
La liberté dans la discipline
Entretien avec Germaine Acogny
Dans le cadre de l’exposition Le modèle noir de Géricault à Matisse au musée d’Orsay, Germaine Acogny était de passage à Paris pour présenter Mon élue noire, deuxième chapitre de la collection Sacre(s) du printemps d’Olivier Dubois sur la partition de Stravinsky. Elle y met en mouvements, avec grâce et puissance, ces mots de Césaire, tirés de son Discours sur le colonialisme (1955) : « Ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces maisons brûlées, ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au tranchant du glaive, on ne s’en débarrassera pas à si bon compte. »
Votre livre, Danse africaine (1980), ainsi que les écoles de danse que vous avez dirigées, Mudra Afrique entre 1977 et 1982, puis l’École des Sables depuis 1992, reprennent les principes de la politique culturelle de Senghor, l’enracinement et -l’ouverture. Ne vivons-nous pas à une époque de déracinement et de fermeture ?
Notre époque est une époque de fermeture sur soi. Il y a des divisions, des frontières entre nous, et je pense que les temps sont très difficiles. Notre époque ne comprend pas l’immigration, alors qu’elle a toujours existé et continuera d’exister. Chaque peuple a émigré, au moment où il n’avait plus de quoi vivre. Je pense qu’il faut se donner la main, entre peuples : si un peuple meurt, les autres aussi. Tous les peuples sont faits pour s’entraider : le principe d’entraide existe depuis la nuit des temps.
Je suis né au Bénin, j’ai grandi au Sénégal, je suis africaine. Mon mari Helmut Vogt est né à Francfort, et il a beaucoup voyagé, il est européen. L’École des Sables, que nous avons fondée ensemble, est une création entre une Africaine et un Européen qui gardent leur spécificité : on peut faire de très belles choses quand on respecte la culture des autres. Dans cette école, les Africains sont unis par la danse, ce que les politiques n’ont pas réussi à faire. L’Afrique est unie par la danse. Et plus encore, le monde est uni par la danse : nous assurons la formation des danseurs africains, mais aussi du monde entier. Quand les danseurs se retrouvent, on demande aux membres de chaque continent ce qu’ils peuvent apprendre aux autres. Une année, les Européens ont appris le French Cancan aux autres ; une Japonaise, qui connaissait peu sa tradition, a appris aux autres à faire un haïku dansé. En réfléchissant à ce qu’ils peuvent apporter aux autres, les danseurs retrouvent ensuite leurs identités multiples et les acceptent. Je me souviens d’une jeune Hollandaise, d’origine colombienne : elle a retrouvé ses racines en venant dans notre école, elle était heureuse !
J’adore manger : de la cuisine chinoise, japonaise, sénégalaise, camerounaise, allemande, française… Je digère tout cela, mais je reste qui je suis. Je prends des influences d’ailleurs pour faire des choses personnelles. Ma technique est fondée sur la colonne vertébrale, l’arbre de vie. Le fromager, comparable au chêne, est un arbre bien enraciné, qui prend des influences dans son environnement, mais qui reste lui-même. Toutes les personnes qui apprennent ma technique restent eux-mêmes. Tous les mouvements découlent de la colonne vertébrale, les ondulations, les contractions, les trémulations, les pas latéraux, etc. : certains pas sont fondamentaux, mais on peut les agrémenter de touches personnelles. La spécificité de ma technique est jubilatoire parce qu’elle rend le corps libre.
Votre attachement à la danse classique européenne, via Maurice Béjart, implique une grande discipline pour vos élèves. Il semble que l’on soit passé d’une logique de la discipline à une logique de la singularité[1]. Les créateurs contemporains sont-ils plus occupés à se faire reconnaître comme créateurs originaux que comme représentants de la culture africaine ?
Je ne suis pas un guide. Je suis pour la discipline dans la liberté. L’École des Sables est une école de la vie, c’est la forêt sacrée des temps modernes. Nos élèves développent leur technique personnelle, mais il ne faut pas oublier d’où l’on vient. Picasso et Modigliani ont été influencés par des éléments extérieurs à leur culture, mais sont restés enracinés ! Il ne faut pas mentir aux Africains, en leur disant qu’ils sont des créateurs purs, qu’ils viennent de nulle part. La jeunesse doit continuer à dialoguer avec les anciens. Chacun est libre de choisir sa voie : j’ai choisi la voie de la discipline, celle de l’ancrage en Afrique, tout en aspirant à l’universel. Je suis mon premier adversaire. Je suis là, je m’élève, je m’élève plus haut.
Dans un entretien, vous avez parlé d’une « prière du matin ». Est-ce que vous la faites encore ? Pourquoi cette prière est-elle importante ? Et dans un texte publié en 1988 sur « La danse africaine », vous évoquez la danse traditionnelle comme une sorte de prière. Vous évoquez également votre grand-mère qui, chaque matin, « balayait la cour et allait chercher l’eau à la rivière ». La danse est-elle une prière ? Dans quelle mesure le monde invisible a-t-il encore une place aujourd’hui ?
Gacirah Diagne a découvert la danse à l’âge de six ans dans ma première école, fondée à Dakar en 1968. Après avoir travaillé aux États-Unis, elle est rentrée au Sénégal et dirige désormais le festival Kaay Fecc (« Viens danser » en wolof). Elle organise aussi des battles de danses urbaines. À l’occasion de la célébration du décès de Maurice Béjart, elle a créé une danse-prière que je trouve magnifique et que je danse tous les jours, où que je sois.
Quand Helmut et moi avons décidé de créer l’école, je travaillais avec le ballet municipal de São Paulo. J’ai créé la danse Z, pour Zombie, un nègre-marron révolté, sur la musique de Gilberto Gil. Cette création leur a permis de faire le tour du monde, parce qu’elle relevait d’une identité africaine. Au Brésil, j’ai rêvé qu’il fallait affirmer notre intention de fonder l’École des Sables. En 1992, nous avons posé la première pierre à Toubab Dialo. Nous avons envoyé 6 000 invitations, en demandant aux personnes qui ne pouvaient pas faire le déplacement de prier pour nous à une certaine heure de la journée. Ils l’ont fait dans le monde entier !
Sur la pierre triangulaire qu’Helmut avait trouvée, nous avons versé du lait caillé pour les musulmans, de l’eau pour les animistes et du vin blanc pour les chrétiens. Le prêtre a fait un discours, l’imam a prié, et Jacqueline Lemoine a fait une cérémonie animiste. Rfi et la télévision nationale ont enregistré la cérémonie. Les gens étaient heureux : « Tu nous as honorés et tu as honoré nos traditions », m’ont-ils confié.
La première religion en Afrique, c’est l’animisme : tout a une âme, les arbres, les pierres… Pour nous, il y a un Dieu, mais tellement loin de nous que nous sommes obligés de passer par toutes les choses du monde pour communiquer avec lui. La prière, pour moi, est une grande force. Si l’École des Sables continue à exister, c’est parce que les élèves prient. Elle continue aussi à exister grâce aux dons. En aidant les autres, on s’aide soi-même.
La pratique du sabar au Sénégal est parfois décrite comme un espace privilégié pour les femmes. La danse est-elle un vecteur d’émancipation pour les femmes ?
Il faut rappeler qu’auparavant, les hommes et les femmes dansaient le sabar. Ce n’était pas une expression spécifiquement féminine ! Mais petit à petit, la danse a été perçue comme quelque chose de dégradant pour les hommes. Puis, quand la danse est devenue un métier, les hommes ont été plus nombreux à danser. Mais les femmes rattrapent leur retard. Aujourd’hui, à part les danseurs professionnels, les hommes ne dansent presque plus dans les fêtes traditionnelles, organisées à l’occasion des baptêmes ou mariages au son des tam-tams ! C’est triste, c’est la fin d’un temps. Les aptitudes diffèrent entre les hommes et les femmes. Je suis incapable de faire certaines choses que les hommes font. Mais tout de même, avec de la technique, les femmes peuvent faire beaucoup de choses. Je suis heureuse d’être une femme, je peux jouer sur les deux tableaux.
Mon élue noire évoque les crimes de la colonisation. Dans quelle mesure donnez-vous une dimension politique à vos spectacles ?
L’Afrique n’a jamais parlé. Ce sont toujours les autres, les mass media, qui parlent de l’Afrique. J’ai décidé de faire une création autour du butô, et j’ai eu la chance d’être invitée au Japon et de voir Koto Yamazaki au travail. Il est venu au Sénégal, nous avons travaillé ensemble. Nous avons réussi à créer quelque chose de magnifique sur le génocide des Tutsi du Rwanda, qui n’a pas eu un grand succès en France…
Quand Olivier Dubois a été nommé au Ballet du Nord à Roubaix, il voulait engager une collaboration avec des chorégraphes africains. Il m’a demandé si je voulais être « son élue noire ». C’était touchant pour moi, car trente-cinq ans auparavant, Maurice Béjart m’avait demandé d’être la sienne, mais cela n’avait pas abouti. J’ai eu l’impression que l’histoire me rattrapait. Et ce spectacle est fondé sur la colonisation, j’y récite des textes d’Aimé Césaire.
[1] - Voir Sylvia Faure, Apprendre par corps. Socio-anthropologie des techniques de danse, Paris, La Dispute, 2000.