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Une autre préhistoire de Mai 68 : les mouvements institutionnels

La critique des institutions au moment de 68 ne peut être réduite à quelques slogans situationnistes. Elle découle d’un mouvement plus large, issu des années de guerre et de résistance où la violence de l’institution asilaire joue le rôle déclencheur. Mais la réflexion dépasse rapidement le cadre psychiatrique et médical, pour toucher l’école et plus généralement les dynamiques de groupe.

Ce n’est pas le « gauchisme » politique qui a préparé Mai 68. Tout au plus a-t-il essayé d’en faire fructifier les dividendes. Ce ne sont pas non plus les têtes d’affiches de la soi-disant « Pensée-68 ». Les Bourdieu et les Foucault ont enfoncé des clous plantés depuis longtemps… Les origines du mouvement sont ailleurs. Elles ne sont pas seulement à rechercher du côté des grands noms de la contestation « antibourgeoise » (les surréalistes, Sartre) qui ont eu évidemment un rôle, mais limité aux « héritiers ». Tout un secteur auquel on pense moins a sans doute été plus décisif. Des transformations locales, graduelles, ignorées du grand public avaient affecté depuis 1945 les professions de la santé mentale, de l’éducation, du travail social.

Les acteurs de ces révolutions silencieuses ont eu des profils très divers. On y trouve aussi bien des psychiatres respectables marqués par le surréalisme que des marginaux, des « en-dehors » porteurs d’un désir d’autogestion dans la plus pure tradition libertaire, des communistes rétifs à la discipline du parti, des trotskistes formés par le rêve communautaire des auberges de jeunesse. Cet inventaire à la Prévert reflète tout un monde qui a connu, en moins de vingt ans, le Front populaire, la guerre d’Espagne, la défaite de 1940, la Résistance. Or il est remarquable que ces mouvements aient choisi dans certains cas l’adjectif « institutionnel » pour qualifier leur pratique ou les théories qui en rendaient compte à leurs yeux. L’adjectif s’est imposé peu à peu, sûrement par le bouche à oreille de petits réseaux, même si on peut invoquer des textes fondateurs, comme un célèbre article de Daumezon et Koechlin dans les Annales portugaises de psychiatrie (1952). Tous ces gens se connaissent, ont été présentés les uns aux autres par des amis communs. Ainsi Guattari, qui connaît Fernand Oury depuis leur jeunesse banlieusarde et « ajiste » (liée au mouvement des auberges de jeunesse), est présenté par ce dernier à son frère Jean, le grand psychiatre, qui lui fera connaître Jacques Lacan. Le grand homme de Saint-Alban, François Tosquelles, voudra rencontrer Fernand Deligny, un instituteur du Nord qui a consacré sa vie aux enfants délinquants, fugueurs, autistes, « débiles », compagnon de route des déçus de la pédagogie « Freinet », etc.

Les troubles de l’institution

Psychothérapie institutionnelle, pédagogie institutionnelle, analyse institutionnelle, donc. Pourquoi institutionnelles ? Il faudrait commencer par évoquer le bouillonnement des idées qui eut cours chez les psychiatres de gauche, à partir des années 1930, « années utopiques » s’il en fut1, quand la découverte de la psychanalyse se mêle à des influences philosophiques (la phénoménologie allemande) et à la pénétration du surréalisme dans les milieux médicaux. Le Front populaire a été la grande époque de la « médecine sociale », elle-même liée à la notion de « service social » et à l’impératif « d’aller aux populations ». Ces nouveaux impératifs étaient portés à la fois par des marxistes de type « viennois » et des catholiques sociaux à la lyonnaise. Entre surréalisme et psychiatrie commence un long concubinage, qui excède largement les frontières idéologiques convenues. Jacques Lacan, qui ne venait certes pas de la gauche, en est la figure la plus connue, mais loin d’être la seule.

Directeur de l’hôpital de Saint-Alban jusqu’en 1942, Paul Balvet, qui a par ailleurs la réputation d’être fidèle au Maréchal, cache « gauchistes » et résistants. Cela prouve que les clivages politiques traditionnels ne sont pas toujours pertinents pour expliquer l’engagement concret des individus ! C’est Balvet aussi qui fait sortir d’un camp d’internement un jeune psychiatre catalan, François Tosquelles, réfugié en France avec les débris de l’armée républicaine espagnole. Ce dernier traverse les Pyrénées avec deux livres en poche : le Traitement actif des malades dans l’institution pour malades mentaux d’Hermann Simon et la thèse de Lacan sur la Psychose paranoïaque ! Hermann Simon était un psychiatre allemand qui avait opéré une « révolution copernicienne » en médecine mentale en attirant l’attention sur le patient victime de l’inaction, de l’environnement mortifère de l’hôpital et du sentiment d’irresponsabilité que ce dernier produit. En un mot c’est l’« asile » qui est globalement malade et a besoin d’une cure ! Tosquelles lui-même a exercé à l’institut Pere Mata de Reus, réalisation typique du modernisme catalan, dont l’architecture et les méthodes thérapeutiques tranchent avec les sinistres « asiles » français. « Reus » est une coopérative, pas un lieu d’enfermement ! Tout comme les « écoles nouvelles », bien connues en Catalogne depuis Francisco Ferrer. Dans sa jeunesse, profondément influencé par la culture anti-autoritaire et fédéraliste de Barcelone, il a lu Husserl et Scheler aussi bien que les classiques du marxisme et Sigmund Freud.

Balvet et Tosquelles vont tirer ensemble la sonnette d’alarme sur l’affreuse condition des malades mentaux sous l’Occupation, crevant littéralement de faim dans des hôpitaux psychiatriques devenus des mouroirs. Tosquelles constate que l’institution peut aggraver les symptômes de certains patients. Il prône des médiations, met en avant des « objets institutionnels » (réunions, ateliers, éléments d’autogestion). Il ne veut pas entendre parler d’une psychiatrie qui ne prenne pas en compte l’histoire du patient, de sa situation matérielle, de ses opinions, etc. Il soutient des points de vue paradoxaux aux yeux d’un progressiste français des années 1970, influencé par les Foucault et les Deleuze, n’hésitant pas par exemple à faire l’éloge de la fameuse loi de 1838 (sur le placement d’office en hôpital psychiatrique), en arguant qu’elle protège le patient contre sa famille et les empiétements de l’Administration… « Tosq » est vite rejoint par plusieurs psychiatres de la nouvelle génération, tel le jeune docteur communiste Lucien Bonnafé (1912-2003). Avec le « psychiatre rouge », qui fut pendant un demi-siècle un personnage charismatique pour plusieurs générations, c’est en effet l’avant-garde psychiatrique qui déferle sur le Gévaudan. Le patient est une personne, voilà quel pourrait être le nouveau mot d’ordre ! Les circonstances transforment donc l’hôpital psychiatrique languedocien sans histoire en base arrière de la Résistance… On voit à Saint-Alban, Eluard, Tristan Tzara, des Juifs traqués, des résistants clandestins… D’autres intellectuels résistants résident à proximité, comme Georges Sadoul et surtout Georges Canguilhem qui soutient en 1943 sa thèse sur le Normal et le pathologique, dont les préoccupations recoupent largement celles des psychiatres de Saint-Alban. Une structure parallèle se développe autour de Saint-Alban, unissant travail de recherche et activités de résistance. C’est la « Société du Gévaudan », matrice de ce qui deviendra après la guerre la « psychiatrie, ou psychothérapie, institutionnelle ».

Critique politique

À la Libération en effet, le mouvement commencé en zone « libre », prend une tournure officielle, au moins pour un temps. La pédagogie Freinet intéresse alors aussi les psychiatres, avec le rôle du travail manuel, de l’équipe. Le terme « institution » s’impose alors, utilisé par les médecins pour désigner, non pas un « établissement », régi par des rapports hiérarchiques, mais un segment de la société qui doit être considéré pour lui-même, et dans lequel il y a des partenaires égaux en dignité (malades, infirmiers, médecins). La psychiatrie institutionnelle prend en compte les « ratés » de l’Institution, les « bricolages » spontanés des internés, tout comme le fera sur le plan théorique le classique du sociologue américain Erving Goffman, intitulé justement Asiles2. Elle est également très réceptive aux idées de Lacan, compris comme un praticien qui refuse l’adaptation aux normes sociales. Mais les risques de malentendus sont innombrables entre réformistes de fait et ceux pour qui déséquilibrer les institutions est un préalable au Grand Soir. Comme le dira Bonnafé en 1974 : « C’est compliqué, compliqué ! » (Recherches, « Histoire de la psychiatrie de secteur »). Complexe est en effet l’articulation, chez un Lucien Bonnafé entre une fidélité au Parti et une pratique qui la contredit. Plus généralement, on pourrait dire que les courants institutionnels sont des courants révolutionnaires de sortie du totalitarisme. Voilà ce qu’en dit un excellent spécialiste :

Les premiers expérimentateurs de la méthode [institutionnelle] sont souvent des militants révolutionnaires qui, sous la contrainte de la guerre, de l’occupation étrangère, puis du stalinisme, tentent de convertir leurs anciennes illusions macro-sociales en un projet micro-social : la transformation de l’asile3.

Ces « militants révolutionnaires » sont plutôt, quel que soit leur engagement politique formel, des « cabochards », rétifs à tout embrigadement aveugle : « anars » réfractaires à toute autorité imposée, certes, mais aussi trotskistes marqués par la fraternité des auberges de jeunesse, communistes ruant dans les brancards, ou chrétiens rêvant de petites républiques communautaires. Dans l’ambiance de la Libération tout paraît propice à ceux qui veulent transformer l’économie, la culture, l’information et évidemment aussi la santé publique et l’éducation. Les communistes, rejoints par un courant protestant, créent les Centres de traitement et de réadaptation sociale… Dans les années 1950, se développe la « psychiatrie de secteur », qui changera, bien avant Foucault et Deleuze, le regard médical sur la folie. Christian Bachmann en a donné une généalogie très utile4.

Le grand psychiatre Henri Ey, homme de synthèse, assemble à Bonneval le marxisme avec Freud, la phénoménologie, l’organicisme et l’organo-dynamisme reichien. Dans son sillage Jackson, Kraepelin, Clérambault et Pavlov font bon ménage avec Melanie Klein et Abraham. Lacan n’a pas encore entamé les étapes de son splendide et rigoureux isolement5.

La relève : Aymé, Gentis, Oury, tous passés par Saint-Alban, « branche souche du Gtpsi. Et de la psychothérapie institutionnelle6 ».

La naissance de La Borde-Cour-Cheverny coïncide avec l’éclatement de ce bloc de la Résistance. Les « murs de l’asile » ne sont plus imperméables aux bruits du monde extérieur… Les murs de l’« école-caserne » non plus. D’autant moins qu’il existe un courant pédagogique qu’on dirait aujourd’hui « alternatif » au sein même de l’École de la République. La pédagogie nouvelle de Célestin Freinet (1893-1966) a, on le sait, bousculé et marqué l’institution scolaire des années 1920 aux années 1960. Face à une école « primaire » marquée par le mépris du travail manuel et un certain autoritarisme, elle a réhabilité la dignité du corps et de la technique au sein même de l’apprentissage intellectuel (« l’imprimerie à l’école »), et introduit des procédures démocratiques dans l’enceinte de la classe. L’esprit du mouvement coopératif a pénétré au sein même d’un appareil profondément hiérarchique. Ces transgressions majeures ont valu à Freinet d’être révoqué par le ministère de l’Éducation nationale et abandonné par le Parti communiste, qui le soupçonnait de « gauchisme ». Il est vrai que les minorités libertaires et trotskistes de « L’école émancipée » ont été les meilleurs soutiens de l’instituteur varois. Mais à la fin de sa carrière, Freinet est contesté par une nouvelle génération d’anti-pédagogues qui lui reprochent son « ruralisme à la Giono », son hostilité à la ville et à l’industrie, son manque d’intérêt pour la psychanalyse.

La rupture a lieu en 1961 (dissolution de l’Institut pour l’École moderne, et fondation du Groupe des techniques éducatives, Gte). Des membres du Gte comme Fernand Oury, très influencés par la psychiatrie nouvelle des Tosquelles et des Jean Oury – et aussi par les « vagabonds efficaces » de l’inclassable Fernand Deligny –, s’associent à des psychothérapeutes (Aïda Vasquez) et proposent en 1966 de parler de « pédagogie institutionnelle » à propos des expériences qu’ils mènent en commun7. Il s’agit selon eux de lutter, à l’école, comme à l’hôpital psychiatrique, contre les « structures concentrationnaires et hiérarchisées » et de remplacer les « face-à-face meurtriers : toi ou moi » par les « corps-à-corps émouvants : toi et moi ». Pour autant, contrairement à ce qui s’est passé du côté de l’« asile », on ne peut pas dire que ce remue-ménage (ce « remue-méninges », diraient ses promoteurs dans leur langage toujours imagé) ait pavé la voie à la contestation générale de Mai. Il en est plutôt partie prenante, à condition de souligner immédiatement que cet accompagnement par les praticiens de la « pédagogie institutionnelle » n’a rien à voir avec le discours de ceux qui prônent alors, d’Illich à Gorz en passant par certains groupes ultra-gauchistes, une « société sans école ». La visée est de transformer l’institution dans le sens d’une « pédagogie populaire », non de l’abolir. Voici comment Oury et Vasquez voient les choses, très calmement, en 1971 :

La vieille institution a été secouée. Malgré les replâtrages, des fissures subsistent par où l’air pénètre, et les inadaptés respirent ; depuis 1968 le nombre des utopistes a augmenté8.

La lutte contre l’« école-caserne » s’apparente dès lors, avec les mêmes références à Lacan, au combat d’un Tosquelles contre l’enfermement psychiatrique « où, généralement, ça ne parle pas ». Ils récusent néanmoins les conceptions apocalyptiques de la « mort de l’École », symétriques à celles de l’« antipsychiatrie » nihiliste à laquelle s’opposent de leur côté les Oury et Tosquelles, peu sensibles aux discours iréniques sur la folie mis à la mode par Foucault ou Deleuze.

La convergence

Pour rassembler plusieurs petits ruisseaux en un grand fleuve, il faut un fédérateur. Dans le cas des mouvements institutionnels, ce sera Félix Guattari (1930-19929). En 1967, le futur coauteur de l’Anti-Œdipe fonde la « Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles » (Fgeri). Mais le sens que donne Guattari à l’« institutionnalisme » a une coloration politique qui n’était pas aussi évidente chez les « psy » et les « pédago » qu’il s’agit désormais de lier aux « luttes ». Le fait qu’il ait longtemps vécu son militantisme trotskiste tout en travaillant dans une clinique et étant membre de l’École freudienne de Paris l’avait conduit à développer sa théorie de la « transversalité ». Il s’agit de proclamer que la politique révolutionnaire doit être analysée au sens freudien ou plutôt lacanien, mais aussi d’affirmer que la psychanalyse ne peut échapper à l’historicité. Le but final de cette double action dissolvante, qui prend à revers les dogmes des « bonzes » de l’une et l’autre « bureaucratie ». L’idée mère est en effet que la « révolution », ou tout simplement le changement, ne se décrète pas d’en haut mais s’opère depuis le bas, par les poussées « moléculaires » des individus aux prises avec des micropouvoirs. C’est ce que Guattari appellera bien plus tard les « révolutions minuscules ». Il n’est pas étonnant que son héritage intellectuel et politique soit aujourd’hui revendiqué par le courant inspiré par Toni Negri (la revue Multitudes), qui partage sa conception de la transversalité.

À l’heure d’internet, la vieille idée marxiste selon laquelle le développement des « forces productives » fera craquer le « corset » capitaliste refait surface. Pour paraphraser un célèbre aphorisme de Paul Ricœur, on pourrait dire que les mouvements institutionnels auront été un marxisme sans sujet révolutionnaire. C’est en cela qu’ils auront « préparé » Mai68, dont le résultat le plus clair aura été de tordre le coup à la conception messianique du Prolétariat-guidé-par-son-Parti. Pour ce qui est de l’« analyse institutionnelle », cette anti-sociologie nourrie des pratiques « non directives » de la « dynamique des groupes » qu’on trouve chez Jakob Lévy Moreno et Kurt Lewin, je me permets de renvoyer à mon livre Choses vues. La visée de Georges Lapassade, très proche des milieux de la pédagogie institutionnelle, est de forcer les institutions, y compris démocratiques, ou « révolutionnaires » à « avouer » leur nature répressive. Cette visée est solidaire d’une conception de l’homme comme animal « inachevé » qui radicalise en quelque sorte les philosophies de Rousseau et de Sartre. Dans ces conditions, l’analyse institutionnelle, est semblable à l’analyse freudienne, « interminable ». Tout comme les débats sur le sens ultime de l’événement 68.

  • *.

    Vient de faire paraître : Choses vues. Une éducation politique autour de 68, Paris, Bartillat, 2008.

  • 1.

    Daniel Lindenberg, les Années souterraines, 1937-1947, Paris, La Découverte, 1990.

  • 2.

    Erving Goffman, Asiles (1961), trad. fr., Paris, Minuit, 1968.

  • 3.

    René Lourau, « Situation de l’analyse institutionnelle en 1972 », Les Temps modernes, juillet-août 1972.

  • 4.

    Christian Bachmann et Jacky Simonin, Changer au quotidien, 1981, t. 1 : les Politiques et les acteurs, Paris, Études vivantes, p. 68.

  • 5.

    Jean-Claude Polack, La Borde ou le droit à la folie, Paris, Calmann-Lévy, 1976, p.29.

  • 6.

    Ibid.

  • 7.

    Aïda Vasquez, Vers une pédagogie institutionnelle, préfacé par Françoise Dolto, Paris, Maspero, 1967.

  • 8.

    Aïda Vasquez, De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, Paris, Maspero, 1971.

  • 9.

    Voir François Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, La Découverte, 2007.

Daniel Lindenberg

Historien, ses travaux de prédilection portent sur l'histoire des idées politiques et les controverses intellectuelles. Son livre sur le Marxisme introuvable (Paris, Calmann-Lévi, 1975) a participé d'une relecture de la place du marxisme dans les idées politiques en France. Il a consacré de nombreuses études aux interférences et aux croisements entre visions religieuses et idées poitiques,…

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