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Albert Memmi par Claude Truong-Ngoc |  Wikimedia Commons - cc-by-sa-4.0
Albert Memmi par Claude Truong-Ngoc | Wikimedia Commons - cc-by-sa-4.0
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Albert Memmi ou la passion de la liberté

La disparition récente d'Albert Memmi est l'occasion de se repencher sur son oeuvre, à l'importance souvent méconnue. Traduisant son vécu intime en témoignage collectif, l'écrivain et essayiste a su conceptualiser la condition coloniale, tout comme celle de l’exil, avec lucidité et courage.

Né à Tunis en 1920, à l’époque coloniale, dans une famille juive et pauvre, qui parle arabe et qui l’envoie à l’école française, Albert Memmi est destiné à vivre les contradictions et les déchirements d’une identité traversée de ruptures, dont la première est celle de la langue. La description et l’analyse de cette condition problématique constituent le point de départ d’une somme romanesque et d’une œuvre théorique qui ne cesseront jamais d’être en écho.

Il est difficile d’expliquer aujourd’hui la force de la rencontre avec La Statue de sel, parue en 19531. Avec ce récit, roman miroir pour de nombreuses générations, se faisait entendre une voix nouvelle, celle d’Alexandre Mordechaï Benillouche, dont le nom même était emblématique d’une identité déchirée : indigène dans une société coloniale, Juif dans un pays musulman, pauvre dans un lycée bourgeois, berbère et arabophone dans une culture aimantée vers la France. Cette voix était à la fois individuelle et collective et ses échos allaient résonner longtemps à l’ère des indépendances.

Du vécu à sa conceptualisation

Quand paraît Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur2, dont des extraits sont publiés dans Les Temps Modernes en avril 1956, c’est-à-dire pendant la guerre d’Algérie, le lien avec les romans qui le précèdent, La Statue de sel et Agar3 semble presque organique. Car il s’agit toujours chez Albert Memmi d’un aller-retour entre la description d’un vécu portée par l’écriture romanesque et la clarté de sa conceptualisation qui se déploie dans l’essai. «  C’est en partant de ma condition de colonisé, puis de ma condition de Juif que j’ai retrouvé la signification des autres conditions d’oppression, de cette relation générale d’oppression4. »

Albert Memmi a fait le choix d’éclairer une condition coloniale à partir d’une triple approche. Une analyse comme au scalpel des mécanismes sociaux, politiques et économiques à l’œuvre dans une société coloniale. La description impitoyable d’un vécu et de ses implications dans tous les domaines de la vie du colonisé, y compris les plus intimes. L’analyse des mentalités, des préjugés et du rapport ambivalent qui unit en un couple infernal colonisateur et colonisé.

Les outils d’analyse ainsi forgés, à la fois spécifiques et généralisables, sont aptes à décrire d’autres rapports de domination et d’oppression : celle du Noir par le Blanc, du colonisé par le colonisateur, celle de la femme par l’homme ou celle du Juif par son autre. Memmi réalise ainsi ce qui, depuis Zola, serait l’une des ambitions de l’intellectuel : donner aux opprimés une voix, leur proposer des instruments d’analyse de leur condition et donc les moyens d’une libération intérieure autant que politique.

Cette capacité à conceptualiser à partir de sa propre expérience, il l’exerce avec Portrait d’un Juif suivi de La Libération du Juif5. Pour l’étude de cette condition juive qu’il considère comme une condition malheureuse, il forge des outils d’analyse, propose des distinctions désormais classiques : judaïsme, ensemble des doctrines et des institutions juives ; judaïcité, ensemble des personnes juives ; et surtout un terme nouveau, judéité, manière intime et personnelle dont chaque Juif vit son appartenance au judaïsme, devenu pour beaucoup de Juifs laïques une manière de percevoir et de dire leur identité.

L’élargissement et la théorisation de ce travail sur l’aliénation donnent L’Homme dominé6, et surtout La Dépendance, une notion clé de l’œuvre dans la mesure où elle englobe toutes les autres. En effet, si ce qu’Albert Memmi appelle dépendance désigne les dépendances facilement repérables, comme l’alcool ou la drogue, le sociologue en analyse d’autres qui sont plus subtiles, plus difficilement perceptibles, qui se situent dans le domaine intellectuel, politique ou religieux, car, écrit-il, « il n’est pas facile, de distinguer entre la dépendance au groupe, la dépendance aux institutions et la dépendance aux valeurs7  ».

En 1982, dans Le Racisme, Albert Memmi développe un autre concept central, celui d’« hétérophobie » : « Le refus d’autrui au nom de n’importe quelle différence8. » Un refus de l’autre qui peut se transformer en violence et dont le racisme n’est qu’une expression particulière. Ce concept, particulièrement opératoire, il l’utilisera au niveau politique en décrivant « l’hétérophobie des jeunes nations ».

Un intellectuel libre

Politiquement, Memmi trace son propre chemin et le survol rapide d’une trajectoire qui s’étend sur près de soixante ans constitue une leçon de courage intellectuel.

Très vite, l’écrivain a été considéré comme l’un des prophètes de la décolonisation. Les élites des pays décolonisés voient en lui, comme en Frantz Fanon ou en Aimé Césaire, « un porte-parole des peuples dominés ». Mais au lendemain des décolonisations, et au nom même son engagement pour leurs indépendances, Memmi va poser aux nouvelles autorités des questions embarrassantes : celle de la laïcité dans des États dont la Constitution mentionne qu’ils sont de « religion musulmane », celle de leurs pratiques démocratiques et celle des droits des minorités. Question à l’époque mal perçue, mais qui annonce la question berbère et l’exode des minorités juives loin des pays musulmans où elles vivaient depuis des siècles, pour certaines depuis l’époque romaine. Dans un de ses derniers textes, Portrait du décolonisé arabo-musulman9, il interpelle sans complaisance les élites, les régimes au pouvoir et dresse un bilan sévère de cinquante ans de décolonisation.

Cette solidarité critique, il l’exerce aussi lorsqu’il s’agit d’Israël. Memmi a toujours été convaincu de la nécessité et de la légitimité de la création de l’État d’Israël. Dans La Libération du Juif, il dit y voir une réponse à la condition malheureuse du Juif en Orient comme en Occident. Mais dès 1972, il se déclare en même temps convaincu de la nécessité de donner une réponse étatique à la question palestinienne. Il faut rappeler qu’il exprime cette position en Israël, devant les membres du Congrès sioniste à Jérusalem en 1972. Position qu’il reprend et développe dans une revue israélienne de langue française, Dispersion et unité10.

Ce qui ne l’empêche pas, dans Juifs et Arabes11 de mettre à mal le mythe d’une coexistence idyllique entre Juifs et musulmans en terre d’islam. Memmi rappelle que si les Juifs n’y ont pas subi la même violence meurtrière qu’en Europe chrétienne, il n’y a pas de situations de minoritaires en pays non démocratiques qui ne soient des situations de soumission et le plus souvent d’arbitraire et de non-droit. Même s’il prend soin de préciser que l’application du statut de dhimmi fut, en fonction des lieux et des époques, tantôt rigoureuse, tantôt beaucoup plus libérale. En même temps, Memmi maintient une correspondance amicale et littéraire avec un grand nombre d’intellectuels maghrébins. Et concernant le problème israélo-palestinien, il est l’un des parrains de l’association française de soutien au mouvement La Paix Maintenant.

La vision de l’histoire qui se dégage de l’œuvre d’Albert Memmi, en particulier dans ses romans, semble être aux antipodes de la conception développée dans les mêmes années par des penseurs convaincus du sens triomphant de l’histoire. C’est une position paradoxale en ce sens qu’elle prétend refuser aussi bien l’indifférence et la passivité que l’illusion ou la complaisance. Elle postule l’engagement de l’intellectuel, malgré tout, en dépit de sa lucidité. Des écrits comme de la vie d’Albert Memmi ressort clairement la nécessité de prendre parti, de s’impliquer pour les causes que l’on croit justes, mais sans conserver trop d’illusions sur la nature humaine, sur les mobiles profonds qui poussent les hommes à l’action, sur la lucidité des maîtres du monde, sur l’innocence de leurs victimes. Une morale de janséniste, un engagement lucide et désabusé qui sont difficilement conciliables avec la part d’illusion nécessaire à l’action.

C’est pourquoi l’écrivain semble ainsi tracer des limites à l’engagement politique de l’intellectuel, en tout cas au sien propre. Pour lui, une frontière sépare l’intellectuel de l’homme d’action ou du compagnon de route, car ce qui le caractérise face à ceux qui font l’histoire, c’est sa liberté. Sous peine de devenir un « intellectuel organique », il lui faudra, à un moment ou un autre, se séparer de ceux qui ont le pouvoir et lui demandent, serait-ce pour un temps, une quelconque forme d’inconditionnalité. Ainsi, dans Le Pharaon, son protagoniste et alter ego Armand Gozlan, un temps proche de Habib Bourguiba, s’éloignera de celui-ci et de la manière dont il exerce le pouvoir. Une formule de Memmi résume ce choix : « Je ne suis jamais inconditionnellement pour rien12. »

Porteur de telles exigences, l’intellectuel, tel que le dessine Albert Memmi, est donc rarement en phase avec l’histoire. Soit il l’anticipe par ses analyses et par une compréhension précoce de phénomènes qui restaient encore opaques ou mal perçus de ses lecteurs, soit il la dénonce dans ses dérapages ou ses dévoiements, soumettant les mouvements qu’il a encouragés et contribué à faire éclore à une analyse critique sans laquelle il n’y a pas de liberté véritable. Il est intéressant de suivre le développement de sa pensée telle qu’elle se déploie dans le temps. Y sont inscrites une discipline de remise à jour de sa propre réflexion, et une défiance à l’égard de toute complaisance et de tout habitus intellectuels. En effet, l’intellectuel est, pour lui, celui qui se veut libre et lucide face à la pensée dominante, mais aussi face à ses propres passions et à ce que Pascal appelait « la force du préjugé ». C’est celui qui doit savoir penser « à contre-courants13  ». Et parfois, d’ailleurs, comme il le montrera, à contre-courant de sa propre pensée, quand celle-ci révèle ses limites ou est démentie par le réel.

Ainsi, il n’hésite pas à prendre ses distances avec un concept comme celui de « droit à la différence », qu’il a pourtant contribué à promouvoir, dès lors qu’il lui semble comporter des risques de dérapages identitaires ; il dénonce alors ce qu’il appelle « le retour du pendule », utilisant à ce propos l’image du boomerang. « L’affirmation de soi prend parfois des proportions mythiques : aux mythes destructeurs du passé, on oppose des contre-mythes tout aussi délirants. Le moindre ancêtre devient un héros de légende et une danse folklorique le sommet de l’art. Mais faut-il passer du refus de soi à la surenchère ? Se valoriser à l’excès parce qu’on a été dévalorisé à l’excès ? Ne risque-t-on pas de commettre les mêmes erreurs que les partisans racistes de la différence ? Ne risque-t-on pas de s’affirmer bientôt contre les autres14 ? »

Une crainte qui, quelques décennies plus tard, se révèle malheureusement justifiée.

L’écrivain témoin

Le rayonnement du sociologue et le succès de La Statue de sel ont parfois masqué la puissance de l’ensemble d’une œuvre romanesque fracturée par l’histoire. Si les romans écrits après l’indépendance de la Tunisie15 conjuguent le plaisir du texte et celui des expérimentations sur le plan de l’écriture, ils creusent aussi la réflexion sur l’exil, les modalités de diction de l’histoire et le rôle de l’écrivain-témoin.

Ainsi, Le Scorpion, roman polyphonique, est une magnifique méditation sur l’écrivain et ses doubles, de même que sur l’écriture et sa puissance de dévoilement face à l’opacité du réel16. Memmi le situe dans une Tunisie qui vient d’accéder à son indépendance et qui, sans brutalité mais sans états d’âme, fait partir ses minorités.

Dans Le Désert, l’histoire souvent tragique du Maghreb est évoquée avec l’allègre pessimisme d’un conte voltairien et la formulation poétique des Mille et Une Nuits17. Situé dans une Ifriquia historique et un Orient mythique où se mêlent références érudites et allusions politiques, c’est aussi une rêverie sans illusions sur les passions mortelles que suscite le pouvoir. Un récit où le prince Jubaïr El-Mammi, prince sans royaume, homonyme et double malicieux d’Albert Memmi, déroule un destin d’errance semblable à celui d’Ibn Khaldûn, le plus grand historien du monde arabe. Et cette gémellité romanesque du romancier juif et de l’historien musulman semble se jouer des frontières identitaires et religieuses, devenues sources de tant de divisions.

Le Pharaon (1988), seul roman de la trilogie à se conclure dans un cadre parisien, est un roman au plus près de l’histoire de la Tunisie indépendante, où le protagoniste, l’archéologue Armand Gozlan, bientôt confronté à l’exil, interroge l’attraction du rapport au passé et à l’origine, de même que la manière dont s’écrit l’histoire des minorités.

Quand on n’a plus l’espoir d’influer sur l’avenir et que sa propre culture est désormais effacée, il ne reste plus qu’à en rechercher les traces.

Les personnages de Memmi se tournent avec de plus en plus de passion vers le passé. Ils auront été, d’une œuvre à l’autre, philosophe, écrivain, puis historien, chroniqueur et enfin, pour le dernier, archéologue, car quand on n’a plus l’espoir d’influer sur l’avenir et que sa propre culture est désormais effacée, il ne reste plus qu’à en rechercher les traces. En effet, Memmi s’est choisi héritier des Lumières, serviteur d’une pensée rationnelle et universelle, dépourvue de toute indulgence pour d’étroits réflexes d’appartenance. Mais survivant d’une civilisation désormais disparue et qui semble vouée à l’oubli, celle des Juifs de Tunisie et des communautés juives en pays musulmans, l’écrivain considère qu’il faudra porter témoignage et qu’il incombe à l’écrivain de le faire : « Nous fûmes mais nous ne sommes plus. Il était temps de dresser l’inventaire et de raccorder les traces. S’il faut se garder des niaiseries de l’orgueil historique, il n’est pas sain non plus d’être amputé de tout passé, d’être orphelin de son histoire18. »

De texte en texte, l’écrivain s’est ainsi représenté en abyme, aux prises avec un douloureux mais fécond travail de transposition : traduction d’un vécu intime en écriture, conversion du passé en traces, dépassement d’une expérience individuelle en témoignage collectif, trans­mutation d’une réalité historique et sociologique, celle de l’exode des Juifs d’Afrique du Nord, en une dimension existentielle : l’exil. Au départ historiquement daté, cet exil devient alors l’une des modalités de l’être et de l’appartenance, le vecteur d’apprentissage d’une difficile liberté et d’une possible réconciliation de l’individu avec lui-même.

  • 1.Albert Memmi, La Statue de sel, Paris, Corrêa, 1953.
  • 2.A. Memmi, Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur, Paris, Corrêa, 1957.
  • 3.A. Memmi, Agar, Paris, Corrêa, 1955.
  • 4.A. Memmi, Portrait d’un Juif, Paris, Gallimard, 1962, p. 22.
  • 5.A. Memmi, La Libération du Juif, Paris, Gallimard, 1966.
  • 6.A. Memmi, L’Homme dominé, Paris, Gallimard, 1968.
  • 7.A. Memmi, La Dépendance. Esquisse pour un portrait du dépendant, suivi d’une Lettre de Vercors, Paris, Gallimard, 1979.
  • 8.A. Memmi, Le Racisme. Description, définition, traitement, Paris, Gallimard, 1982.
  • 9.A. Memmi, Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Paris, Gallimard, 2004.
  • 10.A. Memmi, « Qu’est-ce qu’un juif arabe ? », Dispersion et unité, no 14, 1975.
  • 11.A. Memmi, Juifs et Arabes, Paris, Gallimard, 1974.
  • 12.A. Memmi, Le Pharaon, Paris, Julliard, 1988.
  • 13.A. Memmi, À contre-courants, Paris, Nouvel Objet, 1993.
  • 14.A. Memmi, Le Racisme, op. cit., p. 53.
  • 15.Il aurait fallu évoquer l’œuvre poétique (Le Mirliton du ciel, Paris, Julliard, 1990), les livres d’entretiens (La Terre intérieure. Entretiens avec Victor Malka, Paris, Gallimard, 1976 ; Le Nomade immobile, Paris, Arléa, 2000), les recueils de nouvelles (Térésa et autres femmes, Paris, Le Félin, 2004) et les chroniques (Bonheurs, Paris, Arléa, 1992).
  • 16.A. Memmi, Le Scorpion ou la Confession imaginaire, Paris, Gallimard, 1969.
  • 17.A. Memmi, Le Désert ou la Vie et les aventures de Jubaïr Ouali El-Mammi, Paris, Gallimard, 1977.
  • 18.A. Memmi, « La plus longue mémoire », dans Jean-Pierre Allali (sous la dir. de), Les Juifs de Tunisie, Paris, Éditions du Scribe, 1989, p. 6.

Anny Dayan-Rosenman

Maître de conférence en littérature à l'Université Paris 7 Denis Diderot, Anny Dayan Rosenman travaille sur le témoignage et sur le rôle des mémoires traumatiques dans la construction des identités collectives.

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