L'Inde garde le cap de la mondialisation
Le moteur de la consommation intérieure peut-il prendre le relais de la croissance par les exportations ? Avec une population assez nombreuse pour constituer un marché intérieur, le pays n’abandonne pourtant pas l’horizon mondial, qui fascine toujours les élites économiques.
New Delhi, mieux que New York ? Vécue dans les pays occidentaux sur le mode de la remise en cause, la crise économique mondiale semble avoir à l’inverse conforté l’élite indienne dans la certitude de son excellence. D’abord parce que le choc économique n’a pas été dévastateur : la croissance est restée assez soutenue en Inde, autour de 6 % par an (au lieu de 8 % à 9 % auparavant). Et parce que cette fois, comme l’a souligné le Premier ministre Manmohan Singh, « ce n’est pas une crise de notre cru ».
Contrairement à la crise des changes de 1991, qui avait poussé l’Inde, sous la houlette de ce même Manmohan Singh alors ministre des Finances, à libéraliser son économie pour s’insérer dans la mondialisation, l’épicentre du séisme est ailleurs. Contrairement à la crise asiatique de 1997-1998, la responsabilité n’est plus imputable à quelque crony capitalism régional, népotiste et corrompu, qui marquait honteusement l’appartenance au tiers-monde.
Aujourd’hui, le coupable est justement ce « premier monde1 » tant admiré, et jusqu’alors tellement donneur de leçons ! En révélant la fragilité de la croissance américaine, la faillite de Lehman Brothers a exacerbé les ambivalences indiennes vis-à-vis du modèle américain. Idéal de modernité pour une middle class montante qui rêve d’envoyer ses enfants étudier et travailler aux États-Unis, l’American dream a aussi son revers dans l’imaginaire indien, celui, fantasmé dans les films de Bollywood, d’une nation aux mœurs décadentes. Parce qu’elle est fondée à la fois sur une culture de l’endettement des ménages très étrangère à l’Inde et sur les excès d’une spéculation financière très encadrée dans le sous-continent, la crise des prêts subprime a sanctionné aux yeux des Indiens (comme aux nôtres, soyons honnêtes) une certaine immoralité américaine.
De quoi conforter, par contrecoup, une fierté nationale mise à rude épreuve par des années de sous-développement, fierté encore chancelante malgré la promotion récente de l’Inde au rang de grande puissance émergente, célébrée par ses élites en Shining India flambant neuve, world leader ou « champion global ». Quelle satisfaction de voir Manmohan Singh, économiste respecté, en mesure de donner des conseils de prudence au président américain lors des sommets du G20 !
Toujours plus…
Dette et débâcle au Nord, puissance et croissance au Sud : c’est le monde à l’envers, face auquel les décideurs indiens n’ont pu retenir une certaine Schadefreude, cette joie peu avouable qu’inspire parfois le malheur d’autrui. Ici et là, un sourire affleure. Influent ministre au sein du gouvernement de Manmohan Singh, Kamal Nath distille les petites phrases incisives sur les recommandations peu sagaces de la Banque mondiale, ou encore suggère de « transformer les banques britanniques en hôtels et restaurants » : quel plaisir de torpiller symboliquement l’ancien Empire ! Quel plaisant paradoxe que ces établissements financiers indiens sous tutelle étatique : symboles d’arriération hier, soudain métamorphosés en gage de résilience économique !
Toutefois, pour significatives que soient les attaques à fleurets mouchetés contre les « pays riches », il ne s’agit que de pointes moqueuses, pas d’un triomphalisme affiché ; encore moins d’une franche remise en cause d’un modèle de développement inspiré, depuis 1991, par les États-Unis. Entre les décideurs économiques et les dirigeants politiques issus du parti du Congrès, règne à ce sujet un consensus que la crise n’a pas fissuré : pro-business.
D’abord, il n’est pas question de tourner le dos au marché, synonyme en Inde d’efficacité2. Au contraire, la gauche marxiste a perdu du terrain aux législatives de mai dernier. Confortés par leur victoire électorale, les dirigeants du Congrès – notamment Sonia et Rahul Gandhi, respectivement veuve et fils de Rajiv Gandhi, le petit-fils de Nehru – ne souhaitent nullement renouer sous prétexte de régulation avec les pesanteurs du licence Raj3. Au contraire, le souvenir de cette économie administrée, mise en place par l’illustre ancêtre, puis abandonnée depuis les années 1990, fait office d’épouvantail.
De fait, près de deux décennies après ses réformes de libéralisation, l’Inde bénéficie désormais d’un solide moteur de croissance : une consommation interne dynamique qui a contribué à atténuer les effets de la crise planétaire, alimentant à Delhi comme dans les enceintes internationales le débat sur le « découplage » économique des puissances émergentes. Le commerce mondial s’effondre, les exportations battent de l’aile ? Qu’à cela ne tienne, puisque le marché domestique résiste. Un exemple ? Plombé par le rachat coûteux des constructeurs britanniques Rover et Jaguar l’an dernier, le groupe indien Tata s’est rattrapé en 2009 en lançant avec succès sa Nano, « voiture du peuple » à 2 500 dollars, et dans la foulée ses « appartements Nano », programmes immobiliers à portée de bourse des nouvelles classes moyennes.
Dès lors, loin de critiquer l’« hyperconsommation », les ménages du pays de Gandhi se plongent, quand ils en ont les moyens, dans les joies de l’accumulation : saris en soie, bijoux en or, smartphones, voitures… Décroissance ? Connais pas ! Si l’austérité volontaire du Mahatma reste un monument de la mythologie nationale, c’est une chose du passé, éclipsée par une modernité placée sous le signe du bien-être matériel. Et, de plus en plus souvent, made in India.
Pour autant, il n’est pas question pour les décideurs indiens de renoncer aux bienfaits de la mondialisation. Pourquoi brûler ce que l’on a adoré ? Les marques globales font toujours rêver ; le libre-échange reste la priorité de l’Inde à l’Omc comme au G20. Parce qu’un an après le déclenchement de la crise, la croissance du pays n’apparaît pas si clairement « découplée » de la prospérité occidentale. Et parce que l’élite locale sait trop ce qu’elle doit à l’outsourcing – ces délocalisations high tech qui ouvrent aux brillants diplômés indiens des carrières inespérées au sein des multinationales qui recrutent désormais à Bangalore, Delhi et Bombay.
Or, seule cette petite élite relativement aisée, informée et anglophone peut s’intéresser aux heurs et malheurs de la mondialisation. Ces quelque cinquante à cent millions d’Indiens (sur plus d’un milliard) sont aussi les mieux placés pour en profiter, et ceci explique cela : le débat sur l’ancrage au capitalisme mondial a été en Inde d’une intensité limitée, parce que socialement circonscrit.
- *.
Journaliste, auteure de l’Inde à l’assaut du monde, Paris, Grasset, 2007, rééd. poche Pluriel, 2009.
- 1.
L’expression First World pour désigner les pays développés est d’usage courant en Inde.
- 2.
Même si l’affaire Satyam, sorte de scandale Enron miniature à Bombay, a défrayé la chronique au printemps dernier.
- 3.
Littéralement : « Empire des autorisations administratives », mis en place par Nehru.