
Les temps qui viennent
Éditorial
Si l’expression a été galvaudée ces derniers temps, il y a des ressources à mobiliser du côté d’une pensée des communs, qui permettrait enfin de construire, intellectuellement et pratiquement, la rencontre entre la question écologique et la question sociale.
À s’interroger sur les perspectives de l’année qui s’ouvre, c’est évidemment l’espoir d’en finir avec la pandémie de Covid-19 qui vient d’abord à l’esprit. Au printemps dernier, encore sous le coup de la sidération, nous avions qualifié l’irruption de celle-ci dans nos vies d’« événement par excellence », celui dont Ricœur disait qu’il faut respecter la « puissance d’ébranlement infinie ». Il s’agissait d’accepter que sa signification soit ouverte, encore à construire. Les mois passant, il se confirme que l’épidémie fait bien figure de rupture, dessinant un avant et un après, dont les conséquences seront profondes et durables. Mais au sentiment qu’une brèche s’était ouverte, un bouleversement dont pourraient surgir des formes nouvelles, s’est substitué un épuisement physique et moral. L’imagination du « monde d’après » semble désormais faire défaut. Renvoyés pour un temps à nos existences privées, nous découvrons combien cette fonction vitale doit en réalité à des représentations et des ressources collectives. Paradoxe supplémentaire, c’est alors que nous sommes assignés à domicile que nous prenons conscience de notre condition mondialisée, bien au-delà de sa seule dimension économique. Jamais peut-être n’avons-nous vécu un événement aussi global, en étant si coupés du monde.
Pour Esprit, 2020 aura eu cette particularité supplémentaire que la grande histoire est entrée en résonance avec la petite. Le pays s’est confiné au moment même où s’installait une nouvelle rédaction, entendant assurer la relève des générations qui a caractérisé l’histoire d’Esprit, et réinterpréter à sa façon l’impulsion de ses fondateurs. Mais 2020 fut aussi l’année qui a vu prendre fin un certain nombre d’aventures éditoriales importantes dans l’univers des revues. Vacarme et Le Débat ont fait paraître leur dernier numéro, suivant de peu l’arrêt des Temps Modernes, l’année précédente. Si de nouvelles revues se créent dans le même temps, en France et dans le monde, ce contexte invite malgré tout à s’interroger sur ce qui fait aujourd’hui la spécificité et la pertinence de la forme revue, dans un environnement intellectuel et médiatique dont toutes les coordonnées ont changé. Or celle-ci tient aussi, pour une large part, à l’énergie qui naît de l’ouverture et de la rencontre, de la curiosité et de l’échange. Les revues vivent des interactions entre leurs auteurs et leurs lecteurs, elles sont l’un des espaces de médiation où s’organise la confrontation des points de vue, si essentielle à la vie démocratique. L’effort de compréhension critique du réel n’est pas tenable dans la durée s’il ne peut compter, lui aussi, sur les ressources du collectif.
Malgré cette impression que le temps s’est comme refermé, il nous faut penser, aussi lucidement que possible, les périls qui montent et identifier les ressources dont nous disposons, collectivement, pour y répondre. Alors qu’une nouvelle administration s’installe aux États-Unis, on souhaiterait voir reculer le risque de faillite démocratique, que la politique du chaos orchestrée par Donald Trump a rendu si palpable. Mais la montée des pouvoirs autoritaires est visible partout dans le monde, et lorsqu’ils s’associent, comme en Chine, avec le capitalisme de surveillance, ou encore, comme en Inde ou en Turquie, avec les forces du nationalisme et du conservatisme religieux, l’avenir prend un visage inquiétant. Plus près de nous, la défiance envers les institutions, la difficulté à trouver les voies d’une construction partagée de la décision et de l’action publique ou encore la tentation, devant la perception de nouvelles menaces, de réduire le politique à des enjeux sécuritaires ou identitaires, guettent également. La crise économique et sociale engendrée par la pandémie viendra tester encore la résistance de nos institutions et de nos mœurs démocratiques.
Reliés à tous ces phénomènes par nos écrans, nous en sommes également séparés par les tendances à la fragmentation et à la polarisation que ces derniers favorisent. C’est pourquoi il nous faut également replacer au cœur de nos réflexions des questions de nature davantage anthropologique, et épistémologique, au cœur des transformations contemporaines : une gouvernance par les nombres qui semble vouloir faire abstraction des corps, des cultures, de l’environnement, comme si nous pouvions habiter le monde à distance ; les effets des réseaux sociaux sur l’espace public et la possibilité même d’exercer une raison critique si l’on n’a plus de cadre de référence partagé ; un certain état de confusion cognitive et mentale, dont le complotisme n’est que l’un des symptômes.
C’est sous le signe du travail du lien que nous souhaiterions placer l’année qui s’ouvre.
Alors que la pandémie nous a privés de nos existences sociales, c’est sous le signe du travail du lien que nous souhaiterions placer l’année qui s’ouvre. Si l’expression a été galvaudée ces derniers temps, il y a des ressources à mobiliser du côté d’une pensée des communs, qui permettrait enfin de construire, intellectuellement et pratiquement, la rencontre entre la question écologique et la question sociale. Revisiter certains aspects du socialisme utopique ou du municipalisme, et les articuler aux apports récents de l’anthropologie ou des sciences du vivant, est à ce titre une voie à explorer. Une autre ressource réside à n’en pas douter du côté de la vie spirituelle. Esprit est né du refus d’un matérialisme étroit, dont le marxisme et le capitalisme représentaient deux visages en miroir. Aujourd’hui, l’effroi suscité par le terroriste islamiste d’une part, et le durcissement d’une laïcité d’exclusion comme seule réponse à lui opposer d’autre part, laissent orphelins tous ceux qui comptent avec la dimension spirituelle de l’existence humaine, et le rôle majeur qu’elle est appelée à jouer dans des sociétés ouvertes, plurielles et en mouvement. Enfin, alors que les théâtres, les cinémas et les musées sont restés fermés de longs mois, comment ne pas évoquer l’importance de la culture dans le travail du lien ? Il s’agit de prendre au sérieux la littérature et les arts, non pas comme miroirs de notre présent, dont nous viendrions chercher l’intelligibilité dans le reflet, mais comme lieux où s’élaborent les récits collectifs dont toute société a besoin.