
Le spectre de la guerre dans les Balkans
La démonstration de force organisée par le leader serbe Milorad Dodik à Banja Luka le 9 janvier 2022 est une provocation politique à la face de l’Europe, comme les nationalistes des Balkans ont souvent su les mettre en scène.
Ceux qui ont l’âge d’avoir suivi le siège de Sarajevo en direct entre 1992 et 1996 ont souvent confondu qui était qui, qui luttait pour quoi, quelle ville se trouvait où et laquelle de Vukovar, Mostar ou Mitrovica était en Croatie, en Bosnie ou au Kosovo. Peu ont compris pourquoi les Kosovars albanais ne revendiquaient pas une « grande Albanie » mais leur indépendance, ni comment la Bosnie-Herzégovine pouvait être un État fédéral, lui-même constitué de la fédération de Bosnie-Herzégovine et de la République serbe. Et savoir que ce fut le général Jovan Divjak, un militaire serbe de culture orthodoxe, qui commanda la résistance du siège de Sarajevo à la tête d’une armée principalement constituée de jeunes Bosniaques, majoritairement de culture musulmane, a pu finir de semer la confusion.
De notre difficulté à comprendre ces Balkans naît une grande inquiétude au moment où le leader nationaliste Milorad Dodik se reprend à faire défiler forces de police et paramilitaires pour célébrer l’anniversaire de cette République serbe à Banja Luka. Cette inquiétude est celle de voir se rejouer l’histoire : que, par la trajectoire longue des histoires des peuples et à l’occasion de nouvelles circonstances historiques, d’autres enchaînements puissent mener aux mêmes affrontements.
Les bottes des policiers et paramilitaires serbes ou russes nous rappellent d’abord la fragilité de cette mauvaise fin de guerre en Bosnie. Les accords de Dayton du 14 décembre 1995, qui mirent fin à cette guerre après le massacre de Srebrenica, auguraient mal d’une véritable paix, signés par ceux-là mêmes qui avaient mené les combats et parfois massacré par milliers. Les diplomaties occidentales avaient manqué pour le moins de discernement ou de courage en réunissant autour de la table des négociations, sur un pied d’égalité, agresseurs et victimes, ramenés au même statut de belligérants, sans véritable perspective de justice, donc de réconciliation. Quatre ans après ces accords de paix, il y eut encore l’invasion du Kosovo par la Serbie en 1999. Malgré une justice qui finit par venir très tardivement, avec de nombreuses condamnations pour crime de guerre ou génocide, on comprend qu’il ait fallu du temps aux habitants de Sarajevo après ce très long siège, aux femmes de Srebrenica qui avaient perdu 8 000 hommes ou aux Albanais de Mitrovica, pour se laisser aller à espérer qu’à défaut de paix, peut-être au moins ces guerres étaient-elles terminées. Au point que certains doutent encore et que si, pour un jeune Français, une nouvelle guerre dans les Balkans serait une surprise, peu aux terrasses de Sarajevo ou alentour, même vingt-cinq ans après, diraient leur étonnement.
Le pessimisme des Sarajéviens, qui craignent que cette mauvaise paix ne puisse un jour ramener la guerre, fait écho à l’enthousiasme de nombreux nationalistes, convaincus qu’une bataille perdue ne dit jamais rien des vainqueurs ou vaincus de la guerre. En effet, du monde balkanique il nous faut aussi comprendre un certain rapport à l’histoire. Milosevic, le leader de la Serbie de la fin des années 1980, avait ravivé la flamme nationaliste et déclenché le chaos avec un discours de célébration de la défaite serbe de Kosovo Polje face aux armées ottomanes en 1389, érigée en acte héroïque de résistance. Comme si les guerres de la fin du xxe siècle n’avaient été que le prolongement d’un combat de six cents ans, avec ses nouvelles victoires et défaites. Autrement dit, pour ces nationalistes qui défilent en ce début d’année 2022, l’histoire poursuit son cours millénaire, sans rupture, et une autre guerre ne serait qu’une nouvelle bataille.
Enfin, rappelons que les guerres balkaniques récentes n’ont pas commencé en 1989 pour des raisons seulement yougoslaves, et qu’elles ne se sont terminées par la seule volonté des nouvelles républiques issues de l’éclatement de l’héritage de Tito. Elles sont aussi nées de l’instrumentalisation réciproque des nationalismes internes et des rivalités européennes, comme du rapport de forces entre États-Unis et Russie en Europe centrale.
La démonstration de force organisée par le leader serbe à Banja Luka le 9 janvier 2022 est une provocation politique à la face de l’Europe.
C’est bien pourquoi la conjoncture actuelle est si préoccupante. Si les combats ont cessé à l’aube de ce siècle, en Bosnie puis au Kosovo, grâce à l’alliance des dirigeants européens et américains, la guerre pourrait renaître de ces braises mal éteintes par la faiblesse des mêmes dirigeants et l’envie des nationalistes de la région de reprendre les batailles là où ils considèrent avoir été contraints au cessez-le-feu.
La démonstration de force organisée par le leader serbe à Banja Luka le 9 janvier 2022 est une provocation politique à la face de l’Europe, comme les nationalistes des Balkans ont souvent su les mettre en scène. Ces dates anniversaires d’événements historiques, souvent puisées dans un récit dédié à servir la cause nationaliste, ont déjà été l’occasion de mesurer la capacité des paramilitaires à provoquer des affrontements ou des foules à les soutenir, et de tester l’ampleur de la réaction à craindre des démocraties ou des instances internationales.
Il reste dans le sud des Balkans (Serbie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Kosovo) tout le potentiel pour reprendre la guerre et déstabiliser une Europe déjà tiraillée entre démocraties et populismes. Et on peut penser que si Vladimir Poutine voyait un coup à jouer sur son échiquier en soutenant un démantèlement de la Bosnie-Herzégovine par un rattachement de sa République serbe à la Serbie actuelle, il n’hésiterait pas. Ce qui serait revendiqué comme un retour à des frontières « naturelles », car ethniques, encouragerait la bascule d’une Europe centrale déjà fragilisée par le nationalisme hongrois et les populismes alentour dans un nouveau chaos. Et c’est ainsi que depuis le 9 janvier, Milorad Dodik et ses paramilitaires, comme Slobodan Milosevic en son temps, nous observent et se demandent jusqu’où ils pourront mener leur projet de déstabilisation de la région et de reconquête nationaliste sans que nul ne réagisse ni que personne ne les arrête.