Les fantômes de Praxitèle
Le titre est simple, direct et sans prétention : Praxitèle. Mais il ne faut pas s’y tromper. L’exposition que nous offrent au Louvre Alain Pasquier et Jean-Luc Martinez fascine à plus d’un titre. On en ressort sous le coup d’une sensation ambiguë qui perdure. On n’a pu voir aucune œuvre de la main du maître athénien (sauf une, peut-être ?) et pourtant on l’a côtoyé longuement dans un défilé de copies semblables et différentes, chacune n’étant ni tout à fait la même ni tout à fait une autre.
Où est donc passé Praxitèle ? Il est présent sans être là ; constamment invoqué, son esprit plane sans jamais s’incarner définitivement. Faisons-nous une raison : de lui, sur lui, on ne possédera aucune certitude avant longtemps, sauf découverte miraculeuse, par définition imprévisible. On en vient presque à envier le xixe siècle, avec ses rêveries antiquisantes. C’était le bon temps : toute une société fantasmait à l’unisson sur le couple Phryné-Praxitèle. Pensez : l’artiste et la courtisane … Littérateurs, peintres et sculpteurs rivalisaient d’ardeur pour combler d’images faciles l’obsession du sexe et la misogynie profonde de l’époque. En même temps, dans la foulée de Winckelmann, on rêvait un art grec qui avait atteint une fois pour toutes la perfection dans la grâce, l’équilibre et la sérénité. Découvert en 1877, le mol Apollon d’Olympie, immédiatement déclaré œuvre originale de Praxitèle et restauré allègrement, en fournissait le témoignage irréfutable : s’ajoutant à une longue série de « Vénus » dont le type était attribué au Maître, il apportait sa clef de voûte à l’édifice académique.
Le fameux tableau de Gérôme est là, sous nos yeux, irréfutable lui aussi. Phryné devant l’Aéropage, clou du salon de 1861. Une petite mijaurée se voile le visage, jouant la surprise, tout en exhibant son corps entièrement nu devant une assemblée de vieux Messieurs, dont certains affectent l’indignation, tandis que la face congestionnée des autres parle pour eux. Il y avait pire, sans doute, sur le marché du second Empire, comme les Vénus de Cabanel ou Bouguereau, mais tout de même … Le bon sens du bougon (et par ailleurs misogyne) Degas rappelait pertinemment qu’en réalité « Phryné ne se cachait pas, ne pouvait pas se cacher, puisque sa nudité était précisément la cause de sa gloire ». Mais « Gérôme n’a pas compris et a fait un tableau pornographique1 ». De son côté, Courbet, qui prêchait d’exemple, avait choisi de baptiser « Gérôme » l’âne qui portait son attirail quand il partait s’immerger en pleine nature, autour d’Ornans : cet animal-là, au moins, contribuait à la recherche esthétique en payant de sa personne.
Ne nous acharnons pas, mais reconnaissons que la troupe des académiques nous a pour longtemps barré la route vers l’art antique et particulièrement vers Praxitèle, étouffé sous une admiration intempestive. Admettons à leur décharge qu’ils ont eu par avance des complices, des faiseurs de joliesses, dès l’antiquité : de la Diane de Gabies du Louvre (une réplique du Ier siècle ap. J.-C.) à la Phryné, ici présente, de Pradier (1845 – en marbre de Paros, s’il vous plaît) il n’y a qu’un pas. Et puisque la guimauve plaît, on fabriquera à la demande un Apollino de Florence (aux Offices), qu’on affadira encore de copie en copie, en se conformant à « l’idée que l’on se faisait du sfumato du maître athénien2 ». L’idée que l’on se faisait … On en arrive à la peinture académique qui rejoint peinture d’« histoire » et peinture « orientaliste » dans la même mystification, en présentant une Antiquité et un Orient « éternels » pris dans les glaces d’un « réalisme » aussi faux que méticuleux. Identité parfaite entre Phryné devant l’Aréopage et Le marché aux esclaves : dans ces deux tableaux contemporains (où il utilise visiblement le même modèle), Gérôme réalise et donne en pâture au regard du spectateur (masculin) « le fantasme de la totale possession des corps féminins dénudés3 ».
La perfection du « métier » avait pour fonction stratégique d’anesthésier la jouissance que procure toujours le dialogue sensuel (esthétique au sens propre) avec l’image. On le sait :
Il en est, dans les arts, de la sublime beauté comme des beautés mortelles, dont l’amour nous conduit aux beautés de marbre et des couleurs. À la faveur d’une parure ni trop flottante ni trop serrée, elles ne sont que plus séduisantes aux yeux du connaisseur. La pensée soulève ces voiles, elle entre en conversation avec cette vierge charmante de Raphaël4 …
Partons donc au contact avec l’œuvre, errons parmi les simulacres de Praxitèle dans la crypte qui nous a déjà donné cette expérience odysséenne quand, naguère, Primatice a émergé des Limbes de l’histoire de l’art … La même révélation nous attend, il suffit d’écouter un connaisseur :
Il faut d’abord avoir une âme ; ensuite, que cette âme ait un plaisir direct, et non pas de vanité, en présence de l’antique5.
Alors, dans un clair-obscur savamment ménagé se matérialisent, ici, un Torse d’Apollon sauroctone dont le déhanchement déplace harmonieusement les lignes ; là, un Éros sauroctone qui combine deux types déjà ambigus par eux-mêmes et gros d’une énergie contenue. Plus loin : un Satyre au repos, une spécialité de Praxitèle dont Alain Pasquier décompose avec clarté la dialectique complexe :
Sur un sujet qui associe l’homme et l’animal, où l’attitude de repos pourrait bien n’être que le prélude à un bond soudain, s’opposent l’uni de la chair et le rugueux du pelage de la panthère, le demi-sourire du garçon et la menace latente du monstre de la mythologie : la chevelure drue et broussailleuse comme une crinière et les oreilles pointues en rappellent la nature mixte6.
Puis on se perd dans la contemplation d’un Torse d’Aphrodite, celui du Louvre, une des répliques de la très fameuse Aphrodite de Cnide, qu’on peut mentalement compléter avec la Tête Kaufman toute proche. La lumière qui modèle le corps de la déesse va chercher dans le marbre les forces qu’y a encloses son créateur, une vie palpite dans la pierre, car « l’être qui a une forme domine les millénaires, dit justement Bachelard, parlant du fossile. Toute forme garde une vie ». C’est aussi la magie de la sculpture : « C’est un être qui vit encore, endormi dans sa forme7. » La nudité totale du Torse révèle la force primordiale de la beauté et exalte la toute-puissance de la déesse qui l’incarne. Mais l’appréhender dans son immédiateté était toujours, pour un Grec, un danger : il pouvait y perdre la vue (Tirésias) ou la vie (Actéon) … Voilà pourquoi Aphrodite, dans sa version intégrale – Vénus Colonna (type « serein ») ou Vénus du Belvédère (type « inquiet ») – prend soin de porter la main devant son sexe, non par pudeur, mais pour épargner le regard du mortel qui la contemple, tout en indiquant du même geste que là est le point cardinal, l’Origine du monde que Courbet sera le premier, avant Rodin, à représenter sans tabou8.
Comme la parole oblique d’Apollon, la main de la déesse ne montre ni ne cache : elle indique …
Le vêtement que tient l’autre main est signe qu’Aphrodite ressource sa puissance érotique par le bain, retour rituel à l’élément primordial dont elle est issue, rappel de sa « naissance » sous forme de résurgence après la castration du Ciel-Ouranos et la chute de son sexe dans l’océan.
Une blanche écume, dit Hésiode, sortait du membre divin. De cette écume une fille se forma, la belle et vénérable déesse que les dieux aussi bien que les hommes appellent Aphrodite, pour s’être formée de l’écume9.
Et elle sourit, Sourire énigmatique : charnel (les lèvres, petites et ourlées) mais abstrait et indéchiffrable (les yeux vides, sans expression). La faute n’en revient pas seulement à l’absence de peinture (Praxitèle ne considérait son œuvre achevée qu’après l’intervention du peintre Nicias). Ce sourire ne s’adresse pas à nous, il n’a à exprimer aucun sentiment particulier, mais une pure joie d’exister, celle que seuls connaissent les dieux « qui vivent sans effort10 » : leur perfection est l’image du monde ordonné dont ils assurent la cohésion11.
Hésiode ajoute qu’à la naissance d’Aphrodite, « Amour et le beau Désir lui firent cortège » : ils ne cessent de l’accompagner. Son effigie ne peut laisser de marbre, et la conversation qui s’engage avec elle (pour parler comme Stendhal) appelle le contact physique. Deux anecdotes de Pline témoignent du vertige qui achève le processus. « On raconte qu’un homme, épris d’amour pour elle, se cacha pendant la nuit, s’unit à la statue, et laissa une tache comme trace de son désir. » D’autre part, l’Éros de Parion « égalait la Vénus de Cnide par son renom et par l’offense car Alcétas de Rhodes en tomba amoureux et laissa sur lui la même marque d’amour12 ». Conduite sacrilège ? Non pas : secrètement dictée par la divinité13, ce que confirme Plutarque. Un jeune homme était tombé amoureux d’un groupe sculpté de deux garçons, à Delphes, et avait lui aussi « laissé quelque trace sur la sculpture ». Que dit le dieu ? Apollon ordonna, par l’intermédiaire de son oracle, qu’on ne poursuivît pas le fautif, « car il avait payé le prix14 ». Il s’agissait bien d’une offrande sacrée et spontanée15, les composantes érotiques, esthétiques et religieuses étant inséparables, et pour le spectateur, et pour le créateur :
Praxitèle n’a pas vu ce qu’il était interdit de voir, mais le fer a poli la Paphienne (Aphrodite) telle qu’Arès la désirait16 …
Le maître athénien vit sur les sommets en compagnie des grands dieux Aphrodite, Éros, Apollon, Dionysos et ses acolytes les Satyres, dans un monde de beauté et de jeunesse éternelles, de violence pure aussi, y compris dans la personne du dieu de Delphes17.
C’est la cruauté qui se tient à l’arrière-plan de l’Apollon sauroctone, même dans des copies édulcorantes. On retrouve en modèle réduit le serpent Python, fils monstrueux de la Terre à qui le jeune dieu a dû arracher la possession de l’oracle. Difficile, peut-être, de reconnaître le combat titanesque chanté par l’Hymne homérique, mais l’élégante indifférence du dieu – tout comme dans le Marsyas et Apollon du Pérugin – n’enlève rien à la violence sourde de la scène, arrêtée avant le déclenchement de l’action. Et puis, avouons-le, nous sommes au cœur du problème : l’image de marque de Praxitèle, réputé spécialiste de la grâce rêveuse et des chairs lisses … Bien malin qui saura déterminer la part de vérité que contiennent les diverses copies, adaptations et recréations, et, par ailleurs, leur part de responsabilité dans la restriction des thèmes, le rabotage des audaces stylistiques et la baisse de tension créatrice …
C’est là qu’intervient la Tête Despinis. Tête colossale, conservée depuis longtemps à Athènes, où Georges Despinis propose de voir celle de la statue originale d’Artémis Brauronia, « même si, ajoute Alain Pasquier, son aspect plutôt majestueux et sévère ne s’accorde pas trop avec l’image traditionnelle que l’on se fait de Praxitèle », tout en accordant que le consensus général « se fonde sur l’esthétique dont procède l’Hermès d’Olympie, tradition dont on sait très bien qu’elle peut être modifiée ou révoquée en doute18 ».
Et voilà le dernier en date des coups de théâtre. Comme Aphrodite, des abysses surgit un prodige. C’était au printemps de 1998, et – souvenir personnel – le soir du 5 mars, tous les journaux télévisés de Sicile et d’Italie ne bruissaient que d’une nouvelle : la pêche miraculeuse des marins de Mazara del Vallo, qui venaient de remonter dans leurs filets, au milieu des poissons, une statue antique représentant Éole, le dieu des vents. Et le lendemain, avant de reprendre l’avion à Punta Raisi, me voilà nez à nez avec le dieu, en première page du Giornale di Sicilia (« Eolo, il dio dei venti, riaffiora nel Canale di Sicilia »). Photo étrange, un gros plan sur un visage de bronze incrusté de concrétions marines, une expression folle, accentuée par le flash. En pages deux et trois, d’autres photos, en noir et blanc, exhibaient une créature étonnamment contorsionnée, et un journaliste rappelait la formule de Salomon Reinach :
Le plus riche des musées de l’antiquité gît au fond de la Méditerranée.
Ce musée avait bien voulu nous céder un de ses trésors. Cette effigie insolite venait rejoindre l’Éphèbe de Mozia et les Bronzes de Riace, reparus en 1972 et 1979 au large d’une île qui semblait retrouver sa vocation première :
Les dieux y ont séjourné, et peut-être, durant les mois d’août inépuisables, y séjournent-ils encore19.
Autour de la Trinacria, l’île du Soleil abordée par Ulysse, « la mer, qui dispense la mort et l’immortalité20 » consent donc, par instant, à faire aux hommes un don précieux, something rich and strange dirait Shakespeare, qui fait retour dans notre monde de manière intempestive, antique et nouveau, étrange et familier. Comme au cinéma, quand, dans le film de James Cameron, le Titanic se ranime, par simple surimpression. Et si l’histoire de l’art n’était après tout qu’une longue histoire de fantômes, comme le dit à peu près Aby Warburg ? Science nécromantique, où l’on côtoie le fantastique (témoin Mérimée), vivant constamment dans un monde de résurgences et de revenants – ici : répliques ou adaptations d’originaux disparus (qui peut-être réapparaîtront ?), anecdotes plus ou moins romancées suscitées par des œuvres réelles mais perdues (définitivement ?), créations inspirées de l’antique, plus ou moins directement, plus ou moins consciemment, d’une époque impériale (romaine) à une autre (napoléonienne) et ainsi de suite …
L’exposition nous présente ce défilé d’images dans un entresol qui se mue insensiblement en salle obscure. Qu’on le veuille ou non, on en vient fatalement à faire son propre cinéma, puisque nous ne sommes pas seulement animal social et pensant, mais aussi et surtout iconophile, idolâtre au sens propre21. Toute image nous attire comme la lumière le papillon. Ce qui nous fascine en elle, c’est son ambivalence (nous aimons voir double) : réelle et fictive, vivante et morte, matière solide et tissu de mots et de fantasmes. Eidôlon désigne les fantômes entrevus aux Enfers par Ulysse, à Rome l’imago était d’abord le masque funéraire moulé sur le visage de l’ancêtre mort, et Warburg a montré que les voti florentins en étaient les héritiers directs, qui se survivaient dans les grandes fresques de Ghirlandajo22. Acte de magie, projection symbolique, « complexe de la momie » : le cinéma de l’époque23.
Il en reste quelque chose dans notre amour actuel des images, passion étrange qui nous pousse irrésistiblement vers le Satyre de Mazara (ce n’est pas Éole, mais un autre personnage insaissable, reconnaissable à ses oreilles pointues …). Il nous attend, au terme du parcours, dernière station avant la sortie, point d’orgue et note discordante dans le concert. Débarrassé de ses scories (félicitations au laboratoire de restauration), éclatant de force, il nous domine de sa haute stature et impressionne par la beauté et la solidité de sa matière (un des très rares bronzes de l’ensemble), par la violence de la torsion qui l’anime à la manière d’un Giambologna.
Peut-être avions-nous oublié que l’art grec était si vivant, si puissant, si expressif, tellement à l’opposé de tout formalisme24 …
Beauté réellement dérangeante : séduisante et sauvage. L’éclairage exalte tous les mouvements du corps et joue dans la chevelure emportée – par le vent ? par le tournoiement d’une danse frénétique ? Face à cet ovni, on comprend la prudence professionnelle d’Alain Pasquier et de Jean-Luc Martinez qui, tout bien pesé, le jugent « étranger au répertoire praxitélien25 » ; mais on a bien du mal à ne pas céder aux sirènes d’une interprétation comme celle de Paolo Moreno – le même qui, au moment où le Satyre était sauvé des eaux, publiait une étude excitante sur les Bronzes de Riace26. Il choisit, lui, d’attribuer ce bronze splendide à Praxitèle en personne. E perché no ? En fin de compte, que savons-nous de lui, en dehors d’un montage vertigineux d’hypothèses empilées les unes sur les autres, château de cartes immense et fragile ? Puisqu’il n’existe aucune biographie d’artiste dans toute l’antiquité – ni Pline, ni Plutarque ne sont des Vasari – que pouvons-nous connaître d’un artiste du « second classicisme » dans l’univers tourmenté du ive siècle, pris entre un monde qui s’effondre et un autre en train de naître au forceps ?
Une proposition comme celle de Moreno permet de rendre compte de l’omniprésence chez Praxitèle de personnages en rapport avec le délire sacré – et plus particulièrement, ici, de cet être marginal, le Satyre, qui plonge à demi dans l’animalité, acolyte préféré du dieu le plus polymorphe et le plus insaisissable : Dionysos. La torsion extrême du corps et le visage halluciné nous placent directement devant le phénomène de possession qu’a mis en scène Euripide (Les Bacchantes) et que Platon a tenté de théoriser et d’exorciser (le Phèdre, et ailleurs). Sujet excitant et difficile.
Dans la littérature concernant les arts plastiques, toujours trop tardive et allusive à notre goût, une phrase de Pline fait dresser l’oreille, quand il mentionne un Satyre « que les Grecs surnomment “périboétos” (quam Graeci periboeton cognominant) ». Si l’on comprend l’adjectif grec au sens courant de « connu à la ronde, célèbre », on ne voit pas quelle information apporte l’épithète. Mais si on donne à périboétos son sens fort de « qui pousse des cris furieux », alors nous retrouvons notre Satyre sauvé par les marins de Mazara … Ce sens est attesté chez Platon et Sophocle27. Le passage à la fois le plus troublant et le plus proche de notre interrogation est l’entrée du Chœur dans Œdipe roi. Une scène d’angoisse ouvre la tragédie, et bientôt entre le Chœur, qui l’amplifie, déplorant la peste qui ravage Thèbes sans pitié : « Arès le Sauvage me brûle, venant à moi péribétos – au milieu des cris28. » Le dieu de la Destruction pure se plaît parmi les cris furieux des tueurs et des victimes et, contre lui, le Chœur n’a d’autre recours que Dionysos : « Lui qui conduit seul les Ménades, qu’il approche, brûlant de feu, contre le dieu déchu parmi les dieux29. » C’est, feu contre feu, le délire de l’énergie vitale contre le vertige de la destruction ; Dionysos, vivante antithèse d’Arès, se plaît aussi dans les cris, et ses compagnons les Satyres, mi-dieux mi-bêtes, à l’origine de la cérémonie tragique (tragos, c’est le bouc) se retrouvent dans le grand bronze de Mazara, beau et inquiétant, puissant et tordu par la transe – formation de compromis entre forces contradictoires et violentes, tout un monde de pulsions antagonistes qui est bien celui de Dionysos,
le dieu de toutes les contradictions. Dionysos est l’impossible, l’absurde qui, sous l’effet de sa présence, se réalise ; Dionysos est à la fois un animal et un dieu, manifestant les points terminaux des oppositions que l’homme porte en lui30 …
Le Satyre de Mazara pourrait être le passage à la limite de cette tension toujours latente dans les œuvres connues de Praxitèle, ou plus exactement dans les répliques qu’on en possède, figures toujours saisies entre deux moments, voire entre deux sexes31. Même les copies innombrables dont l’Empire romain a peuplé le Bassin méditerranéen n’ont pu entièrement domestiquer ses satyres, y compris quand ils semblent prendre la pose du Satyre au repos : plus que celle du repos, il s’agit de « la prise d’appui avant le saut. Beaucoup de restaurateurs modernes n’ont pas compris l’audace de cette pose32 ».
D’ailleurs, prise entre les deux pôles que constituent, aux deux extrémités de l’exposition, la Tête Despinis et le Satyre de Mazara, toute cette collection de copies s’anime, comme mise sous tension, parcourue d’une inquiétude sous-jacente. Peut-être la vérité est-elle là. Derrière les images que nous regardons, peut-être est-ce le dieu de toutes les métamorphoses qui nous regarde – comme ces figures fixes et énigmatiques, dans certains plans indéchiffrables de Fellini …
Dans une version orphique du mythe de Dionysos, le dieu enfant se contemple au miroir que lui tendent les Titans …
Dionysos se regarde dans le miroir, et il voit le monde ! Le thème du leurre et celui de la connaissance sont liés. Seul existe Dionysos : notre monde et nous-mêmes sommes son apparence, celle-là même qu’il contemple en se plaçant devant le miroir. Ainsi se tient-il à l’arrière-plan de la sagesse. Le connaître comme essence et sommet de la vie33.
- 1.
Cité par Édouard Papet, dans le catalogue Praxitèle, Paris, Musée du Louvre éd./Somogy, 2007, p. 369.
- 2.
Jean-Luc Martinez, catalogue Praxitèle, op. cit., p. 334.
- 3.
Linda Nochlin, « L’Orient imaginaire », dans les Politiques de la vision (1989), Nîmes, Jacqueline Chambon, 1995, p. 76.
- 4.
Ces lignes ne pouvaient être que de Stendhal, dans son Histoire de la peinture en Italie (1817), Gallimard, coll. « Folio », 1996, p. 30-31.
- 5.
Toujours l’inépuisable Histoire de la peinture en Italie, op. cit., p. 3.
- 6.
« Le petit Journal des grandes expositions », Praxitèle, p. 6.
- 7.
Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, Paris, Puf, 1952, p. 111-112.
- 8.
Sans tomber dans la nouvelle idolâtrie qui entoure ce tableau depuis qu’Orsay l’expose à tous les regards (et force est de constater que le public lui accorde le même intérêt et la même indifférence qu’aux autres …), on admirera le courage tranquille et la radicale candeur de Courbet, un des rares avec Lucrèce, Hugo ou Primatice (ou encore La Mettrie) à ressentir la grande respiration érotique du monde.
- 9.
Hésiode, Théogonie, vers 188-198. Le caractère violent de cette genèse semble bien inhérent à la nature même de la déesse de la Beauté, puisqu’on la retrouve toujours dans ses résurgences modernes, tant sous la forme plastico-littéraire choisie par Politien dans ses Stanze (où il « décrit » une suite de statues) que picturale pure chez Botticelli, ou encore dans sa condensation en un sonnet chez Heredia, où la chute se fait franchement oxymorique : « Mais le Ciel fit pleuvoir sa virile rosée, /L’océan s’entr’ouvrit, et dans sa nudité/Radieuse, émergeant de l’écume embrasée, /Dans le sang d’Ouranos fleurit Aphrodité. »
- 10.
C’est aussi celle que connaît la sirène Lighea dans la nouvelle insolite de Lampedusa, le Professeur et la sirène (1955) : « Ce sourire-là n’exprimait que lui-même, c’est-à-dire une joie d’exister presqu’animale, une allégresse quasi divine » (Paris, Le Seuil, coll. « Points Romans », p. 147).
- 11.
« Aphrodite elle-même posa la loi et l’ordre, porteurs de la limite », Platon, Philèbe, 26 b.
- 12.
Pline, Histoire naturelle, XXXVI, 21-22, cité au catalogue, p. 424.
- 13.
Un héros du pseudo-Lucien, qui, avant de voir l’Aphrodite de Cnide « l’aurait volontiers échangée contre l’Éros de Thespies », est séduit par son dos parfait et se jette sur elle enthéastikôs : « comme un possédé ». Cité par Jackie Pigeaud, Praxitèle, Dilecta, 2007, p. 17.
- 14.
Cité par J. Pigeaud, op. cit., p. 24.
- 15.
Michel Leiris l’a compris, et exprimé de la même manière. « En 1927, me trouvant à Olympie, je ne pus résister au désir d’offrir une libation d’un certain ordre aux ruines du temple de Zeus. J’avais nettement l’idée – pas du tout littéraire, mais vraiment spontanée – qu’il s’agissait d’un sacrifice, avec tout ce que ce mot « sacrifice » comporte de mystique et de grisant », l’Âge d’homme (1946), Paris, Gallimard, 1964, p. 62. Rien d’étonnant, bien sûr, chez le compagnon de Masson et Bataille, le poète de Haut mal, le fureteur de « Sacré dans la vie quotidienne » et l’analyste complice de la Possession et ses aspects théâtraux.
- 16.
Anthologie grecque, citée au catalogue Praxitèle, p. 423.
- 17.
« L’action meurtrière d’Apollon s’exerce moyennant la flèche et sa trajectoire. Toutefois la divination est elle aussi un instrument par lequel Apollon exerce sa puissance. Le don est aussi un trait. La célèbre obscurité de l’oracle pythique le confirme, et l’exercice de cette puissance advient de façon cruelle, indirecte, hostile », Giorgio Colli, la Sagesse grecque, t. I (1977), Combas, Éd. de l’Éclat, 1990, p. 26.
- 18.
Catalogue Praxitèle, p. 127.
- 19.
Lampedusa, le Professeur et la sirène, op. cit., p. 127.
- 20.
Ibid., p. 128.
- 21.
« L’homme est l’animal qui va au cinéma. Il s’intéresse aux images une fois qu’il a reconnu que ce ne sont pas des êtres véritables … Les animaux s’intéressent beaucoup aux images, mais dans la mesure où ils en sont dupes. Quand l’animal se rend compte qu’il s’agit d’une image, il s’en désintéresse totalement », Giorgio Agamben, Image et mémoire, Paris, Haëbeke, 1998, p. 66.
- 22.
Aby Warburg, « L’art du portrait et la bourgeoisie florentine » (1902), Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990, p. 103-135.
- 23.
André Bazin, « Ontologie de l’image photographique » (1945), Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Le Cerf, 1985, p. 9-17. Le cinéma : peut-être la culture gréco-latine y était-elle préparée car ses dieux et leurs images ne disparaissent jamais entièrement, du fait de leur extrême plasticité. Religion sans dogme ni credo, ni clergé séparé de l’ensemble des citoyens ; dieux multiples, anthropomorphes et polymorphes (Dionysos reste lui-même tout en s’incarnant aussi bien en homme mûr barbu qu’en éphèbe efféminé) : cette souplesse de formes et de fonctions leur garantit de ne jamais mourir vraiment. Enclos dans leurs images comme dans des chrysalides, ils se raniment à la moindre occasion. Warburg a justement remarqué que les parois de sarcophages antiques, fixés sur la façade de la villa Médicis à Rome « comme sur une pellicule en mouvement », sont la preuve matérielle que le monde des divinités païennes s’est conservé physiquement jusque dans les temps modernes. Voir Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1998, p. 33.
- 24.
Jean Ducat, parlant des Bronzes de Riace, dans Kostas Papaioannou, l’Art grec, Paris, Citadelles et Mazenod, 1993, p. 327. Stendhal, lui, ne l’avait pas oublié. « Où se trouvent les anciens Grecs ? Ce n’est pas dans le coin obscur d’une vaste bibliothèque […] ; mais un fusil à la main, dans les forêts d’Amérique, chassant avec les sauvages de l’Ouabache. Le climat est moins heureux ; mais voilà où sont les Achille et les Hercule », Histoire de la peinture en Italie, op. cit., livre IV, chap. LXX, p. 239.
- 25.
« Le petit Journal », Praxitèle, p. 14.
- 26.
Paolo Moreno, I bronzi di Riace, Milan, Electa, 1998 ; trad. fr., Paris, Gallimard, 1999.
- 27.
Platon, Philèbe, 45 a et Sophocle, Œdipe roi, vers 192.
- 28.
Jean Bollack, l’ Œdipe roi de Sophocle, Lille, Pul, 1990, vol. I, p. 193 (vers 190-192) et p. 195 (vers 212-215).
- 29.
J. Bollack, l’ Œdipe roi …, op. cit.
- 30.
G. Colli, la Sagesse grecque, t. I, op. cit., p. 15-16. Encore une rencontre avec la sirène Lighea : « C’était à la fois un animal et une immortelle, et il est dommage de ne pouvoir constamment rendre par des mots cette synthèse que son corps exprimait avec une simplicité absolue … » (Lampedusa, le Professeur et la sirène, op. cit., p. 151).
- 31.
Cette ambivalence a pu induire en erreur au point que certaines têtes de Sauroctone se sont retrouvées montées sur des bustes de divinités féminines …
- 32.
G. Colli, la Sagesse grecque, t. I, op. cit., p. 45.
- 33.
Jean-Luc Martinez, catalogue, p. 242.