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Photo : Christian Lue via Unsplash
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L’imprévoyance allemande

La gestion allemande de la crise sanitaire interroge nos manières de concevoir l’État démocratique. Le manque de vision des dirigeants, la fragmentation des acteurs et la lourdeur administrative ont réduit l’État à une politique réactive, qui recompose l’illusion d’une vision stratégique en multipliant les succès à court terme.

Mesurer l’impact de la crise sanitaire sur la dynamique de nos démocraties semble, à ce jour, difficile : la crise n’est pas terminée. On peut tout au plus tenter de tirer les premières leçons des différents épisodes pandémiques déjà traversés.

Le cas de l’Allemagne semble particulièrement intéressant, parce que c’est un pays situé au centre de l’Europe, qui entretient des relations intenses avec les autres pays, et qui est connu pour sa structure fédérale et son État-providence. Pourtant, il est difficile de dire si l’Allemagne constitue un cas paradigmatique. Une question doit néanmoins être posée, celle de la possibilité d’une politique d’anticipation des risques. Car l’Allemagne est aussi le pays d’Ulrich Beck, qui a publié en 1986 son livre fameux sur la « société du risque » – un livre qui propose d’interpréter le processus démocratique comme une anticipation, une mutualisation et une allocation des risques1.

L’Allemagne témoigne d’une transformation dans la manière de concevoir l’État démocratique. En effet, la crise sanitaire a remis en question non seulement le fonctionnement mais l’idée même de République fédérale d’Allemagne.

Trois échecs d’anticipation

« On aurait pu l’anticiper ! » C’est une phrase qu’on a souvent entendue en Allemagne depuis le début de la crise de la Covid-19. On peut distinguer trois moments au cours desquels l’étonnement face à l’incompétence du système politique fut particulièrement fort. Le premier correspond à la phase allant de novembre 2019 à février 2020. Dès le début, les experts ont expliqué que le nouveau virus était très dangereux, ce qui n’a cependant pas suscité la moindre réaction du système politique allemand. À cette époque, le débat public tournait autour de la question d’un successeur de Merkel au sein du parti conservateur, la CDU. Il aura fallu que parviennent les horribles images de Bergame en février 2020 pour provoquer une réaction politique.

Le deuxième moment fut celui durant lequel les vaccins étaient disponibles à l’échelle mondiale, mais pas en Allemagne. Au printemps 2021, le gouvernement israélien déployait très rapidement son programme de vaccination. En Allemagne, pourtant, les choses n’avançaient pas. Il manquait non seulement les vaccins mais aussi les infrastructures permettant de mettre en œuvre la vaccination. À nouveau, les citoyens se disaient qu’on aurait pu l’anticiper. Ce n’est qu’en décembre 2021 qu’on commence à discuter de la possibilité d’autoriser les dentistes et les pharmaciens à vacciner les gens.

Le troisième moment est sans doute le plus grave. Depuis le mois de juillet 2021, les experts avaient prévenu les politiques que le virus poserait de nouveau un problème si le pourcentage de la population vaccinée n’augmentait pas rapidement. À nouveau, le gouvernement n’a pas réagi – et cela pendant plusieurs mois. La campagne électorale a focalisé toute l’attention publique, et la chancelière a passé son temps à rendre d’ultimes visites à Macron, à Poutine, au pape et à Biden pour faire ses adieux. En novembre 2021, les hôpitaux n’arrivent plus à assurer un service professionnel pour tous, notamment en Bavière et en Saxe.

À nouveau, les citoyens se disent qu’il aurait fallu éviter cette situation. Cette fois, la tonalité des discours publics est plus grave : la défiance ne vise plus telle ou telle personnalité particulière, mais l’ensemble du système politique. Une formule souvent utilisée est celle d’une « irresponsabilité organisée ». Ce monstre linguistique renvoie à un phénomène typique de la République fédérale d’Allemagne : c’est la structure même qui rend impossible l’imputation d’une responsabilité politique, et c’est la nature même du système qui rend improbable l’émergence de décisions courageuses. L’entrelacement des compétences et la nécessité de trouver un consensus permettent également, en retour, de se cacher dans l’anonymat de ce consensus.

Comment expliquer cet échec ?

Cet échec d’anticipation du système politique allemand s’inscrit dans une longue série : la crise financière, la crise de la dette publique en Grèce, la crise ukrainienne de 2014, la crise migratoire de 2015, l’échec honteux en Afghanistan – alors qu’à chaque fois, la chancelière n’a pas manqué d’expliquer que ces crises étaient « surprenantes2 ». En Allemagne, on appelle cela le « mode réactif » de la politique : la politique n’agit pas, elle réagit.

Ce qu’on pourrait appeler l’« incompétence d’anticipation » n’est donc pas un problème récent : le système politique semble incapable d’anticiper des problèmes. Angela Merkel l’avait expliqué elle-même quand elle disait qu’il fallait « s’occuper des problèmes quand ils sont là ». Helmut Schmidt, l’ancien chancelier, est connu pour avoir affirmé que si un homme politique a des « visions », il vaut mieux qu’il consulte un ophtalmologiste. La culture politique allemande n’aime pas les visions, mais elle ne supporte plus non plus le « mode réactif ».

Trois modèles peuvent expliquer cet échec du système politique. La première théorie est la plus simple : ce sont les personnes qui manquent de courage, d’horizon intellectuel et surtout d’imagination. Le directeur de l’Institut de veille sanitaire Robert-Koch a expliqué qu’il n’aurait jamais pu imaginer une telle situation. Une telle déclaration est pour le moins étonnante, dans la mesure où c’est précisément dans cet institut national qu’il convient d’imaginer les pandémies possibles afin de se préparer et d’y faire face efficacement.

La deuxième explication met l’accent sur la structure fédérale. Les trois niveaux (le gouvernement fédéral, les Länder et les communes) semblent se gêner les uns les autres. Bloquant toute prise de décision conjointe et rapide, le conflit qui a éclaté entre les Länder du Nord (peu touchés par la pandémie) et ceux du Sud (notamment la Bavière, fortement affectée) est symptomatique d’une telle impasse structurelle. Il est à ce titre significatif que le nouveau chancelier Olaf Scholz ait nommé, en décembre 2021, un général de l’armée de terre afin d’organiser les réponses à la pandémie.

Une troisième approche propose d’expliquer l’échec du politique par la complexité de la société. Selon le sociologue Niklas Luhmann, ce sont la vitesse, la complexité, l’interdépendance des différents systèmes sociaux qui rendent impossible, pour le système politique, d’agir d’une manière « souveraine ». Le politique, selon Luhmann, ne peut produire que l’illusion d’une politique cohérente et stratégique. De ce point de vue, il est normal que la sphère politique apparaisse constamment surprise. Une société mondialisée rend impossible une stratégie politique au sens fort. La compensation rétroactive, le bricolage, l’improvisation : voilà tout ce qu’on peut attendre du système politique, selon Luhmann.

Le scénario le plus probable est que ces trois aspects se renforcent mutuellement : des hommes et femmes politiques sans courage ni vision se trouvent dans un système fédéral avec trop d’acteurs qui ont un droit de veto pour gérer une société trop complexe et qui réagit d’une manière imprévisible. C’est un diagnostic inquiétant qui rend une réaction adéquate à la crise climatique a fortiori peu probable.

Un État stratégique

Ami Ayalon, l’ancien chef du Service de sécurité intérieure israélien (Shin Beth), a proposé une formule critiquant la politique de sécurité de son pays : “All tactics, no strategy3. Selon Ayalon, ce sont en effet les succès à court terme qui rendent une solution à long terme moins probable : on arrive à compenser le manque de stratégie par des succès tactiques. Il semble que la même chose s’est passée en Allemagne.

Il est cependant remarquable que la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe, dans deux décisions rendues en 2021, ait condamné le Parlement à agir d’une manière plus stratégique. L’État-providence se transforme ainsi en « État prévoyance ». Une première décision de la Cour constitutionnelle a condamné le Parlement allemand à prendre en compte les effets climatiques pour les générations futures et les citoyens qui vivent à l’autre bout du monde. Une seconde décision impose au gouvernement fédéral de décider directement des mesures adéquates contre la Covid-19. Le gouvernement ne peut plus ainsi se cacher derrière la complexité des « lois fondamentales », l’équivalent allemand de la Constitution.

On arrive à compenser le manque de stratégie par des succès tactiques.

C’est en réponse à ces deux décisions que le nouveau gouvernement allemand de Scholz a promis de reconstruire un État « qui fonctionne ». Mais comment établir une compétence d’anticipation en politique ? Cela requiert des institutions plus efficaces, mais avant tout une culture qui reconnaisse la valeur politique de l’imagination. Ainsi, pour garantir une résilience face au changement climatique, il faut d’abord s’imaginer les défis futurs. Il serait tragique que les politiques nous expliquent, à nouveau, que la catastrophe était « inimaginable ».

  • 1. Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité [1986], trad. par Laure Bernardi, Paris, Aubier, 2001 (rééd. Flammarion, coll. « Champs », 2007).
  • 2. Les Allemands ironisent sur le fait que, pour la chancelière, Noël serait sans doute aussi un événement imprévu et « surprenant ».
  • 3. Voir le documentaire The Gatekeepers (2012), réalisé par Dror Moreh.

Felix Heidenreich

Titulaire d'un doctorat de philosophie consacré à Hans Blumenberg, Felix Heidenreich est chercheur à l’université de Stuttgart depuis 2005. Ses travaux portent sur la philosophie politique, en particulier sur Foucault et Blumenberg. Ses recherches portent sur la théorie politique contemporaine, les interactions entre technologie et culture et la politique culturelle.…

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