Brexit : les incertitudes de la mondialisation libérale
À la surprise de beaucoup, le discours de Theresa May devant le Parti conservateur indique que le gouvernement britannique est prêt à prendre le risque d’un « Brexit dur ». Les propos de la Première ministre sur l’immigration laissent présager des discussions tendues avec la Commission européenne, laquelle considère à bon droit que les dossiers commerciaux et migratoires sont indissociables.
Sur ce sujet crucial, Londres ne peut miser sur la division de ses anciens partenaires : à l’Est comme à l’Ouest, on ne voit pas ce qui pousserait les opinions et les gouvernements du continent à faire des concessions au peuple qui a choisi de réaffirmer son insularité. On pense ici à la Pologne, souvent alliée de Londres contre l’axe Paris-Berlin au sein de l’Union européenne, qui sera le pays le plus lourdement affecté par la fin de la libre circulation des personnes. En annonçant que des traités commerciaux étaient sur le point d’être passés avec six pays hors de l’Union – Chine, Inde, Canada, Corée du Sud, Mexique et Singapour –, Theresa May tient à faire savoir que la Grande-Bretagne est prête à renoncer à ses facilités d’accès au marché européen.
Mais le pari semble audacieux, quand on sait que plus de la moitié des échanges du Royaume-Uni sont réalisés avec l’Europe. Surtout, les risques sont évidents pour la place de Londres et l’ensemble d’un secteur financier qui pèse lourd dans la richesse du pays. À quoi l’on peut ajouter l’inévitable affaiblissement des positions prises à Bruxelles par les experts britanniques dans des activités de lobbying et de conseil à la fois très rémunératrices et vecteurs efficaces d’influence idéologique. À supposer même qu’une série d’arrangements puisse être trouvée pour permettre la poursuite des échanges de biens et de personnes, à l’instar de ce qui fonctionne plutôt bien avec la Suisse et la Norvège, le Royaume-Uni devra s’aligner sur des normes techniques et réglementaires négociées par les pays de l’Union sans considération pour ses intérêts.
Même si le délai avant l’activation de l’article 50 laisse ouverte la possibilité de nouveaux coups de théâtre, il semble bien qu’un point de non-retour soit atteint. Un retournement de situation est d’autant plus improbable à court terme que les courants opposés au Brexit dans les deux grands partis sont dans un stupéfiant état de sidération et de désorganisation. À plus long terme, cependant, tout peut arriver. L’hypothèse d’un référendum annulant celui qui vient d’avoir lieu, voire d’un simple vote au Parlement ajournant sa mise en œuvre, ne peut être exclue a priori. Et il semble évident que, nonobstant les ressentiments et la méfiance accumulés, les Européens laisseront toujours la porte ouverte aux Britanniques.
Quoi qu’il en soit, le Brexit fait entrer l’Europe dans une zone de doutes et d’incertitudes, voire de crise existentielle, même si les routines de la vie communautaire ont une grande force, comme le montre a contrario la difficulté d’imaginer les modalités concrètes du divorce. Les rapports entre les peuples relevant d’une alchimie passionnelle imprévisible, personne ne peut dire jusqu’où ira la dynamique de dissociation entre le Royaume-Uni et le continent amorcée par le Brexit, même si de puissantes forces de rappel devraient en limiter les effets. La solidarité franco-britannique en matière diplomatique et militaire ne devrait pas trop souffrir et l’on pourra toujours compter sur les sentiments pro-européens d’une partie des élites britanniques. Autre élément d’incertitude, et non des moindres, la menace d’une sécession de l’Écosse, réactivée par une récente déclaration de la Première ministre écossaise Nicola Sturgeon, dont les effets de déstabilisation en cascade pourraient être considérables pour l’ensemble du continent.
En toile de fond de toutes ces perplexités, il est à peine besoin de souligner que le Brexit intègre un tableau inquiétant, dominé par la montée du populisme dans les pays de vieille démocratie et par un rejet croissant de la mondialisation. Il n’est pas sans signification que l’on assiste, depuis 2011, à une stagnation inattendue du commerce mondial, au point que certains n’hésitent pas à parler d’un début de « démondialisation ». Malgré de notables différences, la période actuelle commence à ressembler par plus d’un trait aux années 1930. Aujourd’hui comme hier, c’est le rejet explicite ou larvé de la mondialisation libérale qui sous-tend la révolte contre le « système » et la montée des populismes.
Dans ce contexte, il convient de souligner un fait nouveau trop peu commenté par les observateurs : le fait que le mouvement de rejet de la mondialisation frappe de plein fouet le monde anglo-saxon. Le cas des États-Unis est spectaculaire, avec la montée parallèle d’un populisme de droite (Donald Trump) et d’une gauche radicale (Bernie Sanders venant après Occupy Wall Street) qui se nourrissent d’un même mécontentement face aux dégâts de la mondialisation et face à l’accroissement des inégalités. Quant au Brexit, s’il est exagéré pour l’heure d’en faire le corollaire d’un projet politique de rupture, il ne se contente pas de heurter de front les intérêts des milieux d’affaire, mais s’accompagne d’un discours aux accents populistes peu habituels outre-Manche. L’intention, exprimée par la ministre de l’Intérieur Amber Rudd, de dresser des listes des travailleurs étrangers employés dans les entreprises britanniques montre que le gouvernement conservateur n’est pas insensible aux pulsions xénophobes de son électorat.
Ce changement de climat politique est d’autant plus important pour nous que le monde anglo-saxon est le cœur politique et idéologique de la mondialisation libérale. On s’était habitué à considérer les États-Unis et le Royaume-Uni comme des sociétés ontologiquement libérales, définitivement acquises aux mérites d’un capitalisme déréglementé, avec un jeu démocratique bien huilé et des gouvernements avant tout soucieux de protéger les intérêts financiers de leurs entreprises. Mutatis mutandis, leurs bons résultats en matière de lutte contre le chômage avaient, pour la droite libérale française, le même statut d’argument factuel probant que les performances de l’industrie soviétique pour les communistes des années 1950. C’était oublier un peu vite que l’accroissement des inégalités a atteint un tel niveau dans ces deux pays qu’il devait finir par produire les mêmes effets délétères pour la démocratie que le chômage de masse. C’est la fin d’un mythe, celui d’une démocratie libérale suffisamment consolidée par le partage des fruits de la prospérité pour se permettre d’oublier la fragilité du contrat social.