Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Affiche « Le Mépris » (1963) de Jean-Luc Godard
Affiche "Le Mépris" (1963) de Jean-Luc Godard
Flux d'actualités

D’un mépris à l’autre. Godard, Homère, Moravia et les autres

En découvrant Le Mépris de Jean-Luc Godard à sa sortie en 1963, un étudiant s'enthousiame, y contemplant l’ordre et la beauté de l’univers chers aux Grecs anciens. Mais, avec le temps, il regrette que Godard répudie tout à la fois dans son film la culture populaire, les femmes et l’Italie. 

Un après-midi de mars 1964, un étudiant, seul dans l’obscurité au fond d’un cinéma d’art et essai désert, goûtait le plaisir, récent pour lui, de voir un film l’après-midi en semaine et faisait une rencontre historique : Le Mépris de Jean-Luc Godard, qui venait de sortir. Fulguration, illumination : simultanément s’ouvraient à lui le cinéma, la Méditerranée, la Grèce. Le cinéma pouvait donc être une révélation ? Et un univers exclusivement fait de mer et de ciel existait vraiment, avec une telle évidence ? On le touchait physiquement, de ses yeux, qui se dessillaient d’un coup pour s’ouvrir à un monde aussi concret que fabuleux. Et ce monde-là, c’était bien celui des Grecs, celui-là même dont la khâgne lui enseignait la langue, ici même, au lycée du Parc. Pareille coïncidence tenait du prodige. Images, musique, personnages modernes, éléments du cosmos immuable, vicissitudes d’un couple d’aujourd’hui, discussions interrompues puis reprises sur un drame antique : tout fusionnait dans une harmonie tragique et éblouissante.

Le brutal Jack Palance surgissait du studio 6 de Cinecittà, et l’irruption de ce monstrueux monolithe était comme l’apparition royale d’Œdipe sortant de son palais pour sauver à nouveau sa ville de Thèbes (et, comme par hasard, il traduisait la pièce de Sophocle à ce moment). La tragédie prenait corps, sous le regard omniscient de Godard, avec la complicité de Raoul Coutard pour la couleur et la lumière, tandis que la musique de Georges Delerue, simple et sublime, coïncidait idéalement avec l’ample respiration du monde. Notre étudiant n’était pas un héritier : voyageur sans bagage, il travaillait à s’inventer lui-même un héritage. Et l’aventure de ces naufragés du monde occidental, enfermés dans le bunker méditerranéen de la villa Malaparte, lui offrait la synthèse dont il n’osait rêver.

Une odyssée

Dès la fin du générique parlé, lorsque Coutard braque sur nous l’œil cyclopéen de sa caméra, l’étudiant avait été aspiré dans ce « monde qui s’accorde à nos désirs1 », justement. De fait, les dieux sont présents dès la séquence des rushes. Leur image se manifeste à travers les fragments du film que Fritz Lang est fictivement en train de tourner. C’est là, dans la petite salle de projection de Cinecittà, qu’ils apparaissent en majesté. Véritable théophanie : Poséidon tend son bras vengeur comme pour un Jugement dernier michelangelesque, Athéna arbore son visage serein mais impénétrable. Puis ils disparaissent durant la longue explication manquée entre Paul Javal (Michel Piccoli) et son épouse Camille (Brigitte Bardot), humains, trop humains, qui errent sans fin, sans jamais se rejoindre, dans leur appartement romain, neuf et encore vide, clair, « rationnel ».

Et à Capri, les dieux sont partout, épars dans l’explosion de soleil et de beauté, maintenant la tragédie à son plus haut degré de surchauffe. « La Méditerranée a son tragique solaire, qui n’est pas celui des brumes2. » Et c’est là que Godard choisit d’installer le drame de l’homme moderne : « Le Mépris est l’histoire des hommes qui se sont coupés d’eux-mêmes, du monde, de la réalité3. » Enfermés dans le huis clos de la villa Malaparte, ces séquestrés de Capri tournent en rond, et plus particulièrement Paul, qui ratiocine en permanence (« Il travaille du chapeau », dira Brigitte Bardot dans ses Mémoires4), analysant ce qui lui arrive sans jamais parvenir à une vision nette des choses : le scénario d’après l’Odyssée que le producteur, Prokosch, lui demande de retoucher alors que le tournage a déjà commencé, faut-il l’accepter ? L’amour de sa femme dépend-il de cette acceptation ou non ? Et cet amour, l’a-t-il déjà perdu ? Et si oui, pourquoi ?

Dans sa quête perpétuelle de certitude, il ne parvient jamais qu’à un doute toujours plus vertigineux. À force d’interroger Camille, il ne gagne qu’un mépris à chaque fois plus affirmé. Il ne fait que s’enfoncer dans des maladresses qui justifient ce mépris et il ressemble de plus en plus au personnage d’Ulysse, tel que le conçoit le vulgaire Prokosch : “I have a theory about the Odyssey… I think Penelope has been unfaithful.” Pénélope infidèle5… Et voilà que le point de vue de l’intellectuel, aveuglé par son problème personnel, en vient à coïncider avec celui de l’homme d’affaires inculte et brutal, qui remplit le rôle des prétendants à lui tout seul et se comporte en dictateur : « Moi, je défends la théorie de Prokosch. L’Odyssée, c’est l’histoire d’un homme qui aime sa femme et elle ne l’aime pas. » Opportunisme et mauvaise foi s’entremêlent et se renforcent mutuellement. Il finit par avouer, dans un éclat de sincérité suicidaire : « Je suis un écrivain de théâtre… Ce scénario, je le fais uniquement pour l’argent » Et il reconnaît : « Il a raison [il montre Fritz Lang], ou on fait l’Odyssée, ou on ne la fait pas. »

Paul se débat dans un malentendu permanent et généralisé – c’était le temps où « l’incommunicabilité » envahissait la littérature et le cinéma, et notre étudiant la vivait profondément : « Le monde moderne est fait de telle façon qu’on est toujours forcé d’accepter ce que veulent les autres. Pourquoi est-ce que l’argent tient tant de place dans ce que l’on fait, dans ce que nous sommes, et même dans nos rapports avec les gens que nous aimons ? » Et le mystère de Camille, lui, reste entier, quoi qu’il fasse. La contemplant qui expose son corps nu au soleil : « Il y a cinq minutes au moins que je te regarde, j’ai l’impression de te voir pour la première fois. » Paul est une impossibilité incarnée : « C’est un personnage de Marienbad [L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais en 1961] qui veut jouer le rôle d’un personnage de Rio Bravo [de Howard Hawks en 1959]6  », dit Godard.

Seul à avoir maintenu le contact, Fritz Lang, le vieux sage resté silencieux pendant le duel Paul-Prokosch, se contente de lâcher, quand le producteur-dictateur le convoque brutalement : « Il faut souffrir… » Il a compris, lui, que l’être-au-monde, la finitude, est d’abord souffrance et que cette souffrance a une valeur pédagogique. Ce qu’enseignait précisément l’antique sagesse des grands tragiques, à commencer par Eschyle et son patheï mathos, l’apprentissage par la douleur7 : savoir souffrir permet de connaître le monde (tout comme Ulysse), de le comprendre en profondeur et, finalement, pour le véritable artiste, de créer une œuvre qui puisse rendre compte du monde – « à prendre ou à laisser », précise Lang.

La sublime et ultime séquence en administre la preuve par l’exemple. Sur le toit-terrasse de l’étrange villa Malaparte, piste d’envol d’un porte-avion ou gigantesque autel pour sacrifices humains au sommet d’une pyramide aztèque, Lang tourne le dernier plan de son Odysseus8. Ce sera du même coup le dernier plan du Mépris de Godard. « Il faut toujours terminer ce qu’on a commencé », dit encore le vieux sachem. Et il filme « le premier regard d’Ulysse quand il revoit sa patrie ». Sa caméra suit le héros coïncidant avec lui-même en retrouvant enfin son île natale, dont l’image obsédante lui a fait parcourir toute la Méditerranée. Son destin se clôt. L’homme « qui tant erra et connut l’esprit des hommes » (Homère) revient, « plein d’usage et raison » (Du Bellay), à son point de départ tant désiré. La boucle est bouclée. Et dans le même temps, la caméra de Godard s’écarte de celle du Maître. Disparaît alors du champ, progressivement, toute l’équipe du tournage ; et l’objectif qui nous avait, à l’ouverture du Mépris, sortis de notre caverne platonicienne, le voilà qui nous place maintenant face au monde véritable, celui qui est réellement « à prendre ou à laisser ». Ce monde que Godard avait déjà ramené le plus possible aux trois couleurs fondamentales (jaune, bleu, rouge), il en condense finalement la totalité dans le bleu essentiel, idéal et vital à la fois, de la mer et du ciel, contenant la plénitude de l’élémentaire. Le monde est là, le monde est beau – e basta, dirait Rossellini, qu’on devine souvent en filigrane des images du Mépris.

Et notre étudiant baignait dans l’euphorie. S’il se sentait si proche des Grecs, de l’intérieur même de la caverne qui l’accueillait cet après-midi-là, il le devait paradoxalement au cinéma, une invention technique « sans avenir » (ironiquement, la fameuse phrase de Louis Lumière se lisait, inscrite sous l’écran où l’on projetait les rushes). Ce paradoxe le mettait en joie, parce qu’il touchait du doigt ce que ses chers Grecs appelaient kósmos : un agencement parfait de toutes les choses existantes, dont l’équilibre assure la pérennité. « Les Grecs ont vu dans l’ordre et la beauté de l’univers la manifestation d’une justice divine, dont la vaste puissance constructive et destructive est la condition de la permanence9. » En conséquence, « le monde est éternel. Il ne peut avoir de but ; il peut seulement être ». Le rôle des dieux dans cet ensemble consiste alors uniquement à être rhéia zôontes, comme dit Homère, c’est-à-dire à « exister sans effort ». Et la tâche de l’homme est de les imiter le plus exactement possible, en apprenant à contempler la marche parfaitement ordonnée du monde.

C’est bien ce que réalise le plan ultime du film, envahi par le bleu du ciel et de la mer. Ici, comme aux mystères d’Éleusis en l’honneur de Déméter, il suffit de contempler. On comprend que le dernier mot prononcé par l’assistant (Godard lui-même) soit « Silence ! », repris en écho par le porte-voix, sur un ton plus grave : « Silenzio ! »

Les chants d’Ulysse

Et puis, le temps passait. Notre étudiant avait vu d’autres Godard, connu des enthousiasmes (Pierrot le Fou en 1965, Week-end en 1967, etc.), découvert après coup À bout de souffle (1960), vibré à la musique de Martial Solal (avec sa répétition hypnotique des cinq mêmes notes), haleté avec Jean-Paul Belmondo tout au long de sa course à la mort. Il avait beaucoup moins apprécié la veulerie de Michel Poiccard, sa suffisance, sa muflerie, sa misogynie d’adolescent boutonneux. L’humour potache des personnages masculins, qui l’avait d’abord séduit, prenait l’eau. Sa découverte de la langue italienne lui rendait insupportable l’attitude gratuitement condescendante qu’affichaient les hommes dans Le Mépris.

À commencer par le jeu de ping-pong culturel que pratiquent le scénariste français et le cinéaste allemand par-dessus la tête de l’interprète, Francesca Vanini (Giorgia Moll). Seule Italienne et unique polyglotte du groupe (Lang, comme par hasard, ne maîtrise pas l’italien, même si, seul à être prévenant envers le deuxième sexe, il a l’élégance de demander à Francesca : « Comment dit-on “étrange” en italien ? »), elle est condamnée à entendre citer son plus grand poète national d’abord en allemand, puis en français. Comme si les grandes pensées ne pouvaient s’émettre dans la langue de Dante – il est vrai qu’un pédant et pesant métaphysicien (par ailleurs nazi jamais repenti) nous avait déjà prévenus, dans son style inimitablement oraculaire : hormis le grec et l’allemand, langues qui pensent par elles-mêmes (sic), point de salut…

Mépris généralisé, d’ailleurs. Faisons les comptes : Godard choisit d’adapter un roman d’Alberto Moravia, intellectuel italien célébré dans toute l’Europe, y compris en France, qu’on consultait comme un oracle (jusque dans Elle ou Marie-Claire) sur le péril nucléaire, la faim dans le monde ou les problèmes du couple ; le film est une coproduction franco-italienne, tourné à Rome, à Cinecittà et à Capri ; le rôle de Francesca – essentiel, puisque c’est elle seule qui assure la communication entre tous les protagonistes – est tenu par une actrice italienne (qu’on a déjà vue en 1957, dans The Quiet American de Joseph L. Mankiewicz) ; il y a même un personnage de chanteuse que Fritz Lang et son producteur sont censés auditionner pour le rôle de Nausicaa.

Mais Godard balaie tout cela d’un revers de main. Le livre de Moravia ? Un roman de gare10. Le producteur ? D’italo-argentin, il devient états-unien : il était déjà aussi borné dans le livre, mais il est sans doute plus flatteur pour le héros, devenu français, de dépendre d’une brute hollywoodienne… Et si le cinéma est effectivement en crise à l’époque (comme il arrive cycliquement dans l’histoire de cette industrie-qui-est-aussi-un-art), on fait dire à Francesca, dès la première scène, où elle dialogue avec Paul : « Cela va très mal dans le cinéma italien… » Et de fait, nous ne verrons de « Hollywood-sur-le-Tibre » que des décors usagés d’anciens tournages ou des murs délabrés, agrémentés de manière irréaliste d’affiches de films comme Hatari ou Vivre sa vie (on n’est jamais si bien servi…). On est loin de la Babel pleine de vitalité de Fellini dans Intervista. Ne parlons pas de la chanteuse anonyme (qui ressemble physiquement à Giorgia Moll) : sa prestation est totalement caricaturale (play-back complètement décalé, jeu de scène inexistant) et, pour l’achever, Lang ne trouve rien de mieux que de comparer sa performance aux sautillements d’un kangourou. À travers sa chanson, Ventiquattro mila baci, un tube que l’énergie fantastique d’Adriano Celentano avait propulsée en tête du hit parade de l’époque, en France comme ailleurs, Godard fait d’une pierre trois coups : il refoule et répudie à la fois la culture populaire, la féminité et l’italianité, visiblement assimilées dans le même mépris. Tout le sérieux du monde, tout le pouvoir est dévolu aux hommes, et la capacité créatrice leur appartient en propre : la scène finale montre le passage de relais entre Fritz Lang et Godard qui, sous son déguisement transparent d’assistant, dirige le tournage du plan ultime, le plus essentiel.

Du même coup, dans l’évitement de l’italianité, passent à la trappe Dante et le texte du chant 26 de L’Enfer, ce « chant d’Ulysse » essentiel pour saisir l’économie générale de la Divine Comédie et comprendre la fascination qu’elle exerce sur tous ses lecteurs, parce qu’il leur parle11. Primo Levi en donne une preuve extrême : ce même passage, qu’il avait subi au lycée comme une lecture imposée, il le redécouvre totalement au moment où il le vit physiquement au sein de l’enfer monstrueusement réel d’Auschwitz. C’est alors que le fameux tercet – Considerate la vostra semenza:/ fatti non foste a viver come bruti, / ma per seguir virtute e canoscenza. (Considérez votre origine :/ vous n’avez pas été créés pour vivre comme des bêtes, / mais pour suivre vertu et connaissance.) – lui rend l’honneur de sa condition d’homme en lui laissant entrevoir le sens de l’oppression à laquelle il est condamné, « quelque chose de gigantesque que je viens d’entrevoir à l’instant seulement, en une fulgurante intuition, et qui contient peut-être l’explication de notre destin, de notre présence ici aujourd’hui12… »

C’est bien de ce Dante-là, qui a donné le coup d’envoi à l’humanisme en Europe avec son désir d’exploration indéfinie de l’inconnu ; c’est bien de cet Ulysse que se réclame explicitement le héros d’Il Disprezzo, le roman de Moravia. Là, contrairement au film, c’est Riccardo Molteni, l’écrivain chargé par Battista, le producteur de Kolossal en série, de mettre sur pied un scénario tiré de L’Odyssée, c’est lui-même qui fait remarquer au réalisateur allemand (ironiquement baptisé Rheingold par le romancier…) que le véritable Ulysse, à ses yeux, est très exactement celui de Dante. Il lui récite alors le passage fameux, « O frati… Infin che ’l mar fu sopra noi richiuso », et ajoute : « Voilà l’Ulysse que j’aurais voulu faire… comment je vois Ulysse… Il m’a semblé pouvoir le faire avec ce passage de Dante mieux qu’avec mes mots13. »

Et dans ce roman à la première personne, Riccardo, protagoniste et narrateur de sa propre histoire, réussit (grâce à Moravia, qui lui prête sa plume) à combiner à la fois l’analyse minutieuse de sa mésaventure et la recherche obstinée de la beauté, dans une écriture singulière, à la limite de la prose et de la poésie. Le plus souvent, elle épouse tous les méandres de son esprit tendu dans une recherche de la réalité extérieure, sans jamais y parvenir. Écriture sèche et précise, mais en même temps floue et nébuleuse, à l’image de la fausse rigueur qui pousse le protagoniste dans l’analyse de ses pensées, de ses actes, de l’attitude des autres, en particulier d’Emilia (la Camille du film). Il en a d’ailleurs une conscience aiguë. « Plus on se sent dans le doute, plus on se raccroche à une fausse lucidité de l’esprit, espérant pour ainsi dire éclaircir par la raison ce que le sentiment rend trouble et obscurcit. » La phrase épouse le mouvement intérieur de celui qui, partant d’un état trouble, transite par l’illusion d’un possible éclaircissement, pour retourner à la confusion initiale, en l’aggravant même dans son parcours.

Mais dans le même temps, le prosaïsme de la phrase produit sur son lecteur une étrange fascination, comme si sa sècheresse faisait aussi son charme, comme si l’absence même de séduction nous plaçait dans un état ambigu, entre la claire conscience et le rêve éveillé, comme sous hypnose. Elle nous met en contact direct avec la réalité et son étrange familiarité. C’est l’impuissance même à analyser qui devient le moteur de l’écriture, qui donne à son scripteur l’énergie capable de produire une belle phrase.

Parfois, l’écriture se fait création poétique, comme la fable des lézards bleus de l’île de Capri, qu’improvise Riccardo, poussé à la fois par son désir pour Emilia et le besoin de sa reconquête, et par son émotion devant la beauté du monde. « Soudain, à un tournant, nous apparurent les Faraglioni… Les deux grands rochers surprenaient par leur étrangeté, semblables, sur la surface de la mer, à deux aérolithes tombés du ciel sur un miroir. » Sentiment, temporaire au moins, de ne faire qu’un avec ce monde et avec Emilia, qui éprouve à ce moment la même sensation : « Et je fus content d’entendre Emilia pousser un cri de surprise et d’admiration. » D’où cette création spontanée : « Exalté par ce spectacle, je racontai à Emilia qu’on trouve sur les Faraglioni une espèce de lézards qui n’existe nulle part ailleurs : des lézards bleus à force de vivre entre l’azur du ciel et le bleu de la mer. »

Ce bref récit illustre ce que disait jadis Giambattista Vico de la métaphore comme picciola favoletta, « petite fable ». Ce mythe en réduction permet à la voix muette de la nature de devenir langage articulé, poésie. Et cette poésie nous fait entrer en contact avec la nature, la phusis des Grecs, qui produit tout ce qui existe et le maintient en vie. « Les premiers poètes donnèrent aux corps l’être de substances animées, c’est-à-dire de sentiment et de passion, et ainsi créèrent les fables ; si bien que chaque métaphore en vient à être une petite fable14. » Ici, « ce lézard bleu devint d’un coup le symbole de ce que nous pourrions devenir nous-mêmes si nous demeurions longtemps dans cette île : d’azur à l’intérieur de notre âme… d’azur et illuminés de l’intérieur, comme les lézards, comme la mer, comme le ciel et tout ce qui est clair, allègre et pur. »

Plus tard, la découverte inopinée d’Emilia étendue nue au soleil amène Riccardo à contempler l’accord naturel entre le grand corps du monde et celui d’Emilia, qui en partage les dimensions cosmiques : « Sa nudité m’apparut immense, comme si la mer et le ciel lui avaient prêté un peu de leur immensité. » Désir éperdu pour l’autre et besoin vital de la beauté du monde peuvent même devenir hallucination. Riccardo dialogue longuement avec Emilia avant de prendre conscience qu’il a parlé à un fantôme. Il ne s’en étonne pas vraiment : « Je me rappelai que midi est l’heure des fantômes ; et je compris que j’avais parlé et pleuré devant un fantôme. » Épisode significatif, puisqu’il avait donné son premier titre du roman, Il fantasma di mezzogiorno, « Le fantôme de midi ».

Il nous rappelle aussi que, derrière Riccardo et Moravia, on ne trouve pas seulement Dante et Pétrarque, nommément cités, mais aussi, implicitement, Leopardi, poète de la génération romantique, qui n’a pas pour autant coupé les ponts avec la culture antique et a longuement médité sur les contrastes et les ressemblances entre Anciens et Modernes. Il se souvient que « la fatigue, le repos et le silence qui règnent dans les villes, et plus encore dans les campagnes, aux approches de midi, rendirent cette heure, pour les Anciens, mystérieuse et secrète comme celle de la nuit : de là, on crut que vers midi plus spécialement se laissaient voir et entendre les Dieux, les nymphes, les sylvains, les faunes et les âmes des morts15 ». Cette remarque est placée en note à un de ses plus beaux poèmes, les Canti : Au Printemps, ou Des fables antiques (Alla Primavera, o Delle favole antiche), qui met en lumière le monde mental des Anciens, pour qui le cosmos entier était un organisme vivant, lieu d’accueil pour l’existence des dieux immortels. Mais cette croyance, nous, Modernes, l’avons perdue, inévitablement. Leopardi en fait le constat objectif, comme Riccardo : « puisque vides/ Sont les demeures de l’Olympe… », la nature ne peut rien pour nous. Elle n’est au mieux que spectatrice de nos malheurs, inhérents à notre condition mortelle, puisque « pour qui naît, fatal est le jour natal16 ». C’est ce que vit Riccardo, perdu dans l’immensité du cosmos sans espoir de trouver un sens à ce qui lui arrive, mais qui s’obstine à chercher, se fiant à son intelligence analytique.

Il est cependant moins éloigné qu’il le croit du monde antique dont il ressent la nostalgie. En effet, ces Anciens, il le pressent (et Leopardi, lui, le sait très bien), n’avaient aucune illusion sur la consistance de l’existence humaine. La vie n’est rien, et Homère (que Godard s’obstine à ne jamais citer dans son film…), déjà, le disait : « Comme naissent les feuilles, ainsi font les hommes », et Leopardi écrit en écho dans un autre de ses Canti : « Umana cosa picciol tempo dura, / E certissimo detto/ Disse il veglio di Chio, / Conforme ebber natura/ Le foglie e l’uman seme. (Chose humaine peu de temps dure, / Et l’aveugle de Chios/ L’a dit en vérité, / Même nature ont reçue/ Les feuilles et l’espèce humaine.) »

Et dans l’au-delà, aucun espoir de rattrapage. « La mort était considérée par les Anciens comme le plus grand des maux ; leurs morts n’avaient d’autre réconfort que d’imiter la vie perdue ; le séjour des âmes, bonnes ou tristes, était un séjour de deuil, de mélancolie, un exil17. » Achille, le super-héros de l’Iliade, mort en pleine gloire devant Troie, n’est qu’une ombre parmi d’autres quand Ulysse le retrouve aux Enfers, et il avoue son irrémédiable tristesse : « Ne me maquille pas la mort, mon noble Ulysse, / J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre au service/ D’un simple fermier, qui serait sans fortune, / Que régner sur ces morts, sur tout ce peuple détruit. » (Odyssée, chant XI) Cornélius Castoriadis confirme que pour les Grecs, « les mythes dévoilent une signification du monde qui présente constamment le sens sur un fond d’a-sensé18  », et la réflexion philosophique ne s’affranchit nullement de cette saisie fondamentale du monde : « La philosophie n’émerge pas d’une quelconque clairière de l’Être, mais vient au jour comme une lutte permanente contre ce qu’on peut appeler un cauchemar, le cauchemar du non-être, de la génération et de la corruption, et plus généralement de l’inconsistance de ce qui est. » Et Gorgias, le grand sophiste qui intitulait son traité Sur le non-être, ou Sur la nature, démontrait « que rien n’existait, que s’il existait quelque chose, il était inconnaissable et, à supposer que ce quelque chose fût connaissable, qu’il était incommunicable à autrui19 ». Et il faisait le même constat que Leopardi : « La nature a décrété, par un vote très clair, la mort de tous les vivants, le jour même de leur naissance. » Confirmation de cette absence totale d’illusion, le fait que, dès l’Antiquité, on attribuait à Homère, le créateur des deux épopées fondatrices de la civilisation grecque, la rédaction d’un poème héroïcomique, La Batrachomyomachie : une « guerre des grenouilles et des rats », qui parodiait sa propre Iliade20

Tandis que Godard s’adosse au romantisme allemand, Hölderlin en particulier, et peut-être aux commentaires de Heidegger (et de son scoliaste Blanchot), tous à la poursuite d’un Dieu (ou de dieux) qui se retire(nt), derrière Moravia, se tiennent Homère et Leopardi (et Pirandello, sicilien comme Gorgias, n’est pas loin), œuvrant lucidement à l’intérieur du cercle de la finitude. Cette forme de réalisme méditerranéen leur interdit tout espoir d’un bond dans un au-delà quelconque pour retrouver un monde disparu. Leopardi note ailleurs dans son Zibaldone : « En somme, le principe des choses, et de Dieu lui-même, est le néant. »

Il ne reste plus à Riccardo qu’à écrire un Tombeau d’Emilia, seule possibilité pour lui, ici-bas, de la retrouver, « fixée pour l’éternité dans la forme qu’elle avait revêtue dans la vie… Il dépendait de moi et non d’un rêve ou d’une hallucination, de la retrouver et de continuer de manière rassérénée notre dialogue terrestre ». Et cette Vita nova moderne, plus grinçante peut-être que celle de Dante, ce sera Il Disprezzo, le texte que nous avons entre les mains. Un roman au timbre si particulier, un des plus réussis de Moravia, futur point d’appui pour un des films les plus mythiques de l’histoire du cinéma, un de ceux qui vous saisissent un jour au fond d’une salle obscure, déserte et silencieuse… 

  • 1. La formule, prononcée en voix off lors du générique du Mépris, est attribuée par Jean-Luc Godard à André Bazin : elle provient de Michel Mourlet, « Sur un art ignoré », Les Cahiers du cinéma, n° 98, août 1959.
  • 2. Albert Camus, « L’exil d’Hélène » [1948], L’Été, Paris, Gallimard, 1954.
  • 3. Jean-Luc Godard, cité dans Jean Collet, Jean-Luc Godard, Paris, Seghers, coll. « Cinéma d’aujourd’hui », 1963.
  • 4. Brigitte Bardot, Initiales B. B. : Mémoires, Paris, Grasset, 1996.
  • 5. En fait, l’idée d’une Pénélope infidèle n’est même pas moderne… Elle est venue à des Grecs dès le ve siècle av. J.-C., le « Grand Siècle » de l’hellénisme. Mais, bien entendu, l’Odyssée dit l’inverse. Voir Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, Le chant de Pénélope. Poétique du tissage féminin dans l’Odyssée, Paris, Belin, 1994. L’activité de la tisseuse/dé-tisseuse, véritable maîtresse des horloges, qui donne à son époux le temps de revenir en surmontant toutes ses épreuves, le concours de l’arc, qui lui permet de se débarrasser d’un coup des prétendants, et sa victoire dans l’ultime épreuve du lit conjugal, fait de Pénélope l’égale en ruse du héros-aux-mille-tours…
  • 6. J.-L. Godard, « Scénario du Mépris. Ouverture », dans Alain Bergala (sous la dir. de), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Paris, Éditions de l’Étoile-Cahiers du cinéma, 1985, p. 243.
  • 7. Eschyle, Agamemnon, vers 176-178 : Zeus « a ouvert aux mortels les voies de la sagesse, en leur donnant pour loi : “Apprendre par l’épreuve” ».
  • 8. C’est le titre exact, donné par le clap, c’est-à-dire « Ulysse » en grec. Allusion ironique à l’Ulisse que Mario Camerini avait tourné en 1953, avec Kirk Douglas (Ulysse) et Silvana Mangano (dans le double rôle de Circé et de Pénélope) ? Le scénario était de Vitaliano Brancati, l’auteur génial et méconnu en France de Don Juan en Sicile (1942), Le bel Antonio (1949) et Les ardeurs de Paolo (1955). Selon Moravia, qui l’aurait pris comme modèle pour son roman, il aurait accepté d’écrire des scénarios afin d’offrir un bel appartement à sa femme (l’actrice Anna Proclemer) qui, une fois le but obtenu, l’avait quitté.
  • 9. Kostas Papaïoannou, La civilisation et l’art de la Grèce ancienne [1972], préface d’Alain Pons, mise à jour bibliographique et iconographique par Jean-Jacques Maffre, Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche », 1989.
  • 10. Moravia a personnellement connu, comme Riccardo, les désillusions classiques du métier de scénariste : « J’avais toujours la sensation de donner quelque chose de précieux, pour de l’argent, à quelqu’un qui l’utilisait à ses propres fins. » Mais, beau joueur, il admet l’autonomie du cinéaste par rapport au romancier : « Je considère l’écrivain et le metteur en scène comme deux artistes sans aucun rapport entre eux. Dans le cas du Mépris, la comparaison est rendue impossible par l’originalité indiscutable de Godard, justement… Godard a dit un jour que Le Mépris était un roman à lire en chemin de fer. Dans cette définition plutôt désagréable, il faut voir l’attitude caractéristique des metteurs en scène qui utilisent un roman comme un fait divers… » Ses rapports avec Godard ? « C’était un non-rapport. Godard est un homme génial, mais c’est une personne avec laquelle il est difficile, voire presque impossible, de communiquer. » (Alain Elkann et Alberto Moravia, Vita di Moravia, trad. par Jean-Marie Laclavetine, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 234-236)
  • 11. Lang cite le début exaltant de l’aventure odysséenne : « O frati, dissi, che per cento milia/ perigli siete giunti a l’occidente, / non vogliate negar l’esperienza, / diretro al sole, del mondo senza gente./ Considerate la vostra semenza:/ fatti non foste a viver come bruti, / ma per seguir virtute e canoscenza. (Ô frères, dis-je, qui par cent mille/ périls êtes venus à l’occident, / ne refusez pas l’expérience, / en suivant le soleil, du monde inhabité./ Considérez votre origine:/ vous n’avez pas été créés pour vivre comme les bêtes/ mais pour suivre vertu et connaissance.) » Paul Javal prend le relais et résume brutalement la fin désastreuse de l’expédition : « Tutte le stelle già de l’altro polo/ vedea la notte./ Noi ci allegrammo, e tosto tornò in pianto;/ infin che ’l mar fu sopra noi richiuso. (La nuit voyait déjà toutes les étoiles/ de l’autre pôle./ Nous fûmes pleins de joie, et la joie se changea vite en pleurs ;/ et la mer à la fin se referma sur nous.) » (Dante, La Divine Comédie, traduction de Jacqueline Risset, édition sous la dir. de Carlo Ossola, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2021).
  • 12. Primo Levi, Si c’est un homme [1947], trad. par Martine Schruoffeneger, Paris, Julliard, coll. « Pocket », 2005, p. 123.
  • 13. Alberto Moravia, Le Mépris [1954], trad. par Claude Poncet, Paris, Flammarion, coll. « La Rose des vents », 1955.
  • 14. Giambattista Vico, Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations [1725-1744], trad. par Ariel Doubine, présentation par Benedetto Croce, édition de Fausto Nicolini, Paris, Nagel, 1986, p. 137 (§ 404).
  • 15. En bon philologue, il cite ses sources : Théocrite, Lucain, Callimaque, Philostrate et Ovide.
  • 16. Giacomo Leopardi, « Chant nocturne d’un berger errant d’Asie », Chants/Canti [1818-1836], trad. et présentation par Michel Orcel, préface de Mario Fusco, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2019.
  • 17. G. Leopardi, Zibaldone [1817-1832], édition de Bertrand Schefer, Paris, Alia, 2019, ici noté en octobre 1828.
  • 18. Cornélius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce, t. 1 : D’Homère à Héraclite, Séminaires 1982-1983. La création humaine II, Paris, Seuil, 2004.
  • 19. Cité dans Sextus Empiricus, Contre les professeurs, édition sous la dir. de Pierre Pellegrin, Paris, Seuil, 2002.
  • 20. Leopardi a toujours aimé pratiquer la parodie, d’ailleurs inscrite en anagramme au cœur même de son patronyme. Parmi ses exploits, il compose, à dix-huit ans, un faux Hymne à Neptune, présenté comme « d’auteur incertain », « traduit d’un original grec découvert par un ami » qui veut conserver l’anonymat, texte bien entendu bardé d’abondantes et savantes notes philologiques. Il a longtemps travaillé à une traduction de la Batrachomyomachie, dont il a fourni trois versions successives entre 1815 et 1826, soit entre ses dix-sept et ses vingt-huit ans, exprimant là son goût pour la parodie comme démystification et, en même temps, son sens de la critique philologique, car il a très bien perçu (il l’expose dans un Discours sur la Batrachomyomachie) que ce poème pseudo-épique qu’on attribuait à Homère ne pouvait être que d’un auteur bien postérieur. Mieux, il en a imaginé une suite (écrite de 1831 à sa mort en 1837) : les Paralipomeni della Batracomiomachia, épopée héroïcomique en huit chants (!), qu’on peut lire dans la très belle édition bilingue de Perle Abbrugiati (Publications de l’université de Provence, 2005). Sans doute cette pensée le guidait-il : « Qui a le courage de rire est maître du monde, à peu près comme qui est préparé à mourir. » (Pensées, LXXVIII).

Daniel Chambet

Agrégé de grammaire, ancien professeur de lettres classiques, il s’intéresse à toutes les expressions littéraires et visuelles, notamment, dans la revue Esprit, celles de Courbet, Magnasco, Sciascia, Bonnard, Lampedusa et Praxitèle.