers politiques (liste religieuse), « Affaire d’Alouchta ».
- 15.Ivan Jiline, « Прикладом по сердцу, кулаком по почкам. Как в Крыму преследуют левых активистов » (Comment les militants de gauche sont persécutés en Crimée), Новая Газета, 13 mars 2018.
- 16.Voir CHRG, Crimean Human Rights Situation Review, décembre 2021, p. 8. Au moins 34 000 jeunes résidents de Crimée ont été enrôlés pour le service militaire russe entre 2015 et fin 2021. Sur les premières listes de soldats de l’armée russe faits prisonniers lors de l’invasion de l’Ukraine lancée en février 2022 figurent des conscrits de Crimée.
- 17.Voir Klaus Bachmann, “Fighting impunity or containing occupiers: How the Ukrainian self-referrals reshape the ICC’s role in international relations”, dans Klaus Bachmann, Igor Lyubashenko et Aleksandar Fatić (sous la dir. de), Transitional Justice in Troubled Societies, Londres, Rowman & Littlefield International, 2018, p. 143-160.
- 18.Alexandre Bastrykine, « Пора поставить действенный заслон информационной войне », Коммерсантъ Власть, 18 avril 2016.
- 19.L’amendement a dû être écrit dans la précipitation car le district militaire du Caucase du Nord (devenu le district Sud) et celui de Moscou, indiqués dans la loi du 5 mai 2014, en réalité n’existaient plus depuis la réorganisation de 2010.
- 20.Après deux échecs aux élections à la Douma d’État comme candidate du parti Iabloko dans le kraï du Kamtchatka, Irina Iarovaïa, devenue candidate de Russie unie, n’avait pas obtenu assez de voix pour être élue aux législatives de 2007, ni à celles de 2011, où elle était tête de liste régionale. Elle a néanmoins pu siéger à la Douma d’État grâce à un désistement en sa faveur d’Alexeï Kouzmitski en 2007, puis, pour la 6e législature, de Dmitri Medvedev, tête de liste nationale de Russie unie, qui a renoncé à son mandat en faveur d’Irina Iarovaïa. Elle est devenue en décembre 2011 présidente de la commission de la Douma sur la sécurité et la lutte contre la corruption. Ainsi, on peut penser que les très nombreuses propositions de lois déposées par Irina Iarovaïa ont été en réalité largement « inspirées » par le pouvoir exécutif.
- 21.Voir les versions successives de cette proposition de loi, déposée le 15 janvier 2014 et les amendements en seconde lecture (disponibles sur sozd.duma.gov.ru).
- 22.Il s’agissait de valider l’opération militaire en cours en Crimée depuis une huitaine de jours.
- 23.Ce n’est que plus tard que cette compétence sera élargie aux tribunaux des quatre districts militaires russes, Centre, Est, Sud et Ouest.
- 24.Selon les données publiées par le Crimean Tatar Resource Center, parmi les 55 personnes tuées sur la péninsule (par la police notamment), 25 étaient des Tatares. Ce à quoi s’ajoutent les disparitions forcées : voir le rapport de SOS Crimea, “Enforced disappearances in Crimea, 2014-2020”, disponible sur krymsos.com.
- 25.Une autre loi a prévu en 2019 la création d’une infrastructure numérique que l’État pourrait isoler du réseau internet mondial. Notre propos n’est pas d’inventorier toutes les lois restrictives votées depuis 2014, mais d’éclairer les logiques en jeu à partir de cette année charnière.
- 26.Voir Leonid Nikitinski, « Факультет ненужных профессоров. За массовыми увольнениями в ведущем вузе стоит принципиальный вопрос о том, что такое вообще “право” » (« Faculté des professeurs inutiles. Derrière les licenciements massifs dans une université de premier plan, il y a la question fondamentale de ce qu’est le “droit” en général »), Новая Газета, 6 décembre 2021. Ces limogeages et l’intervention en cours dans cette faculté expriment, selon l’auteur, la victoire des forces de sécurité et de leur conception instrumentale de la loi.
- 27.Memorial, dossier des prisonniers politiques (liste religieuse), « Affaire d’Alouchta ».
- 28.« La commission gouvernementale sur l’activité législative a approuvé un projet de loi visant à créer les conditions juridiques en vue de la neutralisation des activités destructrices des organisations religieuses en Russie », 28 mai 2013.
- 29.Sur les facteurs stratégiques et systémiques d’un rapprochement bilatéral, voir C. Iffly, « Du conflit à la coopération ? Les rapprochements franco-allemand, germano-polonais et polono-ukrainien en perspective comparée (1945-2003) », Revue d’Allemagne, 35/4, 2003, p. 491-505.
- 30.La feuille de route adoptée par le président Poutine en mai 2020, pour sa « Stratégie de lutte contre l’extrémisme dans la Fédération de Russie jusqu’en 2025 », constate une « aggravation des menaces extrémistes externes et internes » et l’action déstabilisatrice de certains États : « L’un des principaux moyens de déstabiliser la situation sociopolitique et socio-économique de la Fédération de Russie consiste à inciter divers groupes de population à participer à des manifestations publiques » (décret présidentiel du 29 mai 2020). Voir encore les propos d’Alexandre Bastrykine, proche de Vladimir Poutine, président du Comité d’investigation, qui proposait de mettre en œuvre en Russie un modèle chinois de contrôle des médias et de l’information en ligne, évoquant la « guerre dite hybride déclenchée par les États-Unis et leurs alliés » depuis une dizaine d’années contre la Russie et d’autres pays – guerre qui « est entrée, ces dernières années, dans une phase qualitativement nouvelle de confrontation ouverte » (A. Bastrykine, art. cité).