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Illustration de Jean-Baptiste Oudry, Fable XV : La mort et le malheureux, Jean de La Fontaine.
Illustration de Jean-Baptiste Oudry, Fable XV : La mort et le malheureux, Jean de La Fontaine.
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Les moralistes classiques au chevet de la sensibilité contemporaine

juil./août 2021

Le renouveau d’une littérature responsable actualise l’héritage des moralistes classiques, notamment leur attention au théâtre social, aux jeux de pouvoir, aux questions posées par la séduction ou la mort. Mais c’est avant tout sur l’inventivité formelle que repose la possibilité d’un nouveau réalisme.

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur.

(Nicolas Boileau, Art poétique)

 

Mobiliser « le legs colossal1 » des moralistes classiques pour scruter l’opacité dans laquelle se débat une sensibilité contemporaine en pleine mutation peut s’avérer moins intempestif qu’il y paraît. D’abord parce que la littérature anachronise l’histoire, se moque des frontières chronologiques, voyage librement dans le temps ; à moins que l’on veuille entretenir artificiellement des discontinuités, pour se donner le plaisir commode ensuite de les théoriser. Et nous commençons à nous lasser de ce pathos de la rupture. Surtout, les temps ont bien changé depuis les années de la théorie littéraire. Il y a belle lurette que la question du texte n’échauffe plus les esprits « au point que, bientôt, si l’on n’y prend pas garde, il faudra rappeler que la littérature parle aussi de la littérature2 »… Les essais se sont donc succédé pour faire le constat d’un retour du sens, même si l’hégémonie autoréférentielle de la modernité a davantage été le fait, justement, des manifestes théoriques que des œuvres elles-mêmes : un peu comme si l’on avait continué de juger les œuvres classiques à l’aune de leurs épîtres dédicatoires.

La remarque est d’importance car justement l’empreinte de cette morale classique, qui se voulait intellectuellement fondée et éthiquement juste, reste prégnante au cœur des œuvres de la modernité. Flaubert se vantait d’être « bourré à outrance de La Bruyère3 ». Sans doute la réflexion des moralistes classiques, sa circulation, reste tributaire d’une étroite clôture sociale, mais elle prétend viser une « nature humaine » ; et surtout ce que l’on désigne par « l’extension de la littérature4 », sa boulimie annexionniste, vaut aussi pour la littérature dite classique : la notion de Belles Lettres pouvant impliquer, tant elle était large, ce que nous entendons aujourd’hui par sciences sociales. L’on sait d’ailleurs ce que la sociologie doit, entre autres, à Pascal5. Enfin, si les « morales du grand siècle6 » s’inscrivaient dans le cadre d’une anthropologie religieuse qui n’en n’impose plus à nos sociétés sécularisées, reste la question des valeurs qui fait retour avec celle du sens, et l’effet d’un « moment sociétal », dont l’emprise s’apparente souvent à « un tournant moralisateur7 » ; celui-ci, pour autant, n’a plus rien à voir avec la négativité qui taraudait « les écorchés vifs de la littérature », dont Marthe Robert a montré, à propos de Kafka, combien pour eux, tant était grave leur engagement littéraire, écrire excluait toute compromission avec le vivant8.

Ainsi, la réhabilitation de la transitivité est susceptible d’actualiser une rencontre nouvelle avec l’héritage des moralistes classiques, avec la façon dont ils ont abordé « les choses de la vie9 » : une littérature « catégoriquement réaliste », qui « en sait long sur les hommes », pour parodier ici un passage important de la Leçon inaugurale de ce, finalement, grand classique qu’aura été Roland Barthes10. Mais une littérature aussi dont la rhétorique, nourrie de la fable antique, invitait « à se regarder soi-même à partir d’une hauteur idéale11 ». Il ne s’agit évidemment pas d’en appeler à la possibilité de refonder une morale à l’aune de ce savoir classique, dont la condition verbale, en cela pleinement littéraire au sens moderne du terme, est incontestable, sans être pour autant d’essence purement langagière : les moralistes classiques, tout en pouvant dire, comme Montaigne, « Je suis tout du passé », étaient, comme lui, suffisamment dans « le monde » pour ne pas espérer un tant soit peu « poigner les consciences12 ». Plutôt réactiver ce que Goethe appelait les « forces curatives » de l’âge classique, c’est-à-dire non tant « soulager » la condition humaine, que sortir les choses « de la confusion où elles restent ensevelies aussi longtemps qu’on n’y a pas fait âprement réflexion13 ». Par exemple, interroger notre rapport à quelques enjeux tels que l’autre, le théâtre de l’intersubjectivité ; le pouvoir, les effets intraitables de sa séduction ; la mort, cet invariant matriciel et fatal de l’existence humaine. Enfin, à un moment où il est beaucoup question de styles d’existence, de formes de vie, il reste légitime de se demander si notre nature humaine, débarrassée de « son extrait d’immortalité et de ses pédagogues14 » – une nature humaine dont le génome aurait pris le relais – peut encore se réclamer de la trinité chère au neveu de Rameau : le vrai, le bien, le beau.

« La perspective assigne un point fixe dans la peinture, mais dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera15 ? »

On aurait évidemment tort d’imaginer que les moralistes classiques ont célébré les noces lénifiantes de la vertu et du bonheur. Ce qu’ils nous ont d’abord laissé comme héritage, c’est une attention extrême au théâtre social, avec ses scènes de la déraison ordinaire, ainsi qu’au clair-obscur permanent de notre grammaire psychique.

Si le plus impitoyable d’entre eux reste La Rochefoucauld, c’est bien parce que dans la frappe rhétorique de la maxime, il a porté le fer très loin dans la traque des déguisements de l’amour-propre et le déchiffrement des leurres de l’intersubjectivité. On ne devrait plus oublier depuis les Maximes16 que derrière notre obsession contemporaine pour le bien commun, le lien social, la relation, se tapit ce monstre qui entend bien, encore et toujours, rester « roi de concupiscence17 ». Et comme la contagion à soi-même bénéficie désormais de la formidable caisse de résonance que lui donnent les réseaux sociaux, la fausse transparence de la scène médiatique apparaît davantage encore truquée jusqu’à l’os. Mais c’est comme si l’on n’osait plus s’aventurer dans « les replis de l’anatomie du cœur humain18 » ou que l’on s’était définitivement accommodé de ce grand aveuglement consenti.

Fin sociologue des faits accomplis, Sainte-Beuve dans Mes poisons fait déjà le constat sévère et amusé de la montée d’un impératif collectif des désirs, dont il voit bien qu’elle bouleverse profondément le paysage d’une littérature devenue « une chose d’époque, où il entre de tout », où tout un chacun « au moins une fois dans sa vie aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur » ; il n’y a plus d’Alceste pour gâcher la fête d’une scène littéraire devenue extrêmement accommodante et conviviale. Sur la scène classique se jouait aussi, bien sûr, la comédie mondaine où la civilité s’impose, mais le sentiment exalté de l’existence dispensé par les grandes œuvres pouvait infléchir, voire neutraliser la force de l’amour-propre : « Il y a dans la générosité le même degré d’égoïsme que dans la vengeance, mais cet égoïsme est d’une autre qualité19 » ; et voilà comment « le sage guérit de l’ambition par l’ambition même20 ». On aura reconnu le ressort secret du pardon magnanime d’Auguste. Les moralistes classiques croyaient à une nature humaine universelle, dont l’égalité formelle, devant Dieu, ne faisait pas de doute. Cette nature humaine, devenue comme on sait la cible préférée des déconstructivistes de tous bords, était en quelque sorte ce plateau idéal de sens d’où pouvaient se juger les errements du « petit serpent à tête folle21 ». Elle était en même temps la meilleure façon d’en appeler à un partage universel du bien le plus précieux : la raison ; car « la raison est de tous les climats et l’on pense juste partout où il y a des hommes22 ».

Nous sommes, nous, acteurs et témoins de progrès incontestables, dans tous les domaines ; nous pourrions être tentés de prendre ce progrès comme point fixe d’une morale contemporaine23 ; mais ce faisant, nous sommes surtout soucieux de fédérer le multiple dans ce mouvement du commun qui est notre Graal. Nous glissons volontiers dans un messianisme du bien démocratique et dans une « vengeance courroucée » souvent peu sourcilleuse sur le respect élémentaire que l’on doit, dans tous les cas, à la qualité d’homme de l’ennemi. D’autant que l’exaspération des différences, lestées de tout le poids d’un passé d’injustices et de servitude qui ne passe pas, secrète une force de gravité qui tire la narration vers l’individuel. On le voit à l’inflation de récits, essais, témoignages qui peinent à atteindre la généralisation symbolique de la vérité littéraire, celle dont parle Walter Benjamin dans Le Raconteur24.

Il n’est pas sûr que la montée en puissance des éthiques du care contribue à éclairer ce brouillage de l’idée de progrès. D’une part, et dans le meilleur des cas, elles en appellent à une version à peine renouvelée de la définition que proposait Todorov dans son essai La Littérature en péril, « une technique des soins de l’âme », dont il invitait à intégrer l’apprentissage « pour toutes les professions fondées sur les rapports humains25 ». C’était revenir à une instrumentalisation raisonnable de la littérature, largement banalisée à l’époque où ne régnait pas encore l’emprise des spécialités. Quant aux thèses de Martha Nussbaum26, elles sont justement dans le sillage de cette vocation éthique, humaniste et somme toute classique d’une littérature qui rend meilleur, qui élève l’âme, disait La Bruyère. Celle qui fait venir les larmes aux yeux du philosophe Diderot devant le spectacle de la vertu. Mais à travers les éthiques du care, on voit également se profiler une variante du vieux démon de la « logomachie », une instrumentalisation de la littérature qu’Olivier Barbarant dénonce vigoureusement : « l’actuel arraisonnement social de l’art comme pansement, thérapie et réparation », et ce « au nom du lien social et de la création collective27 » ; d’où le risque d’un effacement de la singularité, et j’ajouterai de ce que le poète Ossip Mandelstam appelait « la rage littéraire28 », bien loin de l’empathie sociétale contemporaine (pleurer ensemble, s’indigner ensemble), médiatiquement orchestrée, sans que, comme dirait le moraliste, « on n’en fasse ni pis, ni mieux29 ».

Ce que nous a appris la littérature moraliste, c’est que la vérité ne luit pas de sa propre lumière.

Sans doute la vitalité d’une littérature ne se mesure pas seulement à l’excellence de quelques ouvrages. Il y a aussi les bons, et les très bons livres. Mais le risque est grand de voir une littérature transformée en « une fabrique d’objets d’usage essentiellement remplaçables30 ». Risque accru par l’emprise grandissante de l’ingénierie culturelle. On peut s’étonner du quasi-effacement de toute exigence d’une morale de la forme, car c’est dans l’inventivité formelle – le comment – que gît la chance d’explorer un vrai nouveau réalisme, qui ne soit pas pris dans le langage de l’ancien, qui soit à la hauteur de la complexité inédite des mutations en tout genre que nous traversons. Ce sont les nouvelles discursivités de l’écriture moraliste (la maxime, le portrait, la fable, le fragment), leur capacité à mettre le sens en spectacle, dans une inlassable variation de la forme, qui ont assuré l’autorité esthétique et éthique de la littérature moraliste. C’est cette confiance dans la productivité de l’écriture qui inspire à La Bruyère cette étonnante remarque, signature de son art poétique : le travail opéré sur la langue « conduit insensiblement à y mettre de l’esprit31 ». Et c’est dans l’écriture, dans la dynamique de l’écriture que Montaigne débusque son essentielle altérité : « plus je me hante et me connois, plus ma difformité m’étonne, moins je m’entends en moy32 ». Ce que nous a appris la littérature moraliste, c’est que la vérité ne luit pas de sa propre lumière, qu’il y faut « un autre tour », dira La Fontaine. C’est justement cette quête de vérité qui poussera Proust à « redresser l’oblique discours intérieur » ; c’est toujours au nom de ce souci du vrai, c’est-à-dire d’un gain de sens supplémentaire, que Virginia Woolf explore des « instants de vie », et que Nathalie Sarraute se lance avec ces Tropismes à la conquête d’autres invisibles Amériques.

« La corruption du siècle se fait par la contribution particulière de chacun de nous33 »

Les moralistes classiques ont toujours, en héritiers de la bonne rhétorique, souligné le lien organique entre le style et le caractère ; le style se faisant en quelque sorte la signature de la bonne ou de la méchante vie : « Dans un méchant homme, il n’y a pas de quoi faire un grand homme34. » Avec le retour massif en littérature du biographique, nous jugeons sévèrement les éventuels écarts entre le moi profond et le moi social. Et nous nous interrogeons désormais à bon droit sur la légèreté qu’il y aurait, sous le prétexte de considérer comme acquise et sacrée la séparation entre l’homme et l’œuvre, à ne pas demander des comptes à la personne de l’écrivain. Sommes-nous d’ailleurs suffisamment soucieux de reconnaître l’élégance du style d’existence de ceux qui ne se sont pas trop compromis avec la bassesse du monde, ceux dont « le pied d’instinct s’écarte de la flaque », pour reprendre le mot de Julien Gracq célébrant le « style » charismatique d’André Breton, ce « héros de notre temps35 » ?

Montaigne peut nous inspirer en la matière, lui qui n’a eu de cesse d’intervenir, de « parler au papier », faisant montre d’un savoir-vivre et d’un savoir-écrire consubstantiellement liés. Raison pour laquelle est si précieux le gain moral et cognitif de ce « façonnement de soi » à un moment où les dogmatismes religieux étaient prêts à « armer jusqu’aux nourrissons » pour reprendre l’expression terriblement prophétique de Bernanos36. Ce chantre du relativisme, sur la torture, la peine de mort, trouve pour les condamner des mots qui, en effet, ne balancent pas et « poignent la conscience ». Conscience, ce mot en disgrâce lui aussi, mais en est-il un autre pour dire, avec Primo Levi, « la honte du juste devant le crime de l’homme37 » ? Il y a chez Montaigne une forme complexe de conservatisme moral qui annonce la face bifrons des moralistes du siècle suivant : d’un côté la reconnaissance de l’exception humaine, le goût pour le sublime des âmes « déplacées en leur temps », de l’autre la sagesse pragmatique, et jusqu’à « la pensée de derrière » de ceux qui savent qu’on ne touche qu’en tremblant aux lois et aux usages, dira bientôt Montesquieu. D’un côté Philinte, et sa sagesse mondaine, de l’autre Alceste et son inguérissable nostalgie d’une transparence des cœurs. D’un côté le redoutable naturalisme d’Agnès : « Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ? », de l’autre le mystérieux renoncement au monde de la jeune princesse de Clèves. D’un côté la modération du fabuliste, encourageant à la résignation et à la prudence : « Parler de loin ou bien se taire » ; de l’autre son intransigeance à ne pas trahir l’amitié, à ne pas « trafiquer de sa plume ». Fécond strabisme moral qui invite à se garder de l’hubris sans pour autant renoncer à l’ascendant de cette forme de plénitude victorieuse que délivrent les grands modèles.

Nos utopies progressistes, souvent rétrécies à des slogans de résilience, ne nous invitent que mollement à résister aux dispositifs de capture et d’imaginaire que l’on machine contre nous, et dont s’accommode finalement fort bien un monde littéraire devenu particulièrement complaisant à faire aller de pair sans état d’âme « terrain économique et terrain symbolique38 ». Quelle voix puissante aujourd’hui serait à la hauteur du coup de colère de Montaigne, invitant à se ressaisir : « Regardez dans vous, reconnaissez-vous, tenez-vous à vous […] ; vous vous escoulez, vous vous répandez ; appilez-vous, soutenez-vous ; on vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous39. » Avoir « l’oreille du prince », oui, mais à quel prix ? Cette question qui a obsédé l’âge classique s’est effacée, comme se sont fait oublier les paroles de la chanson de Léo Ferré, Thank you, Satan : « Pour ton honneur à ne paraître /  jamais à la télévision ». C’est d’ailleurs cette difficulté moderne à affronter, creuser le négatif qui nous rend désormais collectivement plus sensibles à la souffrance de mourir qu’au besoin de « vivre sa mort ». Sans doute ne s’agit-il plus d’épouser l’exigence de la mère supérieure des Dialogues des carmélites, un instant prise au piège par le sommeil qui vient troubler son agonie : « Je ne me voyais plus mourir. » Et nul ne rêve plus, comme Chateaubriand, d’avoir, comme le grand Condé, Bossuet au pied de son cercueil…

Mais de fait, la pandémie a fait resurgir l’acuité des remarques du mémorialiste devant l’effacement des rituels consolateurs propres au tragique de la mort40. Les moralistes classiques insistaient d’ailleurs volontiers sur les ultima verba du vivant, persuadés qu’on ne parle bien que du fond de son tombeau, comme enhardi par l’imminence de la mort ; une imminence qui inspire la magistrale méditation, souverainement libre, de l’écrivain Edward Saïd, dans son essai Du style tardif ; il y évoque cette subtile alliance d’harmonie et de dissonance maîtrisée qui nourrit les œuvres écrites par de grands compositeurs et écrivains à la fin de leur vie41. Ce savoir suprême a pu aussi inspirer le dernier Foucault, qui, dans sa relecture d’une sagesse antique attentive toujours à marquer la différence entre le plaisir et le bon plaisir, ajuste l’élégance indiscutable de son dire à l’esthétique existentielle de la règle, toute platonicienne, de « la belle limite ». Face à cette inguérissable finitude résonne l’admonestation tonique de Montaigne : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant42  » : pied de nez qu’on aimerait définitif en direction de la Silicon Valley, et de son rêve mortifère de nous rendre immortels.

Nous pressentons qu’il y a un modèle à préserver de l’humain et que le langage en est le viatique. Il nous faut une littérature qui nous parle du monde dans un langage qui ne lui soit pas asservi, dans un langage qui ne fasse pas de mal à l’âme, avertissait Socrate dans le Phédon, en soulignant la qualité musicale de ce dire. Si les moralistes nous sont précieux, c’est parce qu’ils n’ont jamais rien cédé de cette exigence de la note juste. Nous devons nous colleter avec les défis d’un nouveau réel à décrire. Et nous sommes cernés, pas moins que Montaigne en son temps, par « l’écrivaillerie d’un monde débordé ». Ce qui fait que jamais le langage n’a été à ce point « pareil de tous côtés43 », proie facile où s’engouffrent tous les poncifs du jour. Nous voudrions déjà vaincre la mort alors que nous n’avons pas encore appris à vaincre « le poison de l’inégalité44 » qui fait de Giton, le riche, et de Phédon, le pauvre, dans le double portait que nous en a laissé le moraliste45, des hommes si prodigieusement différents. Cette différence-là, il n’est pas donné à une parole ordinaire de la désigner, d’en faire un objet de stupeur et de scandale. « Notre ennemi, c’est notre maître /Je vous le dis en bon françois46 » ; peut-on plus sèchement, définitivement démystifier toute tentative de leurrer le prolétaire d’hier ou d’aujourd’hui sur la réalité du rapport de force qui le soumet ? Les moralistes classiques et leurs successeurs ont mis leur cruauté, leur lucidité, leur acharnement à dire les choses au plus clair, comme elles sont. C’est la réponse d’un style au désordre du monde, pas de gagné sur le chaos. Mais en exhaussant des formes de vie qui tournaient le dos à l’actuel, ils ont eu aussi le souci de préserver une impatience des limites qui se refuse à mesurer le possible sur l’existant. Le chemin n’est pas effaçable, qui va de la tendre invitation du sage Ulysse à ses camarades fourvoyés dans la fange : « Chers amis, voulez-vous hommes redevenir47 ? », au fougueux slogan surréaliste : « Il faut que l’homme passe avec armes et bagages du côté de l’homme48. »

  • 1.Louis Van Delft, Les Moralistes. Une apologie, Paris, Gallimard, 2008, p. 396.
  • 2.Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998, p. 32.
  • 3.Gustave Flaubert, Correspondance, éd. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, 1980, lettre à Louise Colet du 6-7 juillet 1853.
  • 4.A. Compagnon, Le Démon de la théorie, op. cit., p. 112.
  • 5.Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.
  • 6.Paul Bénichou, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948.
  • 7.Carole Talon-Hugon, L’Art sous contrôle. Nouvel agenda sociétal et censures militantes, Paris, Presses universitaires de France, 2019.
  • 8.Marthe Robert, La Tyrannie de l’imprimé, Paris, Grasset, 1984, p. 99-101.
  • 9.Jean de La Fontaine, « Le Meunier, son fils et l’âne », dans Fables, éd. Marc Fumaroli, Paris, Le Livre de poche, 1985. Voir aussi L. Van Delft, Le Spectateur de la vie. Généalogie du regard moraliste, Paris, Hermann, 2003.
  • 10.Roland Barthes, Leçon [1977], Paris, Seuil, 2015.
  • 11.Thomas Pavel, L’Art de l’éloignement, Paris, Gallimard, 1996, p. 390.
  • 12.Michel de Montaigne, Essais, III, 9, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2004, p. 989.
  • 13.Pierre Bergounioux, Carnet de notes 1991-2000, Lagrasse, Verdier, 2007.
  • 14.François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 181.
  • 15.Blaise Pascal, Pensées et opuscules, éd. Léon Brunschvicg, Paris, Hachette, 1909, fragment 381, p. 503.
  • 16.François de La Rochefoucauld, Maximes suivies des Réflexions diverses, Paris, Classiques Garnier, 1992.
  • 17.B. Pascal, Discours sur la condition des grands, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 615-621.
  • 18.F. de La Rochefoucauld, Maximes suivies des Réflexions diverses, op. cit., p. 578-579.
  • 19.Friedrich Nietzsche, « La générosité et ce qui lui ressemble », dans Le Gai Savoir, trad. par Henri Albert, livre I, § 49, Paris, Mercure de France, 1901.
  • 20.Jean de La Bruyère, Les Caractères, Paris, Classiques Garnier, 1932, p. 111.
  • 21.J. de La Fontaine, Fables, op. cit., p. 301.
  • 22.J. de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 358.
  • 23.Voir Jacques Bouveresse, Le Mythe moderne du progrès, Marseille, Agone, 2017.
  • 24.Walter Benjamin, Le Raconteur [1936], trad. par Sybille Muller, Belval, Circé, 2014. Si le raconteur est « la figure dans laquelle le juste se rencontre lui-même », c’est justement perce que « sa tâche consiste à travailler la matière brute des expériences vécues – les siennes et celles d’autrui – d’une manière solide, utile et unique  » (p. 39).
  • 25.Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, p. 72.
  • 26.Martha C. Nussbaum, La Connaissance de l’amour. Essais sur la philosophie et la littérature, trad. par Solange Chavel, Paris, Éditions du Cerf, 2010.
  • 27.Olivier Barbarant, « Celaya et nous », Europe, mars 2021, p. 288.
  • 28.Ossip Mandelstam, La Rage littéraire, trad. par Lily Denis, Paris, Gallimard, 1972.
  • 29.J. de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 92.
  • 30.M. Robert, Livret de lectures, Paris, Grasset, 2014, p. 132-133.
  • 31.J. de La Bruyère, Les Caractères, op. cit, p. 92.
  • 32.M. de Montaigne, Essais, op. cit., III, 11, p. 1029.
  • 33.M. de Montaigne, Les Essais, op. cit., III, 9, p. 946.
  • 34.J. de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 386.
  • 35.Julien Gracq, André Breton, Paris, José Corti, 1948.
  • 36.Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, Paris, Points, 2014.
  • 37.Primo Levi, La Trêve [1963], trad. par Emmanuelle Genevois-Joly, Paris, Grasset, 2002.
  • 38.Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 123.
  • 39.M. de Montaigne, Essais, op. cit., p. 1001.
  • 40.À l’occasion de sa peinture du choléra de 1832, le mémorialiste se dit saisi par « une autre sorte d’épouvante », devant ce « monde neuf », débarrassé du socle normatif de l’ordre symbolique. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, II, op. cit., p. 535-536.
  • 41.Edward W. Saïd, Du style tardif. Musique et littérature à contre-courant, trad. par Michelle-Viviane Tran Van Khai, Arles, Actes Sud, 2012.
  • 42.M. de Montaigne, Essais, op. cit., p. 1091.
  • 43.B. Pascal, Pensées et opuscules, op. cit., p. 503 : « Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. »
  • 44.P. Bergounioux, Le Style comme expérience, Paris, Éditions de l’Olivier, 2013, p. 68.
  • 45.J. de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 203-204.
  • 46.J. de La Fontaine, « Le Vieillard et l’âne », dans Fables, op. cit., p. 336.
  • 47.J. de La Fontaine, « Les compagnons d’Ulysse », dans Fables, op. cit., p. 676.
  • 48.André Breton, Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non, 1942.

Cécilia Suzzoni

Professeure honoraire de chaire supérieure au Lycée Henri IV, Cécilia Suzzoni est la fondatrice et présidente d'honneur de l'Association le latin dans les littératures européennes (ALLE). Elle a notamment dirigé, avec Hubert Aupettit, l'ouvrage Sans le latin (Fayard, 2012)

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