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Copyright © 2019 Fred Turner
Copyright © 2019 Fred Turner
Dans le même numéro

Ne soyez pas malveillants. Utopies, frontières et brogrammers

Entretien avec Fred Turner

L’idéologie de la Silicon Valley trouve ses origines dans la contre-culture américaine des années 1960, voire le puritanisme : il s’agit toujours de repousser les frontières et de construire des communautés égalitaires, mais en remplaçant le Lsd et la Bible par des systèmes informatiques.

Il existe une idéologie très répandue dans la Silicon Valley, selon laquelle la technologie est toujours une force bienveillante : quelle en est l’origine ?

Pour trouver son origine, il faut remonter au communautarisme des années 1960. Il y avait en fait deux courants dans la contre-culture. L’un, la nouvelle gauche (New Left), faisait de la politique pour changer la politique, en étant fortement axée autour des institutions, sans vraiment se méfier de la hiérarchie. L’autre – et c’est dans ce courant que le monde de la technologie a trouvé son élan –, c’est ce que j’appelle les néo-communautaristes. Entre 1966 et 1973 a eu lieu la plus grande vague de développement de communautés qu’ait connue l’Amérique. Ces gens ­s’appliquaient à abandonner la politique et la bureaucratie pour se tourner vers un monde dans lequel ils pouvaient modifier leur conscience. Ils pensaient que les technologies de petite échelle seraient un bon moyen d’y arriver. Ils voulaient changer le monde en créant de nouveaux outils qui permettraient de transformer les consciences. C’est ce concept qui est à l’origine des déclarations faites par les entreprises telles que Google ou Facebook quand elles affirment qu’en reliant les individus entre eux, elles rendent le monde meilleur. C’est en quelque sorte une politique «  connectiviste  ». Comme les néo-communautaristes, ces entreprises imaginent un monde égalisé, sans hiérarchie. Elles imaginent un monde essentiellement dépourvu de politique. Cette tradition laisse derrière elle un lourd héritage, tout du moins dans les communautés. Ce qui est ironique, c’est que ces dernières étaient extraordinairement conservatrices. Quand vous éliminez la bureaucratie, la hiérarchie et le politique, vous faites disparaître la capacité de négocier la répartition des ressources à des conditions explicites. Et vous la remplacez par du charisme, par du cool, ainsi que par une perception certes partagée du pouvoir, mais tacite. Alors, subitement, vous vous retrouvez avec des hommes charismatiques à la tête des communautés, et des femmes reléguées à avoir des bébés et à mettre de la Javel dans l’eau pour éviter que les gens ne tombent malades. Bon nombre de ces communautés des années 1960 étaient les plus racisées, hétéro-normatives et autoritaires que j’ai vues.

Comment les ordinateurs, en particulier, étaient-ils censés créer un monde sans bureaucratie, hiérarchie ou politique ? Comment la techno-logie de l’information allait-elle faciliter le type de transformations que recherchaient les néo-communautaristes ?

Les néo-communautaristes ont échoué dans les grandes largeurs. En 1973, presque toutes les communautés ont soit disparu, soit été dissoutes. Au cours des années 1970 et au début des années 1980, la plupart des gens qui ont vécu dans les communautés se trouvent toujours autour de la baie de San Francisco. Et tout autour d’eux, le monde de la technologie est en ébullition. Ils ont besoin de travail, donc nombre d’entre eux commencent à travailler dans l’univers de la technologie. Les gens ayant des liens avec le mouvement communautariste (en particulier Steward Brand, ainsi que ceux qui ont été liés au magazine Whole Earth Catalog) commencent à repenser les ordinateurs comme des outils de transformation de la contre-culture qui n’avait pas fonctionné dans les années 1960. Steward Brand baptise les ordinateurs « le nouveau Lsd », le fantasme étant qu’ils soient des moyens de modifier la conscience, et que désormais on soit en mesure de faire avec l’ordinateur ce que l’on n’avait pas pu faire avec le Lsd et les communautés. On serait enfin en mesure de relier les gens au moyen de systèmes en ligne et de construire de nouvelles infrastructures autour d’eux.

Quant à savoir si cette tradition techno-utopique est aussi ancrée dans l’industrie technologique aujourd’hui qu’elle ne l’a été par le passé, cela varie selon l’entreprise. À certains égards, Apple est très cynique. La marque commercialise sans arrêt des idées utopiques. Elle commercialise ses produits comme étant des outils de transformation utopique et ce, dans un esprit de contre-culture. Dès la naissance de l’entreprise, Apple a repris toute une série d’emblèmes de la contre-culture. Dans d’autres entreprises, en revanche, c’est sincère. J’ai récemment passé beaucoup de temps chez Facebook, et ils veulent sincèrement construire ce que Mark Zuckerberg appelle un monde plus connecté. Je ne saurais pas dire si leurs pratiques correspondent à leurs convictions. Il y a environ une dizaine d’années, j’ai passé beaucoup de temps chez Google. Ce que j’y ai observé est une boucle intéressante. Celle-ci commençait par : « Ne soyez pas malveillants. » La question se posait alors de savoir : « D’accord, qu’est-ce qui est bien? » L’information donne aux individus des moyens pour agir, elle les autonomise. Il est donc bon de fournir de l’information. Qui fournit cette information ? Ah d’accord, c’est Google qui la fournit. Donc vous vous retrouvez avec cette boucle, où ce qui est bon pour les individus est bon pour Google, et vice versa. C’est un espace difficile à vivre. L’élan pour sauver le monde est tout à fait sincère, mais les gens ont tendance à confondre cet élan avec celui qui consiste à faire le bien de l’entreprise. C’est une vieille tradition protestante.

Dans les années 1990, l’idéologie selon laquelle la technologie était une force bienveillante jouissait d’un pouvoir de séduction assez généralisé. Je pense au battage médiatique autour de la «  nouvelle économie  ». Aujourd’hui, on parle davantage du côté obscur de la technologie : surveillance, fouille de données, reconnaissance faciale, «  fake news  »,  etc. Comment expliquez-vous cette plus grande opposition au courant utopique initial ?

On peut faire un lien direct avec les révélations de l’affaire Snowden. Depuis quinze ans, j’enseigne un cours intitulé «  Les médias numériques dans la société  ». Lorsque j’ai commencé, en 2003, mes étudiants disaient toujours : « Ah, Turner… il est tellement pessimiste! Le cours serait bien meilleur si on ne faisait que lire le site Internet d’Apple. » Maintenant c’est plutôt : « Ah, Turner… il est tellement optimiste! C’est quoi son problème? » L’affaire Snowden a marqué un tournant. Pour ce qui est de la conversation publique, elle marque le moment où les gens ont pris conscience de la surveillance et ont commencé à la voir comme un problème. Dans la Silicon Valley, c’est en partie une stratégie marketing. C’est une opération politique de première importance. Si la Valley arrive à convaincre Washington qu’elle est le berceau de l’avenir et que ses dirigeants voient ce que ceux de la vieille et étouffante capitale ne peuvent pas voir, alors ces dirigeants peuvent aussi plaider en faveur de la dérégulation. Pourquoi fixer des contraintes à l’avenir ? Qui veut faire ça ? Revendiquer le terrain de l’avenir utopique est une revendication tactique.

Lorsqu’il s’agit de savoir quels contenus autoriser sur leurs plateformes, il semblerait que les entreprises de la technologie préfèrent aussi la dérégulation et le laisser-faire : leur choix par défaut consiste à ne pas interférer avec ce que les gens publient. D’où vient cette attitude ?

Ce laisser-faire est ancré dans la culture de l’ingénierie et cette attitude est récompensée par le commerce. Certains y voient une décision commerciale très calculatrice. La culture de l’ingénierie consiste à fabriquer le produit. Pour un ingénieur, si vous fabriquez quelque chose qui fonctionne, vous avez rempli votre mandat éthique. C’est à d’autres qu’il incombe de comprendre la mission sociale de votre projet, comme les paroles célèbres de la chanson de Tom Lehrer : « Une fois que les fusées sont lancées, qui se soucie de savoir où elles retombent? » Les ingénieurs de Facebook et d’autres entreprises ont été quelque peu déconcertés quand on leur a dit que les systèmes qu’ils ont conçus (qui, de toute évidence, marchent très bien, et dont l’efficacité se mesure par les profits générés, de telle façon que tout semble éthique et « bon » au sens de Google) corrompent la sphère publique. Et qu’ils ne sont pas simplement des ingénieurs qui construisent des nouvelles infrastructures, mais des professionnels des médias.

Il y a plusieurs années de ça, j’ai passé beaucoup de temps avec des ingénieurs de Google qui avaient eu des liens avec le journalisme. Dans le domaine du contrôle et de la gestion de l’information, ils avaient un discours solide. Mais lorsque la conversation basculait sur les actualités, ils n’avaient pas la moindre idée. Les actualités, c’était autre chose. Les entreprises d’ingénierie qui sont en fait des entreprises de médias, comme Facebook, ont le plus grand mal à élaborer les nouveaux cadres éthiques avec lesquels ils pourraient traiter l’expérience qu’ils traversent. Je leur accorde le bénéfice du doute. Ils tentent d’appliquer ce qu’ils connaissent vraiment : les cadres éthiques de l’ingénierie. Et ils sont objectivement déconcertés quand ça ne marche pas. Les ingénieurs tentent de faire de la politique en changeant l’infrastructure. Ils la modifient légèrement. C’est un peu comme si un citoyen de la Rome antique cherchait à modifier le débat public en reconfigurant le Forum. Le monde de l’ingénierie ne sait pas comment intervenir dans un débat qui n’est pas infrastructurel.

Dans votre livre De la contre-culture à la cyber-culture, vous aviez une certaine estime pour l’héritage de Steward Brand, Norbert Wiener et d’autres[1]. Mais aujourd’hui, les grandes entreprises ont fait de la techno-utopie une arme pour vendre leurs produits et réaliser leurs ambitions. Y a-t-il un espoir pour la techno-utopie ? Peut-on récupérer une partie de sa vision originelle ?

Tout utopisme a tendance à être un système totalisant. Il promet une solution globale à des problèmes qui sont toujours partiels. De mon point de vue, le problème n’est pas l’aspect technologique de la techno-­utopie, mais l’aspect utopique. Aucune approche globale ne peut fonctionner. Ce que je recommanderais n’est pas que nous abandonnions la technologie, mais plutôt que nous la traitions comme étant une partie intégrante de notre monde et que nous la prenions en compte comme on prend en compte le réseau routier, l’architecture dans la construction de nos bâtiments ou la façon dont nous organisons nos hôpitaux. Les technologies que nous avons développées sont des infrastructures. Nous n’avons pas encore les mots pour exprimer l’infrastructure en termes politiques. Les gens associent encore trop de pouvoirs magiques aux appareils ; ils ne sont pas encore prêts à les considérer comme quelque chose de banal ou d’ordinaire, comme l’est le bitume par exemple. Mais nous devons penser à ces objets en termes ordinaires. Et nous devons élaborer des cadres institutionnels permettant de réfléchir à la manière dont nous voulons légiférer sur la circulation. Dans la mesure où les technologies permettent de nouvelles collaborations et de nouvelles communautés, alors tant mieux. Mais leur fonctionnement mérite réflexion. Dans l’ensemble, l’utopie n’est pas une approche bénéfique. L’optimisme est bénéfique, mais peut être partiel : il permet la détresse et la consternation, comme il permet la différence.

L’expression de « politiques de l’infrastructure » veut dire plusieurs choses différentes. Elle implique de reconnaître que tout environnement construit, que ce soit en bitume, en béton ou en code, a des effets politiques. J’ai plaisanté plus tôt en parlant de reconfigurer le Forum. Je n’aurai peut-être pas dû plaisanter autant, parce que le fait que le Forum avait une forme arrondie encourageait un certain type de débat. Imaginez un auditorium dans lequel quelqu’un est assis sur une scène et le public observe, par opposition à une réunion Quaker dans laquelle tout le monde est assis en cercle. C’est très différent. Par conséquent, la structure est importante. La conception est absolument essentielle. La conception est le procédé par lequel les politiques d’un monde deviennent les contraintes d’un autre. Comment ces contraintes sont-elles élaborées ? Quelles en sont les conséquences sur la vie politique ? Étudier les politiques de l’infrastructure, c’est étudier les idées politiques qui sont intégrées au processus de conception, ainsi que les répercussions de l’infrastructure sur les options politiques des communautés qui la mettent en œuvre.

La frontière électronique

Quelles sont les pratiques sociales et les institutions culturelles qui appartiennent à l’industrie technologique et qui prennent vie au festival Burning Man[2] ? Burning Man est-il un moyen de réaliser la promesse faite par la Silicon Valley, mais qu’elle ne remplit pas ?

Je n’y retournerai jamais. Burning Man est au monde de la technologie ce que l’Église protestante du xixe siècle était à l’usine. Au xixe siècle, si vous viviez dans une petite ville industrielle, vous travailliez six jours par semaine. Le dimanche, vous alliez à l’église. Les dirigeants étaient assis aux premiers rangs, les patrons intermédiaires juste derrière eux et les ouvriers au fond : c’était une véritable répétition de l’organisation de l’usine. On affichait, dans l’église, comment on orientait sa force de travail pour la gloire de Dieu. À Burning Man, on répète un travail collaboratif sur un projet. Il y a un flot d’ingénieurs qui viennent de la Silicon Valley. Ils y agissent conformément aux structures sociales dont dépend l’ingénierie de la Valley. Mais ils peuvent y faire quelque chose de différent : ils peuvent s’approprier le projet. Ils peuvent vivre un processus total avec une équipe qu’ils auront eux-mêmes choisie. Dans le désert, et curieusement dans des conditions idéales, ils peuvent faire ce que l’entreprise promet mais ne délivre jamais. La promesse utopique de la Valley est la suivante : « Venez ici, et construisez-y l’avenir avec d’autres individus partageant les mêmes idées. Immergez-vous dans le projet et ressortez-en en ayant sauvé l’avenir. » Voyez-vous, à Burning Man, vous pouvez véritablement le faire. Vous choisissez votre équipe, vous construisez une œuvre d’art et les gens l’admirent ; vous vous trouvez dans une communauté qui se décrit elle-même comme étant une communauté utopique, et qui, au moins pour ce temps, crée un futur alternatif.

Burning Man est la reproduction exacte de l’idéal puritain. Que voulaient les puritains ? Lorsqu’ils sont venus en Amérique, ils s’imaginaient être sous le contrôle de Dieu. Ils imaginaient construire une cité sur la colline. « Le monde entier nous regarde », disait John Winthrop. Quand je suis allé à Burning Man, voici ce qui m’a frappé : j’étais dans le désert, le désert d’Israël, de la Bible, sous le regard des cieux, et tout ce que j’y fais doit être utile et avoir un sens. C’est une idée protestante, une idée technologique et une idée communautaire. Tous ces éléments convergent à Burning Man, et c’est l’une des raisons pour lesquelles l’endroit me fascine. Bien sûr, Burning Man a beaucoup d’aspects problématiques qui me perturbent. Cependant, j’ai eu un «  moment  », lors de ma première visite, quand je me suis enfoncé un peu plus de deux kilomètres dans le désert ; quand je me suis retourné pour regarder la ville, il y avait un écriteau qui ressemblait à panneau de station-service. Il pivotait, comme le font souvent ces panneaux. Ça aurait pu être un panneau de n’importe quelle compagnie pétrolière, mais c’était un gigantesque cœur rose. Le temps d’un instant, j’ai pu imaginer que ma banlieue, là-bas dans la Silicon Valley, était dirigée par l’amour. C’est une illusion répandue à Burning Man. Et je la chéris. Au milieu de tout le reste, elle m’a rendu fou.

Dans votre livre, vous évoquez John Perry Barlow, Kevin Kelly et d’autres qui ont popularisé l’idée d’Internet comme une « frontière électronique ». Est-elle désormais fermée ?

Cette métaphore ne vient pas de l’histoire profonde de l’Amérique, mais très précisément de l’époque Kennedy. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique passe du statut d’un pays de sous-division, qui n’a même pas encore de système autoroutier consolidé, à un celui d’un endroit où il y a suffisamment d’abondance, d’argent et de technologie pour faire traverser tout le pays à des hippies en Combi Volks­wagen pour tourner un film pendant deux ans. C’est une formidable transformation. D’un point de vue industriel et intellectuel, certains comme John F. Kennedy commencent à parler de « nouvelle frontière » (New Frontier). Ils font la promotion de l’idée selon laquelle l’espace sera la nouvelle frontière. Alors, le monde de la technologie, en particulier, va s’en préoccuper. Les gens des années 1990 sont les enfants de ce monde-là.

Un des grands mythes de la contre-culture est qu’elle n’était pas impliquée dans le complexe militaro-industriel. C’est vrai de la nouvelle gauche, mais les néo-communautaristes étaient impliqués de manière importante dans la cybernétique. Ils avaient profondément adhéré à l’espoir que le Lsd les aiderait à franchir de nouvelles frontières psychologiques et à construire de nouvelles frontières sociales.

Aujourd’hui, la rhétorique américaine de la nouvelle frontière a disparu. Trump et son « make America great again » rétrograde, macho, et pseudo-fasciste font que plus personne ne pense être en train de vivre dans la frontière. En revanche, dans le monde de la technologie, il y en a encore qui sont micro-dosés au Lsd, qui expérimentent les relations poly-­amoureuses, qui recherchent la rencontre des modifications de conscience avec les nouvelles structures sociales. Et ces univers sont encore très étroitement liés à l’héritage de la contre-culture. Ainsi, même si le langage de la nouvelle frontière a disparu et que la frontière elle-même a été fermée par la surveillance et le commerce, les gens qui travaillent dans le domaine de la technologie continuent d’envisager leur vie comme des pionniers.

Il y a toujours eu un noyau libertaire dans la tradition techno--utopique. Pensez-vous que de nouveaux espaces politiques se soient ouverts dans l’industrie ?

Le Silicon Valley Index est une merveilleuse étude démographique, faite sur ces quinze dernières années, qui tend à démontrer que les politiques de la Valley sont restées constantes. La région a été, dans son ensemble et de manière constante, démocrate, libérale, et plutôt de gauche. Mais les personnes qui suscitent le plus d’attention dans la Valley sont les grands Pdg. La perception de la Valley comme étant un espace libertaire résulte en réalité d’une combinaison de croyances libertaires réelles de personnes comme Peter Thiel, et d’une célébration des idéaux libertaires par une certaine presse de la côte est qui cherche à promouvoir des inventeurs, comme Steve Jobs, pour rajeunir le mythe du héros américain. Cependant, pour fabriquer ces héros, les journalistes font abstraction du contexte qui les a produits. Ils ne peuvent raconter une histoire ni contextuelle, ni structurelle. Dans leurs histoires, les héros ressemblent à des solitaires qui rejettent le monde pour se conformer à l’idéal libertaire d’un roman d’Ayn Rand. Par conséquent, il s’agit d’une collaboration autour d’un mythe, entre des dirigeants actuels de la technologie et de la presse. Elon Musk en est l’exemple classique.

Le premier article d’actualité que j’ai écrit quand j’étais journaliste concernait un type qui exploitait des veuves jusqu’à ce qu’elles lui cèdent leur maison. Mon travail consistait à déterminer comment il s’y prenait. Alors j’ai passé une après-midi entière avec lui. Il était parfaitement charmant. Il ne m’a pas menti et m’a expliqué exactement comment il faisait. J’ai rapporté l’histoire et j’ai reçu deux types de courriers. Le premier type disait : « Vous avez enfin révélé ce salopard au grand jour. » Le second type de courriers était rédigé par ses amis. J’étais persuadé qu’ils me détesteraient, mais ils me disaient : « Vous avez enfin révélé au monde à quel point c’est un formidable homme d’affaires. » Tandis que nous essayons de comprendre la Silicon Valley, il est important de prendre un peu de recul et de chercher à en voir les deux facettes. Cela peut être difficile si vous avez des intérêts dans le débat, mais cela vous laisse plus de place pour voir le monde dans sa totalité.

La domination des Pdg dans les médias n’est-elle pas liée aux clauses de confidentialité, qui rendent très difficile à un employé de base d’avoir une parole publique ?

Un des aspects ironiques de la Valley est que ces clauses de confidentialité empêchent que soient transmises des histoires de la Valley à Washington, New York, Boston ou ailleurs. Mais au sein de la Valley, tout le monde se connaît plus ou moins bien, alors ces accords ne sont pas appliqués.

La naissance du brogrammer[3]

Pourquoi l’industrie de la technologie valorise-t-elle autant la jeunesse ?

À ses débuts, lorsque l’industrie était financée par le gouvernement, la Silicon Valley n’était pas jeune et on y trouvait de gros sous-traitants militaires comme Texas Instruments. Dans les années 1970, presque chaque puce fabriquée était mise dans un missile Polaris. La culture de la start-up et le travail fondé sur des projets que nous connaissons aujourd’hui ne remontent qu’aux années 1980. C’est à partir de ce moment qu’on a misé sur des personnes capables de travailler quatre-vingt-dix heures par semaine, sans enfants, et avec des formations techniques de pointe reçues à Stanford, Berkeley, Carnegie Mellon ou Harvard. Aujourd’hui, la discrimination fondée sur l’âge est un élément incontournable dans la Valley. Mais les gens n’y passent pas toute leur vie. Ils s’y installent et en repartent. Environ 40 % de ses habitants actuels ne sont pas nés aux États-Unis. Ils viennent s’y installer pour une dizaine d’années, puis retournent dans leur pays d’origine pour y monter leur entreprise. C’est une sorte d’endroit pour migrants de long terme.

Notre société a tendance à autoriser les plus jeunes à faire certains types d’expérimentations, celles-ci étant également très utiles pour le monde de la technologie. Ainsi, par exemple, on donne à nos jeunes la permission de ne pas se marier ou de ne pas avoir d’enfants jusqu’à ce qu’ils aient environ trente-cinq ans. Cela laisse du temps pour vivre dans des dortoirs, essayer des choses que ma grand-mère aurait considérées comme des échecs. Ma grand-mère voulait être mariée avant ses vingt-sept ans, et s’y était en quelque sorte engagée. Elle voulait de la stabilité, acheter une maison, voir grandir sa famille. Si votre vision de la vie comprend un long hiatus lors de vos vingt ans, c’est une aubaine pour les entreprises de technologie. Si vous restez toute la nuit chez Google, c’est une aubaine pour Google. Ils peuvent vous fournir le coiffeur, le restaurant. Vous pouvez mener votre vie amoureuse dans l’entreprise, et même avoir des partenaires multiples, à condition cependant que vous soyez très flexible, et que vous fassiez preuve d’engagement envers l’entreprise.

Qu’en est-il du sexisme et du harcèlement sexuel qui règnent dans l’industrie de la technologie ?

Tout environnement professionnel dans lequel des hommes très puissants ont un contrôle d’accès au style de vie que les jeunes femmes recherchent favorise la prédation. Ce qui est spécifique à l’univers de la technologie, c’est le fantasme.

La carrière des hommes de la technologie consiste à concevoir des machines qui fonctionnent. Leur perception du monde dans son ensemble est parfois le reflet de ce mode opératoire et renforce leur sentiment de contrôle. Dans un tel monde, celui qui incarne le rôle d’un gardien ayant beaucoup de pouvoir pourrait s’imaginer qu’une jeune femme se manipule comme un bouton d’ordinateur, que cette femme fait partie d’un système qu’il peut contrôler et traiter, qu’il peut allumer une femme, dans le sens mécanique du terme, comme il allume son ordinateur.

J’ai une « théorie de poche » que je n’ai pas creusée et que je suis incapable de prouver : selon les époques, on se concentre sur différentes municipalités. À la fin du xixe siècle, c’était le New York d’Edith Wharton et, peut-être un peu plus tard, le Chicago de Theodore Dreiser. Le Chicago de Dreiser s’est muté en un endroit où les gens réfléchissaient aux conséquences de l’essor industriel. Toutes sortes de choses qui n’étaient pas propres à Chicago, comme par exemple l’immigration, y sont devenues des sujets auxquels les gens pensaient.

Actuellement, la Silicon Valley est l’endroit où l’on réfléchit aux questions liées au genre et à la sexualité. La façon dont les gens vivent la sexualité a énormément changé avec l’arrivée des nouveaux médias. Ma femme et moi sommes mariés depuis un peu plus de trente ans. Lorsque nous nous faisions la cour, nous nous écrivions de jolies lettres manuscrites sur du beau papier bleu, et elles étaient expédiées par courrier longue distance. Nous les attendions des semaines. Le moindre espace de la page était rempli. Aujourd’hui, on communique par FaceTime. La gratification n’est pas différée. La romance avec laquelle j’ai grandi prenait du temps. Il fallait réfréner ses désirs. Il fallait penser à une personne autre que soi. Une des choses les plus érotiques qu’on puisse faire avec une personne est de penser à elle, non ? Dans un monde où vous pouvez appuyer sur un bouton pour voir apparaître le visage de la personne aimée, c’est bien différent. L’éventualité d’une sexualité commandée par bouton-poussoir est très présente dans la Valley.

Avez-vous des conclusions à ajouter sur l’héritage de la contre-culture dans la technologie ?

Un des héritages de la contre-culture, plus particulièrement à gauche, est l’idée selon laquelle l’expression est action. Cette idée hante ceux d’entre nous qui sont à gauche depuis longtemps. Mais l’une des raisons pour lesquelles le Tea Party est arrivé au pouvoir est qu’il s’est organisé: il a bâti des institutions. Ainsi, le défi pour ceux d’entre nous qui veulent un monde différent n’est pas d’avoir simplement foi dans le fait que cette diversité d’expression que permet Internet est la clé de la liberté. Il nous faut plutôt rechercher une liberté qui mobilise des gens qui sont différents de nous. Une liberté qui bâtit des institutions apportant un soutien à ces gens pas comme nous, pas uniquement ceux qui contribuent à satisfaire nos désirs de trouver de nouveaux partenaires ou de construire de meilleurs micro-mondes. Les néo-communautaristes croyaient que le politique avait lieu dans le micro-monde. Ils pensaient que si on pouvait simplement créer un micro-monde qui soit meilleur, on pourrait vivre par l’exemple, et créer un monde qui soit meilleur dans son ensemble. Je pense que c’est une erreur. Notre défi est de construire un monde qui assume la responsabilité des individus qui ne nous ressemblent pas. C’est un défi que nous ne relèverons ni en améliorant nos capacités expressives, ni en améliorant les technologies de connexion expressive.

Propos recueillis par Moira Weigel et traduits par Alexandra Lalo

 

[1] - Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyber-culture. Steward Brand, un homme d’influence [2006], trad. par Laurent Vannini, préface de Dominique Cardon, Caen, C&F, 2013.

[2] - Fred Turner, “Burning Man at Google: a cultural infrastructure for media production”, New Media Society, vol. 11, n° 1-2, 2009.

[3] - Jeu de mot entre bro (de brother, «  frère  ») – qui signifie, aux États-Unis, un jeune qui ne pense qu’au sport, aux filles et à boire – et programmer, «  programmateur informatique  ».

Fred Turner

Professeur en sciences de la communication à l’université de Stanford, il a récemment publié Le Cercle démocratique (C&F, 2016).

Dans le même numéro

L’idéologie de la Silicon Valley

Loin d’être neutres, les entreprises technologiques de la Silicon Valley portent un véritable projet politique. Pour les auteurs de ce dossier, coordonné par Emmanuel Alloa et Jean-Baptiste Soufron, il consiste en une réinterprétation de l’idéal égalitaire, qui fait abstraction des singularités et produit de nouvelles formes d’exclusions. Ce projet favorise un capitalisme de la surveillance et son armée de travailleurs flexibles. À lire aussi dans ce numéro : perspectives, faux-semblants et idées reçues sur l’Europe, le génocide interminable des Tutsi du Rwanda et un entretien avec Joël Pommerat.