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Jamal Khashoggi, source : wikimedia
Jamal Khashoggi, source : wikimedia
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La monarchie saoudienne et l'affaire Khashoggi

L’assassinat prémédité d’un journaliste critique de la monarchie saoudienne constitue un précédent dans l’histoire du royaume. Sans remettre totalement en cause l’importance de l’Arabie Saoudite, « la réputation internationale [de Mohammed Bin Salman] auprès de l’Occident est durablement ternie ».

Le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le 2 octobre 2018 rappelle les plus sombres épisodes des pouvoirs néo-­sultaniques du Moyen-Orient[1]. Plutôt que de l’interpréter comme une dérive devenue la marque de fabrique d’un pouvoir despotique comme celui de Saddam Husseïn et de ses fils Houdaï et Qoussaï, dans les années 1990[2], ne faut-il pas voir dans les effets déjà visibles de «  l’affaire Khashoggi  » sur la monarchie saoudienne et son prince héritier, Mohammed Bin Salman (MBS), un cas d’école semblable à ce que fut «  l’affaire Ben Barka  », pour la monarchie alaouite sous Hassan II, en octobre 1965 ?

Une tradition dynastique

Jamais le régime monarchique saoudien ne s’était illustré par de telles violences pour contraindre au silence une voix dissidente, même si les arrestations et pressions sur les opposants ont toujours eu cours[3], en contraignant plus d’un à l’exil. On compte aussi plusieurs cas d’enlèvements de membres de la famille royale, dont la punition était ensuite réglée à titre privé. Le roi Salman avait été choisi par son frère le roi Fahd (1982-2005) pour arbitrer les conflits familiaux et incarner le rôle de tuteur de la famille royale, d’où son autorité encore forte au sein de la dynastie. Tout ressortissant saoudien extérieur à la famille royale sait qu’il est tenu de respecter les lignes rouges : ne pas critiquer la monarchie, ne pas parler de la santé du roi et des réseaux d’affaires de la famille. Sorti de ce cadre, il s’expose à des représailles.

Cependant, sous les six monarques qui ont précédé le roi Salman, le régime saoudien a alterné entre verrouillage politique (notamment à la suite du mouvement de dissidence islamiste dans les années 1990) et détente, où l’expression plurielle puisant dans le répertoire islamique était tolérée (années 2000). C’est le déclenchement des printemps arabes qui marque un coup d’arrêt à cette tolérance relative, avec un net raidissement du roi Abdallah à partir de 2011, au lendemain de la chute du président égyptien Moubarak. Cet épisode inaugure une gestion plus autoritaire et une série de mesures liberticides prises par le royaume et les autres monarchies membres du Conseil de coopération du Golfe (Ccg)[4].

La nouvelle orientation despotique

C’est en avertissant sur les dangers de la concentration des pouvoirs et d’une gouvernance verticale inédite en Arabie saoudite que Jamal Khashoggi s’est rendu célèbre auprès de l’establishment américain (Démocrates comme Républicains). Dans ses tribunes publiées par le Washington Post, cet ancien serviteur fidèle de la monarchie a en effet multiplié les critiques à l’égard de l’orientation absolutiste du pouvoir de MBS, en rupture avec la tradition de gestion collégiale des affaires du royaume.

Sa mort brutale pourrait conduire à des infléchissements. Des mesures punitives pour l’exemple ont été prises après que le pouvoir a tardivement reconnu la préméditation du crime contre Khashoggi tout en écartant la responsabilité directe du prince héritier. La mise à l’écart et le procès d’une vingtaine de personnes impliquées ont été annoncés, dont l’éviction du très controversé Saoud Al-Qahtani[5], membre du premier cercle du prince héritier, conseiller en communication au Palais, et celle du général Al-Asiri[6], surexposé en raison de son poste de numéro deux des services de renseignements extérieurs, General Intelligence Presidency (Gip), du royaume.

L’assassinat de Khashoggi a suffisamment ébranlé le pouvoir et l’image de la monarchie pour que le roi Salman, soutien indéfectible de son fils, intervienne. Il a mis en place un dispositif destiné à rétablir, sous une forme restreinte et sous son contrôle, une certaine collégialité en matière de décisions stratégiques pour le pays[7]. Il ne remet toutefois pas en cause le nouvel autoritarisme qui, selon lui, est le gage d’une plus grande efficacité pour transformer le royaume.

Cette affaire et la détermination du roi à préserver son dauphin prouvent qu’il reste, malgré ses quatre-vingt-deux ans et son état de fatigue, l’acteur clé de la monarchie. Ses priorités sont d’éviter les dérives et les écueils dus au manque d’expérience internationale de son fils comme à l’amateurisme de son entourage proche. D’autant que MBS est parvenu en deux ans à consolider son pouvoir dans tous les secteurs régaliens en s’attachant à délégitimer sa famille, pourtant au cœur de la structure monarchique du royaume. Aucun membre de sa famille ne peut aujourd’hui défier son autorité, car il a réussi à «  ringardiser  » les «  sages  » et à marginaliser ses aînés, Mohammed Bin Nayef, l’ancien prince héritier évincé par la révolution de palais du 22 juin 2017 et Mitaeb Bin Abdallah, ancien ministre de la Garde nationale, écarté lors de la purge du 4 novembre 2017. Nombreux sont ceux, néanmoins, qui l’attendent au tournant et un accident ne peut être exclu.

L’affaire Khashoggi pourrait en ce sens constituer pour le prince une opportunité, et une leçon à retenir, comme l’affaire Ben Barka pour le roi Hassan II, dont le retentissement international avait également mis au jour un mélange d’amateurisme et de despotisme de la monarchie marocaine.

Des répercussions internationales

Le déficit moral du royaume gardien des lieux saints de l’Islam a déjà été sérieusement entamé par la guerre destructrice conduite au Yémen depuis mars 2015, où famine, choléra et malnutrition de la population aggravent la situation déjà très détériorée de ce pays. Pourtant, l’affaire Khashoggi crée bien plus de vagues parmi les médias et dirigeants occidentaux.

Il y a peu de chances que toute la lumière soit faite un jour sur une ­opération entièrement téléguidée par le prince héritier, mais l’accusation de préméditation formulée par le président turc devant le Parti de la justice et du développement (Akp), le 23 octobre, collera certainement à sa réputation. Pour l’heure, en raison de l’émotion suscitée par les détails macabres de l’assassinat, le monde occidental s’interroge sur la capacité de ce prince à survivre à un tel événement.

Le royaume saoudien n’en tient pas moins une place stratégique, géo­politique et économique centrale, en raison de sa capacité à augmenter sensiblement ses exportations de pétrole en cas de besoin, notamment dans le contexte des sanctions américaines contre l’Iran, a fortiori sous la présidence Trump. L’ampleur de ces enjeux l’emporte incontestablement.

En dépit du grand nombre de défections de décideurs politiques, financiers et industriels internationaux à la seconde édition du «  Davos du désert  » programmé à Riyad les 23 et 24 octobre 2018, le Forum des investissements internationaux a d’ailleurs bien eu lieu. Il a montré que, même affaibli et boudé, le royaume saoudien restait un acteur primordial dans les échanges économiques mondiaux et dans les équilibres régionaux du Moyen-Orient. Pour preuve, les invités Russes et asiatiques, dont un grand nombre de Chinois, se sont déplacés en nombre.

Le royaume saoudien reste un acteur primordial dans
les échanges économiques mondiaux.

La volonté de MBS d’attirer des investissements étrangers dans le royaume et d’en faire une économie diversifiée semble trouver ses limites dans sa propre personne, dont la réputation internationale auprès de l’Occident est durablement ternie. Dans le même temps, il a réussi à rebondir en interne, en dénonçant l’affaire Khashoggi comme une théorie complotiste destinée à faire échouer son projet de faire de l’Arabie saoudite une économie forte et une nation sûre d’elle-même, jouant sur la corde nationaliste qui séduit une large partie de la jeunesse.

 

 

[1] - Juan Linz et Houchang E. Chehabi (sous la dir. de), Sultanistic regimes, Baltimore, John Hopkins University Press, 1998.

 

[2] - Kanan Makiya, Republic of Fear: The Politics of Modern Iraq, Berkeley, University of California Press, 1998.

 

[3] - Mamoun Fandy, Saudi Arabia and the Politics of Dissent, London, Macmillan, 1999.

 

[4] - F. Dazi-Héni, «  “Printemps arabes” et résurgence sécuritaire des monarchies dynastiques de la péninsule Arabique  », dans Hasni Abdi (sous la dir. de), Monde arabe: Entre transition et implosion, Paris, Erik Bonnier, 2015.

 

[5] - Son caractère erratique et belliqueux faisait l’unanimité contre lui, d’après les entretiens conduits à Riyad en 2017 avec plusieurs conseillers au cabinet royal et des chefs d’entreprises.

 

[6] - Ce général de brigade saint-cyrien, connu pour sa compétence, sa mesure et sa proximité avec le prince, jouit d’une réputation d’homme fiable, loin des controverses suscitées par un Al-Qahtani.

 

[7] - Le roi souhaite davantage encadrer son fils en lui attachant ses propres conseillers. Le prince Khaled Al Faysal, gouverneur de La Mecque, expérimenté et très proche du roi Salman, a également été missionné auprès du président turc pour trouver une solution de compromis qui préserve la relation saoudo-turque.

 

Fatiha Dazi-Héni

Politologue spécialiste de la péninsule arabique, Fatiha Dazi-Héni est maître de conférences à Sciences Po. Elle est l'auteure de L'Arabie Saoudite en 100 questions (Talliandier, 2018) et Monarchies et sociétés d'Arabie : le temps des confrontations (Presses de Sciences Po, 2006).

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