
Les nouveaux enfants terribles
Dans les années 1960, le Nouvel Hollywood prend acte de la crise de transmission. Aujourd’hui, le cinéma s’attaque à la vacuité existentielle d’une jeunesse pourrie par le monde néo-libéral.
La parabole du fils prodigue fut longtemps un mythe structurant du passage de témoin initiatique entre les générations. Dans maints films des années 1950-1960, des frères ennemis se disputent la reconnaissance du père. Le « mauvais » fils, en rupture de ban, rejette un temps l’héritage familial, pourfend toute tradition, refuse avec perte et fracas un destin écrit d’avance, avant d’être réintégré dans la lignée (Le Plus Sauvage d’entre tous, 1963, Martin Ritt). Les dysfonctionnements familiaux y sont ritualisés et momentanés : après la révolte viennent la réconciliation et l’inclusion dans le clan. Cependant, dès 1955, La Fureur de vivre propose le parcours tourmenté d’un « rebelle sans cause[1] ». Nicholas Ray dépeint une jeunesse en perte de repères, aux parents autoritaires, démissionnaires ou absents, inaptes à canaliser les excès propres à cet âge de transition. Jim Stark (James Dean) aspire à « devenir un homme » face à un père en tablier, soumis et balbutiant, incapable de l’accompagner sur cette voie. Dans le modèle encore classique de la famille d’avant la fin des sixties et l’avènement de la contre-culture, le cinéma explore les reliquats d’une société fondée sur des structures patriarcales vieillissantes, prêtes à exploser.
De l’héritage à la rébellion
Les mouvements contestataires et la libération sexuelle font voler en éclats les institutions familiales pour mettre en avant les revendications d’une jeunesse éprise d’utopie et de liberté. Si l’aspiration à l’émancipation engendre momentanément des rites de passage collectifs (concert de Woodstock) et/ou militants (pour les droits des minorités), le Nouvel Hollywood prend acte de la crise aiguë de la transmission. Le passage de relai entre des générations désormais aux antipodes semble impossible. Le Lauréat (1967) de Mike Nichols épingle les valeurs individualistes et consuméristes que des parents veulent imposer à leur descendance. La fragilité physique de Dustin Hoffman tranche avec la force conquérante des héros du passé. Destiné à épouser les codes bourgeois d’une belle carrière et du pavillon de banlieue, le jeune diplômé est emprisonné dans des cadrages oppressants. À une époque où la contre-culture a remis en cause tous les modèles, comment négocier le passage à l’âge adulte ? Si les carcans sont en partie brisés, la jeunesse se trouve livrée à elle-même, jetée dans un avenir indéterminé. À la fin du film, Benjamin enlève Elaine à sa cérémonie de mariage convenue pour s’enfuir avec elle. Après les rires de joie liés à la transgression, les visages des jeunes gens se rembrunissent, murés dans le cadre de la fenêtre du bus qui les emmène vers une destinée inconnue, au son de The Sound of Silence de Simon et Garfunkel.
La désillusion fut brutale dans le sillage de la guerre du Vietnam ou du scandale du Watergate. Ice Storm (1997) d’Ang Lee jette d’ailleurs un sombre regard rétrospectif sur « la gueule de bois des années 1960[2] ». Dans une petite ville truffée de villas modernes et kitsch, sont portés à leur comble le vide existentiel, la frustration sexuelle et la démission parentale. Les adolescents délaissés font l’expérience du monde en réinventant des rituels amoureux et sexuels maladroitement copiés sur ceux de leurs géniteurs infantiles. Dans la France d’après Mai 68, Les Valseuses (1974) de Bertrand Blier fait figure d’étendard d’une révolte libératrice. Non seulement ce « film de potes » amoral, symbole d’une jeunesse en rupture de ban, promeut une nouvelle génération d’acteurs (avec Patrick Dewaere en porte-drapeau), mais il casse encore tous les codes de représentation traditionnels. Ces êtres paumés, grossiers et délinquants par ennui envoient valdinguer les valeurs conformistes et se perdent dans une fuite en avant à la fois subversive, poétique et mortifère.
Dans les années 1980 et 1990, la rébellion de la jeunesse enfle dans les teen movies, genre qui creuse par essence les rapports intergénérationnels. Ils mettent en scène des rituels de passage inédits, perpétrés de manière horizontale entre adolescents, loin de tout contrôle hiérarchique. Breakfast Club (1985, John Hugues) enferme dans une salle de classe des lycéens en retenue. En l’absence des parents, ombres effacées qui servent de repoussoirs, ils discutent librement d’amour, de sexe et d’avenir. Pump Up the Volume (1990) d’Allan Moyle analyse le détournement des moyens de communication émergents par des ados en quête d’indépendance. Non maîtrisées par les générations précédentes, les ondes radiophoniques deviennent la métaphore d’une tentative labile d’échapper aux figures d’autorité (proviseur, policiers, parents). Le garage familial investi par le jeune Harry (Christian Slater), élève irréprochable le jour, est converti en siège d’une émission de radio pirate la nuit. Cette voix rageuse et cynique se propage dans les chambres de ses congénères et les incite à refuser les diktats parentaux. Ce mouvement de révolte semble en revanche totalement perdu dans quantité d’œuvres ultérieures qui, à partir des années 2000, scrutent l’empêchement de toute transmission et l’évanouissement des adultes.
Mise à mort de la transmission
La famille contemporaine est fréquemment monoparentale ou recomposée, creuset de dysfonctionnements nouveaux affectant des adolescents en mal de stabilité et de repères. La question du divorce émerge en même temps que croissent les mariages brisés. Dans Kramer contre Kramer (1979, Robert Benton), Dustin Hoffman se bat pour la garde de son fils après que la mère a déserté le domicile familial. Les adolescents de La Boom (1980, Claude Pinoteau) tirent parti des crises conjugales pour faire les quatre cents coups. Trente ans plus tard, dans LOL (2009, Lisa Azuelos), Sophie Morceau interprète cette fois une mère-copine des beaux quartiers parisiens. Divorcée, elle revit une sorte d’adolescence en même temps que sa fille. Cependant, les modes initiatiques (psychotropes et sexuels) ont radicalement changé, comme le découvre la jeune mère ébahie à la lecture du journal intime de sa fille.
De façon plus cruelle, la disparition des pères provoque une sclérose des relations et l’impossibilité de faire famille. Xavier Dolan, jeune réalisateur canadien de 27 ans, ausculte de film en film des relations mère-fils toxiques car excessives. Un précipité d’amour et de haine, de tendresse et de violence caractérise des rapports à tendance maniaco-dépressive, en l’absence de tiers paternel. J’ai tué ma mère (2008), son premier long-métrage autofictionnel, est l’adaptation d’une de ses nouvelles, Le Matricide. La perpétuelle oscillation de leurs liens hystériques est symbolisée par les trajets en voiture dans laquelle fusent les hurlements et les « tabernacle », avant que la mère célibataire ne finisse par abandonner son fils en bord de route. Le père réapparaît seulement lorsqu’il s’agit d’envoyer Hubert (joué par Xavier Dolan lui-même), censément ingérable, au pensionnat. Des parents individualistes, une mère aussi instable que l’adolescent : du brouillage des rôles dévolus à chacun n’émerge qu’un champ de ruines ponctué de fugues hors du foyer. Mommy (2014) ancre son mélodrame familial dans une dystopie, en fantasmant un Canada fictif en 2015 dans lequel « un parent responsable d’un enfant à troubles comportementaux sévères » peut « confier son enfant à tout hôpital public, et ce sans autre forme de procès ». Steve est sévèrement atteint par une pathologie croissante dans les pays occidentaux, le « Tdah » (trouble du déficit de l’attention et hyperactivité). Exclu de l’institut spécialisé auquel il a mis le feu, jugé irrécupérable par les services sociaux, il débarque telle une tornade d’énergie, d’amour et de violence chez sa mère veuve, Diane. Trouvant un fragile équilibre auprès d’une voisine bègue, Kyla, tous trois tentent de faire corps contre les coups du sort. Pour narrer cette histoire, Xavier Dolan enferme ce trio dans un cadre carré (1:1) qui rappelle à la fois les smartphones et le réseau social Instagram. Ce format « portrait » restreint l’espace de vie de ces marginaux attachants, leur refusant toute profondeur de champ et, par là même, tout ancrage dans un environnement social plus vaste. Deux moments de bonheur font exception, à l’occasion desquels l’écran s’élargit fugitivement avant de se refermer. Lors d’un ultime moment de liberté, Diane fantasme un avenir pour son fils, retranscrit par un montage-séquence qui égrène toutes les étapes d’une vie « normale » (diplôme, université, mariage, enfant). Et ce, juste avant qu’elle ne fasse interner Steve, qui n’échappe à l’abrutissement médicamenteux de l’hôpital qu’en se jetant par la fenêtre.
Portraitiste d’une adolescence désincarnée en l’absence de modèle, Gus Van Sant n’a quant à lui cessé de livrer des polaroïds d’une jeunesse liquide, contaminée par une violence aveugle tapie dans tous les recoins du contemporain. Dans sa filmographie éclectique, Will Hunting (1997) et À la rencontre de Forester (2000) sont des œuvres populaires qui explorent encore quelques structures initiatiques de transmission via des mentors. My Own Private Idaho (1991) analyse la dérive d’adolescents sans abri, homosexuels, prostitués, à l’aune de l’abandon d’une mère qui revient hanter les rêves du narcoleptique Mickey (River Phoenix). Toutefois, ses films plus expérimentaux décontextualisent la trajectoire funèbre des corps adolescents qui errent sans but, sans lignage, sans passé ni avenir. Dépourvus d’affects, Elephant (2003) ou Paranoid Park (2007) dépeignent des tranches de vie aseptisées et morbides, l’esthétique du cinéaste semblant combler une neutralité axiologique vertigineuse. Élephant, inspiré de la tuerie du lycée de Columbine en 1999, est un dévoiement du film de campus. Pour porter à l’écran la course à la mort des deux adolescents-tueurs, Gus van Sant choisit de déstructurer la chronologie de l’événement, perçu à travers plusieurs points de vue et flashbacks qui piétinent. Le labyrinthe spatio-temporel dans le huis clos du lycée transcrit formellement le retrait du sens, l’incertitude des causes, l’absence d’explications psychologiques ou sociologiques au massacre. « Nulle psychologie de la filiation et de ses troubles, nulle théologie du mal ne viennent à la place de l’horizon politico-social évanoui[3]. » Paranoid Park esthétise pour sa part la bulle autarcique de jeunes skateurs coupés du réel dans des séquences vidéo éthérées (ralentis, bruits d’ambiance étouffés, musique hypnotique). Leur seule obsession est de tracer inlassablement des figures cycliques dans l’espace, éternel retour du même. Le parc, construit illégalement, est un squat hanté par des jeunes, « clochards du rail, guitaristes punks, fondus de skates, laissés-pour-compte. Même si t’avais une famille pourrie, t’en bavais pas autant qu’eux ». Si aller se perdre dans le parc reste un rite de passage hors société, cet assemblage hétéroclite d’ados ne forme même plus communauté. Le récit fragmenté fonctionne lui aussi comme une spirale tournant autour de la culpabilité d’Alex, qui a tué par mégarde un agent de sécurité de la gare de triage voisine. Les parents du jeune homme à qui il ne parvient pas à se confier n’apparaissent fugitivement que de dos, flous ou dans l’extrême fond d’un plan large.
Enfin, Spring Breakers (2012) de Harmony Korine s’attaque à la vacuité existentielle d’une jeunesse pourrie par le monde néo-libéral, alors qu’elle converge en meute vers les plages lors du spring break. Le film se construit sur une accumulation d’images anesthésiques ultra-colorées, qui magnifient l’agglutination des corps fêtards, leur sexualisation omnivore, la défonce express (binge drinking). « On va changer le monde […] Spring Break pour la vie », scande le Dj-gangster en arrosant de dollars la foule à demi-nue. Le spring break devient le prétexte au défoulement de toutes les pulsions refoulées : les jeunes filles blondes se transforment en gangsters déchaînés en cagoule rose. Reliquat déviant des anciens rites qui marquaient le passage à l’âge adulte soutenu par la communauté, les vacances symptomatiques de l’Amérique sont une fuite hors de la réalité, où s’exprime une « forme de convivialité fantôme et autistique : le rêve de l’identité s’achève ici dans l’indifférence », dans « l’identité nulle d’un collectif de zombies fêtards[4]. » À nouveau, les parents ont disparu, de l’image comme du son. Les jeunes femmes les appellent parfois avec leur portable, dans des adresses sans réponse, prétendant avoir découvert le monde, propos ironiquement apposés sur des images d’orgies ou de braquages.
Métamorphose des liens intergénérationnels
Certains cinéastes prennent acte de la métamorphose des rapports entre générations à l’aune des mutations du monde contemporain. Ils explorent alors la réinvention de rites à partir de la perte de leur sens originel, des complexités familiales, du brouillage des rôles et des âges.
Les films de David O. Russel posent la question de la transmission par-delà les dysfonctionnements, compensés par la volonté de souder la famille envers et contre tout. Qu’il soit un patriarche déchu reconverti en parieur impénitent (Happiness Therapy, 2012), le fantôme d’une famille matriarcale (The Fighter, 2011) ou l’entrepreneur incapable d’assumer son rôle de chef de famille (Joy, 2015), le père n’a plus grand-chose à léguer : c’est un déclassé dont le souvenir, les déboires ou les démons intérieurs hantent la cellule familiale. Dès lors, il ne s’agit plus de réparer la courroie de transmission cassée, mais d’accepter la famille comme elle est, avec les singularités et les traumatismes de chacun. Dans Happiness Therapy, la maniaco-dépression du fils est à la fois le symptôme et l’antidote aux conflits familiaux, la maladie permettant in fine de rétablir le lien entre les générations, obligées de composer avec des bizarreries qui imposent du mouvement et une absence de jugement. Dans The Fighter, le récit de boxe annoncé – l’ascension du fils cadet, Micky Ward, vers le titre de champion du monde – n’est qu’un prétexte pour décrire le quotidien d’une famille pauvre dans la ville de Lowell, qui porte les stigmates de la désindustrialisation : la vie familiale y est un sport de combat où la place de chacun au sein du clan dépend de sa capacité à donner et encaisser des coups.
Dans la comédie américaine indépendante, des personnages bloqués entre deux âges refusent non seulement de grandir, mais doivent encore, contraints et forcés, inventer ex nihilo leurs propres rituels de passage. Le réalisateur et producteur Judd Apatow ne cesse ainsi de croquer des trentenaires un peu paumés, éternels ados sans racines ni repères familiaux. Pour ceux-ci, la paternité prend par exemple la forme d’un périple inédit, comme si, en l’absence de figure tutélaire, le jeune « adulescent » découvrait ébahi l’existence même de l’enfantement (En cloque mode d’emploi, 2007). L’entrée dans la vie professionnelle toujours repoussée (via des stages ou du bénévolat) s’apparente à d’incessants retours à la case départ pour une jeune femme rêvant d’écriture, à qui ses parents ont coupé les vivres car ils pensent à leur retraite (le début de Girls de Lena Dunham, série produite par Judd Apatow). Sans référence de chair et d’os, le geek de Judd Apatow est « aussi armé en comédie que désarmé en existence[5] », condamné à s’auto-engendrer. Ces « Peter Pan » de la société de consommation doivent concevoir leurs propres univers, déconnectés de toute tradition, fonder individuellement ce qui n’est plus jamais légué collectivement, sans lignée temporelle, avec des solutions originales souvent tirées de la fiction (telle l’imitation des rites initiatiques de Star Wars dans Stepbrothers).
En dernier lieu, quelques jeunes s’affranchissent de toute tutelle, font fi de l’existence des codes pour inventer leurs propres règles du jeu, adossées à leur puissance technique et numérique qui surpasse d’emblée des adultes mués en fossiles d’un autre âge. The Social Network (2010) de David Fincher retrace l’ascension fulgurante d’un jeune geek de dix-neuf ans. Quelques semaines passées à sécher les cours suffisent à Mark Zuckerberg pour bâtir le plus grand réseau social du monde, Facebook. Est également balayée d’un revers de la main une structuration entrepreneuriale et financière éculée : « Les investisseurs disent : “Bonne idée, petit. Les grands prennent le relais.” Mais pas cette fois. Cette fois, c’est notre truc. Tu leur tendras une carte avec : “Je suis Pdg, pétasse.” » Le cinéaste filme les compétences et la rapidité de ces jeunes experts sur le rythme enlevé du film d’investigation. L’enchaînement véloce des dialogues, trait de style du scénariste Aaron Sorkin, accroît encore la formidable énergie qui se dégage de personnages shootés à l’adrénaline alors qu’ils bâtissent un véritable empire, en jouant au chamboule-tout avec les règles ancestrales de l’université et de la société. L’entretien d’embauche des nouveaux programmateurs se présente ainsi sous la forme d’une coutume de campus réinvestie dans une contre-initiation professionnelle (un concours de codage scandé par des shots d’alcool fort). Dans un monde où le sens de l’apprentissage s’inverse au profit de surdoués de l’informatique, l’immédiateté démocratique de la réussite par l’instinct et l’intelligence bat en brèche les structures de pouvoir traditionnelles (représentées par les frères jumeaux aristocrates) comme les arguties d’avocats pinailleurs, seuls représentants de la société adulte à passer la barre de l’écran.
[1] Titre original du film, Rebel without a Cause.
[2] Ang Lee, dans Karla Rae Fuller (sous la dir. de), Ang Lee Interviews, Jackson, University Press of Mississippi, 2016, p. 31.
[3] Jacques Rancière, « Les nouvelles fictions du mal », Cahiers du cinéma, n° 590, mai 2004, p. 96.
[4] Jean-Baptiste Thoret, « Poétique de l’idiotie », Libération, 2 avril 2013.
[5] Emmanuel Burdeau, Judd Apatow, comédie mode d’emploi. Entretiens avec Emmanuel Burdeau, Paris, Capricci, 2010, p. 3.