Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Croire en la démocratie, de Raymond Aron

Croire en la démocratie, 1933-1944
Raymond Aron
Textes édités et présentés par Vincent Duclert, notes de Christian Bachelier
Fayard, coll. «  Pluriel  », 2017, 255 p., 9 €
Le contexte de notre xxie siècle se distingue radicalement de celui des années 1920-1940, marqué par la sortie de la Grande Guerre, la naissance des régimes totalitaires et, pour terminer, une nouvelle guerre mondiale et la Shoah. Pourtant, les textes d’analyse et de combat de Raymond Aron, dont Vincent Duclert et Christian Bachelier proposent une remarquable édition critique, gardent toute leur fraîcheur et portent un éclairage aussi cru que lucide sur nos démocraties prises à l’épreuve des anti-démocraties, du Venezuela à la Chine, en passant par la Hongrie, la Turquie ou la Russie.
Raymond Aron, lecteur attentif des philosophes et des sociologues d’outre-Rhin et européen de conviction, n’est ni un nationaliste français, ni un dénonciateur du «  caractère morbide  » de la «  mentalité allemande  », comme le fut son illustre prédécesseur Emile Durkheim durant la Grande Guerre. Dans la lignée d’Elie Halévy, qu’il a connu, il porte un regard critique aussi bien sur la France victorieuse que sur l’Allemagne défaite et exprime la nécessité de dépasser le «  dialogue des déceptions  » entre les nations européennes. Il ne peut cependant s’aveugler sur l’avènement d’«  une ère des tyrannies  », distinctes des anciennes autocraties européennes. Les régimes «  totalitaires  » allemand et italien sont dominés selon lui par des «  élites violentes, composées de demi-intellectuels ou d’aventuriers  ». Ils sont tout à la fois «  cyniques [et] efficaces  », mettent les institutions et la diplomatie «  au service de la volonté de puissance  », brandissent «  communauté contre l’individualisme, valeurs héroïques contre valeurs bourgeoises, caractère contre intelligence, discipline contre liberté, foi contre passion  ». Contre les démocraties, qui demeurent «  essentiellement conservatrices  », ils constituent des expériences «  authentiquement révolutionnaires  », mais donnent aussi à voir les traits qui séparent les xixe et xxe siècles : «  Si vous prenez comme type de révolution les révolutions du xixe siècle, incontestablement, les régimes totalitaires sont tout différents ; mais je songe, moi, aux révolutions du xxe siècle. J’ai appelé “régime révolutionnaire” celui qui détruit ce qui existe, qui détruit le monde dans lequel nous vivons, les valeurs que nous invoquons et qui met en place quelque chose de différent  »… de radicalement différent !
Comme ses contemporains allemands et autrichiens (Bloch, Cassirer, Haffner et Kraus, notamment), Raymond Aron ose problématiser la question de ­l’irrationalité de ces régimes, ou plutôt leur capacité à associer une redoutable «  rationalité technique  » et l’«  irrationalité  » passionnelle et idéologique, une puissance constructrice et une puissance destructrice. Il est indéniable que ces tyrannies se nourrissent avant tout de la profonde crise politique, éco­nomique, intellectuelle et morale de leurs sociétés et portent à son paroxysme le processus de brutalisation dont elles sont issues, mais elles savent aussi puiser dans la lâcheté des démocraties la ressource de durabilité dont elles ont besoin.
Comment les démocraties ­peuvent-elles répondre à ces pouvoirs qui «  corrompent le fondement de toutes les maximes  » (Kant), si ce n’est qu’en acceptant le défi qui leur est lancé : «  Les démocraties sont obligées de répondre aux élites dirigeantes des États totalitaires qui les croient trop lâches pour se battre : “Si vous nous y contraignez, nous nous battrons.” Mais en même temps, comme elles sont pacifiques, elles sont obligées de dire : “Nous sommes prêtes à résoudre pacifiquement toutes les questions.”  »
Les très belles pages consacrées à la «  culture comme résistance  » et à la Lettre aux Anglais de Bernanos montrent que la lutte contre la tyrannie ne saurait être exclusivement celle de la «  cité démocratique  » prise dans un sens abstrait ; de tous les instants, elle est aussi celle de l’individu, qui ne peut rester «  démocratique  » qu’au prix de son engagement citoyen. Comme Raymond Aron le précise dans une note destinée à Victor Basch, philosophe et militant des droits de l’homme qui sera exécuté en 1944 par la milice de Vichy : «  Il y a une régression aujourd’hui, nous sommes dans la vallée ? eh bien, nous monterons de nouveau au sommet. Mais pour cela, il faut précisément nourrir la foi démocratique et non pas la détruire […]. Je crois aussi à la victoire finale des démocraties, mais à une condition, c’est qu’elles le veuillent.  »

Hamit Bozarslan

Directeur d'études à l'Ehess, il est notamment l’auteur de l'Histoire de la Turquie de l'Empire à nos jours (Tallandier, 2015) et de Révolution et état de violence. Moyen-Orient 2011-2015 (Cnrs, 2015). Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. 

Dans le même numéro

Le passage de témoin

Comment se fait aujourd’hui le lien entre différentes classes d’âge ? Ce dossier coordonné par Marcel Hénaff montre que si, dans les sociétés traditionnelles, celles-ci se constituent dans une reconnaissance réciproque, dans les sociétés modernes, elles sont principalement marquées par le marché, qui engage une dette sans fin. Pourtant, la solidarité sociale entre générations reste possible au plan de la justice, à condition d’assumer la responsabilité d’une politique du futur. À lire aussi dans ce numéro : le conflit syrien vu du Liban, la rencontre entre Camus et Malraux et les sports du néolibéralisme.