
L’université au pluriel
La massification de l’enseignement et l’érosion de la confiance placée dans les autorités traditionnelles après Mai 68 ont forcé les intellectuels à réfléchir sur l’Université. Il faut désormais concevoir la culture de façon plurielle, et faire de l’enseignement et de la recherche des pratiques ouvertes, décloisonnées et collectives.
Pourquoi les philosophes contemporains réfléchissent-ils au devenir de l’université, à ce monde du savoir de plus en plus institutionnalisé et mondialisé ? En 2001, Derrida publie un texte qui frappe tant il est décalé par rapport à la situation des universités, en France tout du moins : « l’université moderne devrait être sans condition. Par “université moderne”, entendons celle dont le modèle européen, après une histoire médiévale riche et complexe, est devenu prévalent, c’est-à-dire “classique”, depuis deux siècles, dans des États de type démocratique1 ». Bien sûr, l’emploi du conditionnel souligne combien cette université n’existe pas. Ce modèle déploie en tout cas un principe de liberté : liberté académique, liberté de questionnement et de proposition.
Ce que l’on sait généralement moins, c’est qu’au tournant des années 1970, avec en ligne de mire les événements de Mai 68, Michel de Certeau ouvre également la question du devenir des universités dans La Culture au pluriel et, par un biais assez inattendu, la possibilité d’une invention de la culture de masse à l’université en réponse à la massification en cours dans l’enseignement supérieur. L’événement que fut Mai 68, largement évoqué à chaud dans La Prise de parole, fait éclater de manière spectaculaire une culture savante, homogène et élitaire2. Le monde institutionnalisé du savoir ne peut que se redéfinir. En quoi la transformation de la culture et son ouverture aux classes populaires peut-elle changer l’université ? Bien sûr, la définition de la culture apparaît comme essentielle à beaucoup dans cette seconde moitié du xxe siècle, surtout pour les sociologues comme Richard Hoggart, Stuart Hall ou Pierre Bourdieu3. Toutefois, rares sont ceux qui s’approprient la culture de masse comme une source de création, « prolifération d’inventions en des espaces contraints4 », et l’associent à une transformation de l’enseignement et de la recherche dans l’enseignement supérieur.
Quelle est donc cette université sous condition pensée par Certeau et qui suppose une manière de lire l’histoire culturelle et sociale ? Comment se détache-t-elle du modèle si séduisant de Derrida ?
Résistance inconditionnelle ?
Nous aimerions bien que l’université soit « sans condition », selon les mots de Derrida. Dans L’Université sans condition, le philosophe imagine ce que serait l’université de demain, en particulier pour les arts et les humanités. Le texte est d’abord une conférence prononcée à l’université Stanford, en Californie. L’université y est présentée comme inconditionnelle, ce qui revient à faire l’éloge de la « déconstruction » des discours et des concepts et la projeter dans le cadre d’un droit de l’université à déconstruire les évidences du monde, et plus spécifiquement de la mondialisation. L’université a pour mission la critique, dont celle de ce qui advient : une mondialisation/globalisation qui promet la fin du travail, l’innovation technologique et l’économisme5. L’université peut valoir comme un principe de résistance à ce qui est alors décrit comme un monde sans travailleurs tant elle déploie un temps du travail.
Mais de quel travail s’agit-il ? Celui, résistant et critique, qui permet la déconstruction. Derrida défend explicitement le programme d’une tâche déconstructive des humanités à venir comme la succession de nombreuses perturbations qui décalent les normes et les discours existants. Il prend position pour une université critique, libre de toute amarre dans les États-nations ou dans la société de marché : « Ce principe de résistance inconditionnelle, c’est un droit que l’université elle-même devrait à la fois réfléchir, inventer et poser, qu’elle le fasse ou non à travers des facultés de droit ou dans de nouvelles Humanités capables de travailler sur ces questions de droit – c’est-à-dire, pourquoi ne pas le dire encore sans détour, des Humanités capables de prendre en charge des tâches de déconstruction, à commencer par celle de leur propre histoire et de leurs propres axiomes6 ».
L’université déploie un idéal du savoir à comprendre également comme un droit : la résistance, mais à quoi ? À tout, puisqu’elle est inconditionnelle. Elle déconstruit ou encore elle repense le monde et l’humanité qui en use ; elle s’attaque à la mondialisation qui nous ronge de l’intérieur tant nous y sommes perméables. Elle promet un savoir ouvert que préfigure le Collège international de philosophie, dont Derrida est l’un des fondateurs, avec son projet d’une « université ouverte », son refus du statut de professeur pour y tenir un séminaire et des programmes qui engagent une philosophie du « dehors ».
Toutefois, le texte de Derrida n’est pas seulement l’exposition d’un idéal de l’université. Il lance aussi des pistes programmatiques, dont une redéfinition des humanités qui seraient enseignées à l’université. Il se demande quelles devraient être les structures institutionnelles et les configurations interdisciplinaires appropriées à cette inconditionnalité. Il met en avant l’importance de l’enseignement de la littérature et de la philosophie à partir de l’importance du « comme si », qui détermine des conditions pour ces discours et met en scène les lignes narratives de toute construction collective.
Vingt ans après, force est de constater que rien dans le paysage universitaire mondial ne ressemble à ce projet de Derrida. À cet égard, le diagnostic de Martha Nussbaum dans Les Émotions démocratiques apparaît comme une vérité cruelle et un diagnostic percutant : une « crise silencieuse » habite la formation des jeunes à tous les niveaux et s’est concentrée à l’université. Nous vivons une crise mondiale de l’éducation qui met de plus en plus de côté l’imagination, la création et la pensée critique « au fur et à mesure que les États préfèrent poursuivre un profit à court terme en cultivant les qualifications techniques hautement spécialisées qui répondent à cet objectif7 ». Martha Nussbaum cite John Dewey sur la possibilité d’éduquer autrement : les méthodes conventionnelles d’éducation entraînent la passivité, une mauvaise écoute, alors même qu’il faudrait porter les jeunes à faire, ce qui veut dire déjà « réfléchir à des problèmes, y penser, poser des questions », le but étant de produire une énergie sociable, de développer des facultés critiques actives à même de poser les bases d’une citoyenneté démocratique.
De Derrida à Nussbaum, les perspectives sont très différentes et la démocratie n’a pas le même sens : toujours susceptible d’un doute et d’une déconstruction pour Derrida, capable de produire des citoyens réfléchis et des individus créateurs si l’on tourne le dos au profit pour cultiver des capacités et des émotions éthiques pour Nussbaum. Il n’en reste pas moins une même obsession : la construction d’un parcours démocratique par l’éducation. Dans les deux cas, l’université peut faire profession de vérité. Toutefois, les modèles proposés sont comme des rêves de philosophes, très loin de ce que la « mondialisation » a fait de l’université. Comment pourrait-il s’agir de l’université à venir si le cadre est trop loin de la réalité ?
Ne faut-il pas prendre l’histoire et le devenir des universités autrement, dans le cadre d’un diagnostic du présent qui décrit l’effondrement de la confiance dans les formes d’organisation collectives des sociétés contemporaines ? C’est ce que fait Certeau dans La Culture au pluriel, grâce à une analyse fine de la nudité des autorités : « Le discrédit des autorités est notre expérience. Les symptômes se multiplient8. » Il énonce la conjoncture qui frappe les institutions universitaires : il s’agit bien d’une crise de l’autorité. La finalité n’est pas de proposer un contre-modèle, mais de creuser ce qui se manifeste et de réfléchir à la possibilité, à partir de ce qui devient, de réorienter, de s’écarter des normes et de trouver de nouvelles adhésions, plus subjectives et moins homogènes.
Sans doute qu’entre Derrida et Certeau, dans la méthode et la conception même de la philosophie, il faudrait faire jouer cette distinction posée par Avishai Margalit entre une « philosophie du par exemple » et une « philosophie du c’est-à-dire9 ». La première s’enracine dans une confiance aux exemples, produit des comparaisons entre des formes de vie, des situations paradigmatiques. La seconde est démonstrative, édifiante (non pas au sens de l’élaboration d’un système, même si elle peut devenir un système de l’antisystème), et travaille avec des définitions et des principes généraux.
Michel de Certeau n’évoque pas une université telle qu’elle devrait être en dehors des transformations qui l’ont façonnée. Le point commun avec Martha Nussbaum tient dans l’importance du diagnostic détaillé sur l’état de l’université. Et ces transformations dessinent un aujourd’hui inattendu mais contraignant : « L’université doit résoudre aujourd’hui un problème auquel sa tradition ne la préparait pas : le rapport entre la culture et la massification de son recrutement. La conjoncture exige d’elle qu’elle produise une culture de masse10. » Le texte est publié en France en 1974, après les remodelages des universités françaises inaugurés par la loi d’orientation de l’enseignement supérieur, dite « Faure », à la suite du mouvement social de Mai 68.
Quelle est donc cette culture traditionnelle de l’université devenue inadaptée face à une massification des recrutements ? Selon Certeau, l’université d’hier était destinée à une population d’étudiants relativement restreinte et décernait une « culture d’élite », des manières de dire et de faire homogènes et identifiables. On peut comprendre cette analyse de la culture dans une proximité avec la sociologie de Bourdieu : la culture est une affaire de classe sociale, en tout cas quand on la considère par le biais de son homogénéité. Elle n’est pas cette lumière bienveillante que les classes cultivées diffuseraient aux classes populaires pour les rendre plus savantes. En son sens traditionnel, elle est le moyen par lequel une société fortement hiérarchisée assure son homogénéité, reconnaît ses semblables et se reproduit.
La culture de masse
Le tournant des années 1960 amorce un changement considérable selon Certeau. La poussée démographique, dès les années qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale, la gratuité du secondaire, l’accroissement du nombre de bacheliers mais aussi l’élévation du niveau de vie aboutissent à un enseignement supérieur où le nombre des étudiants triple en quelques années, passant de 215 000 à 736 000 de 1960 à 1970. On comprend ainsi l’une des raisons de la création de nouvelles universités à partir de 1968 : répondre à la massification de l’enseignement supérieur, multiplier les campus universitaires, agrandir les amphithéâtres, augmenter le personnel enseignant et administratif. Certeau fait le diagnostic chiffré de la transformation de l’université française à partir d’un fait : l’accession des classes moyennes à l’enseignement supérieur. Cet amour du fait et cette faveur donnée à l’importance des événements (comme Mai 68) ne peuvent qu’entrer en contraste apparent avec la trajectoire de Certeau comme historien de la mystique catholique. On peut dire qu’il s’est appliqué à lui-même le refus de porter une culture unifiée, pour promouvoir, en acte, la pluralité des savoirs.
Toutefois, selon lui, cette transformation ne s’avère pas seulement quantitative mais qualitative : la culture elle-même change de signification. Elle n’appartient plus en propre à certaines spécialités professionnelles (les enseignants, les professions libérales, etc.) ; elle a perdu sa stabilité et n’est plus définie par un même code pour tous. Le monde social dans sa diversité est entré dans la culture, ce que Certeau nomme une « culture de masse ». La culture comme l’enseignement deviennent des lieux d’apprentissage de la vie sociale, de participation à la vie quotidienne, au monde du travail et des loisirs. Ces lieux sont confrontés désormais à une pluralité de pratiques et de discours, à une hétérogénéité des usages du monde, avec une promesse, celle d’« ouvrir des possibles11 ».
L’ouverture des études aux classes moyennes, aux ouvriers et enfants d’ouvriers ne pose plus sa valeur dans l’instrumentalité culturelle et sociale. La culture n’est plus l’élément opératoire par lequel est désignée l’appartenance à une classe. Elle devient un savoir établi dans une pratique de la pensée. Les objets conceptuels qu’elle véhicule font immédiatement l’objet d’une appropriation ; les sujets produisent les concepts. La culture ne saurait donc se figer, devenir une discipline, une police ; nécessairement, dès lors qu’elle n’est plus la production d’une élite, elle se subjectivise. Chaque sujet est amené à produire quelque chose à partir de la relation à la culture dans laquelle il s’inscrit. Les sujets tournent, détournent ce qui a pu être nommé une « rationalité occidentale ». Ainsi, la culture se fabrique dans des écarts. Elle fait l’objet d’appropriations multiples qui mettent en jeu une autre rationalité, appelée par Certeau « une ratio “populaire”, une manière de penser investie dans une manière d’agir12 », un art de combiner qui est un usage du monde.
Comme Certeau l’écrit quelques années plus tard dans L’Invention du quotidien, les conduites des individus ne sont pas uniquement redevables d’une rationalité déjà là. Commentant Surveiller et punir (1975) de Michel Foucault, il souligne combien ce dernier a remplacé le pouvoir répressif par le pouvoir productif, et chaque sujet est désormais amené à produire quelque chose à partir de la relation de pouvoir dans laquelle il est pris. Les dispositifs ne désignent pas une domination binaire et répétitive ; ils introduisent un autre espace. Cependant, Certeau reproche à Foucault une trop grande rationalité des dispositifs ; la surveillance, comme rationalité de surplomb, empêche de considérer réellement les conduites. Il existe certes un pouvoir producteur, mais il est assorti de conduites qui font usage du pouvoir : les sujets tournent le pouvoir à leur avantage. En d’autres termes, on ne peut pas comprendre le pouvoir sans des manières de le détourner. Le vocabulaire de l’écart à la norme est important : d’un côté, la norme produit du sujet, de l’autre, le sujet fait usage de la norme en s’en écartant. Au cœur de la discipline, il existe toujours une « antidiscipline » qui déborde la logique du pouvoir et témoigne d’une « créativité ordinaire ». L’individu-sujet surgit à partir de cette relecture du pouvoir chez Foucault13. Certeau met alors en avant une autonomie relative de la pratique, laquelle revient constamment dans son œuvre : « je » est praxis.
« Conduites », « manières de faire », « usages » ou « sujets » sont des termes essentiels pour expliquer les pratiques de pouvoir. Le terme de « pratique » lui-même doit se concevoir au pluriel, incluant tout autant des pratiques oubliées car mineures, non organisatrices de discours. Le philosophe, à l’image de Wittgenstein, peut être cet analyste des pratiques contre la prolifération des experts. Quand Wittgenstein entend ramener le langage de son usage philosophique à son usage ordinaire, il interdit non seulement tout débordement métaphysique, mais il refuse aussi le surplomb, la totalisation ou la professionnalisation de l’expert en philosophie. Le langage ordinaire impose une expérience commune de l’humanité, l’absence d’un lieu propre de la philosophie qui se nommerait métaphysique et qui serait comme un refuge hors des vies ordinaires ; les usages du langage ordinaire décrivent eux-mêmes des formes de vie ; c’est pour Certeau une manière d’en appeler à la prégnance d’une culture ordinaire, cimentée par des usages populaires, où le langage vaut comme une trace ou un ordonnancement14.
De la même manière que le pouvoir, la culture se conçoit désormais au pluriel. Elle n’est plus une « discipline » qui produit un discours et des conduites sans sujet. Elle concerne les individus dans leur pluralité, et leur pluralité de classe en tout premier lieu. Elle met en avant des usages du langage ordinaire. Des pratiques oubliées, mineures apparaissent ; elles ne sont pas pour autant insignifiantes. Au contraire, elles sont signifiantes de l’étendue du monde social, de gestes et de microcréations qui affleurent, de revendications nouvelles.
Ouvrir les possibles
L’hétérogénéité culturelle des étudiants est désormais une réalité pour Certeau et elle doit transformer l’université, laquelle ne saurait se réduire à un seul modèle d’université. Si les universités restent enfermées dans la vieille culture homogène d’élite alors même qu’elles font face à une massification du recrutement des étudiants, elles ne peuvent qu’être en crise. Le propos de Certeau est singulier puisqu’il revendique la production d’une culture de masse à l’université. Selon lui, ne pas faire surgir cette transformation revient à enfermer le savoir dans une discipline discriminatoire qui risque de priver de nombreux jeunes d’un futur : « Dans la mesure où [l’université] se révèle incapable d’être un laboratoire qui produise une culture de masse en proportionnant des méthodes à des questions et à des besoins, elle se mue en filtre qui oppose une “discipline” à des pressions15. » Produire de la discipline, c’est adopter trop facilement le point de vue du pouvoir, sa rationalité, des manières de faire sans sujets ou redevables des mécanismes dans lesquels elles se logent. L’université est entrée dans le temps de l’abolition des frontières culturelles, ce qui autorise de nouvelles formes de savoir, des pratiques de détournement des normes prescrites et fixées par la tradition.
Certeau revendique la production d’une culture de masse à l’université.
Cette transformation de l’université concerne tout d’abord l’enseignement. Certeau, qui a enseigné à l’université de Californie à San Diego de 1978 à 1984, mentionne ce que les mouvements étudiants nord-américains appellent relevance (« pertinence ») : ce terme désigne le fait d’établir avec celui ou celle qui étudie un rapport non d’utilité mais de signification. Les étudiants s’interrogent sur le sens de leurs études, leur intérêt intrinsèque, la manière dont elles les mettent en relation avec d’autres16. Ils s’approprient ainsi leurs études contre toutes les logiques disciplinaires qui hiérarchisent les domaines du savoir, produisent du savoir-pouvoir. Les études ne doivent pas servir à trier et à sélectionner, mais à apprendre à apprendre. La définition de la culture dans sa massification renvoie le savoir à une pratique de la pensée et à tout ce qu’elle transporte par le biais de sujets qui produisent et s’approprient le monde dans des usages.
Des universités sont à créer, autres que celles posées par une démarche centralisatrice de l’État français dans un arrêté du 21 mars 1970 pour former sur le territoire treize universités parisiennes. La massification de l’enseignement supérieur n’a pas vocation à réduire les étudiants au silence et les expérimentations à des surveillances d’État. Elle devient culture, et plus spécifiquement culture de masse, si elle arrive à produire des pratiques collectives à partir de l’hétérogénéité culturelle des étudiants. Les expérimentations ne concernent pas que l’enseignement, mais aussi la recherche. Les deux n’ont d’ailleurs pas vocation à être séparés du point de vue de Certeau. Les origines familiales, les milieux, les lectures, la relation à la langue et les expériences culturelles des étudiants sont de plus en plus hétérogènes ou pluriels : « la culture étudiante devient kaléidoscopique17 », habitée par une multiplicité des informations et des images. Ce puzzle, cette hétérogénéité, c’est la définition même de la masse et c’est là-dessus que peut se constituer une culture de masse à l’université. Les enseignants ou chercheurs n’ont pas pour mission l’ordonnancement du monde et des vies des étudiants ; ils se mêlent à cette culture et à ses appropriations/créations dont ils peuvent faire usage. Il n’existe plus de partage entre culture pure et impure, légitime et illégitime, haute et populaire. Les voix s’entremêlent, les étudiants ne renoncent pas à parler car ils peuvent être entendus. Des pratiques de la culture se rencontrent. Ainsi, l’enseignant ou le chercheur épouse une culture de masse quand il n’en reste pas à l’exposition de ses résultats mais explique, « au cours d’une praxis collective », comment il les obtient. C’est faire fonctionner le chemin de la passion, de la signification, du partage et soumettre possiblement ses recherches à la critique. Le chercheur ouvre son terrain de recherche à ses étudiants. Quel lieu est donc alors l’université pour Certeau ? Certainement pas une institution autonome, fermée ou sacrée, mais un corps collectif doté de multiples forces et en mouvement, habité par celles et ceux qui s’approprient une société dans son hétérogénéité.
Cette hypothèse sur l’université rejoint l’exigence la plus fondamentale de Mai 68 : « l’effacement de la catégorie isolée de l’étudiant ou du professeur (distinguée de celle du “travailleur”), en vue d’une homogénéisation dans le travail18 ». L’introduction de la culture de masse dans l’université implique de l’hétérogénéité dans les sujets concernés et investis. Les places ne sont ni fixes, ni stables, mais hybrides : travailleur étudiant, travailleur enseignant ou chercheur. La culture de masse abolit les hiérarchies et les partages, dont la division sociale du travail. Elle permet de faire disparaître également les frontières entre les disciplines ; Certeau, avant de partir aux États-Unis, a enseigné quelques années dans les universités de Paris-VII (Paris Diderot) et de Paris-VIII (Vincennes), dont le projet était de combattre les barrières disciplinaires et académiques au nom d’un savoir expérimental. Être un travailleur enseignant ou chercheur suppose d’aller chercher son savoir ailleurs, « dehors », de faire autre chose que d’enseigner ou de chercher : être dans la praxis collective et y trouver le sens de sa réflexion.
Le monde universitaire est désormais mélange, ce qui ne veut pas dire pour autant adaptation à tout ce qui surgit ou est imposé. Au contraire, l’université sous condition de massification n’abandonne pas la possibilité même de la critique, de la réflexion ou de la recherche du sens. La praxis collective n’existe pas sans des interrogations collectives sur le sens à donner au monde, sur ce que nous voulons y faire et sur toutes les petites créations qui peuvent s’additionner les unes aux autres pour le rendre plus habitable.
Bien sûr, l’université sans condition de Derrida peut paraître éloignée, tant elle maintient une sorte d’aristocratie universitaire de la déconstruction et une suprématie non réellement interrogée des humanités. Une proximité de pensée se dégage toutefois avec Certeau, notamment en ce qui concerne l’appréciation de la place du travail à l’université, la nécessité de la création plutôt que l’imitation des grands maîtres, et l’importance du langage. Quand l’université sans condition de Derrida énonce qu’elle soumet tout à la critique, elle n’est pas si loin de la réflexivité dans la praxis posée par Certeau.
Plus encore, la formation telle qu’abordée par Martha Nussbaum rejoint le texte de Certeau. Tout d’abord, la philosophe insiste sur l’importance d’une culture sociale qui constitue une situation environnante puissante de l’enseignement contre la stigmatisation et la domination. Ensuite, elle met en avant la pertinence de la pédagogie socratique. Elle convoque les expériences de Rabindranath Tagore, Prix Nobel de littérature en 1913, poète, peintre, chorégraphe et philosophe. Tagore avait détesté les écoles qu’il avait fréquentées en Inde au début au xxe siècle. Il créa une école dans laquelle peut se déployer, selon Nussbaum, un faire de l’intellect à même de permettre l’articulation entre citoyenneté démocratique et éducation socratique : « Toute leur éducation nourrissait la capacité à penser par soi-même et à devenir un participant dynamique d’un choix culturel et politique plutôt qu’un simple disciple de la tradition19. » La capacité à penser par soi-même (qui fait d’ailleurs se rejoindre Certeau, Derrida et Nussbaum) dans l’école de Tagore est exemplaire, car elle nourrit une participation dynamique à une culture qui n’est jamais la simple expression d’une tradition, mais qui ouvre justement des possibles.
Dans le cadre de la crise actuelle de l’université, cette dernière ayant du mal à trouver sa place en particulier en France face au modèle des grandes écoles, l’ouverture des possibles peut valoir comme un espoir. Elle tiendrait dans un usage créatif des savoirs, ce qui suppose que les étudiants et les étudiantes puissent exprimer des voix, des paroles, des singularités, ce qui définit selon Certeau une culture de masse dans un tel lieu.
- 1. Jacques Derrida, L’Université sans condition, Paris, Galilée, 2001, p. 11.
- 2. Michel de Certeau, La Prise de parole et autres écrits politiques [1968], Paris, Seuil, 1994.
- 3. Voir Richard Hoggart, La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires [1957], trad. par Françoise et Jean-Claude Garcias et par Jean-Claude Passeron, présentation de Jean-Claude Passeron, Paris, Éditions de Minuit, 1970 ; Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979 ; Stuart Hall, Identités et cultures 1. Politiques des Cultural Studies, éd. Maxime Cervulle, trad. par Christophe Jaquet, et Identités et cultures 2. Politiques des différences, éd. Maxime Cervulle, trad. par Aurélien Blanchard et Florian Vörös, Paris, Éditions Amsterdam, 2007 et 2013.
- 4. M. de Certeau, La Culture au pluriel [1974], éd. établie et présentée par Luce Giard, Paris, Seuil, 1993, p. 13.
- 5. J. Derrida, L’Université sans condition, op. cit., p. 55. Derrida s’appuie alors sur Jeremy Rifkin, La Fin du travail. Le déclin de la force globale de travail dans le monde et l’aube de l’ère post-marché [1995], trad. par Pierre Rouve, préface de Michel Rocard, postface d’Alain Caillé, Paris, La Découverte, 1996.
- 6. Ibid., p. 15.
- 7. Martha Nussbaum, Les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen du xxie siècle ? [2010], trad. par Solange Chavel, Paris, Climats, 2011, p. 10.
- 8. M. de Certeau, La Culture au pluriel, op. cit., p. 20.
- 9. Avishai Margalit, L’Éthique du souvenir [2002], trad. par Claude Chastagner, Paris, Climats, 2006.
- 10. M. de Certeau, La Culture au pluriel, op. cit., p. 85.
- 11. Luce Giard, « Introduction », dans M. de Certeau, La Culture au pluriel, op. cit., p. vii.
- 12. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, Arts de faire [1980], éd. établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, 1990, p. xli.
- 13. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, op. cit., p. 75-81.
- 14. Ibid., p. 23-30.
- 15. M. de Certeau, La Culture au pluriel, op.cit., p. 88.
- 16. Ibid., p. 89.
- 17. Ibid., p. 95-96.
- 18. Ibid., p. 102.
- 19. M. Nussbaum, Les Émotions démocratiques, op. cit., p. 93.