
Eugène Delacroix, ni vu, ni connu
Rarement la célébrité d’un artiste n’a jeté autant d’ombre sur l’œuvre. Romantisme, couleur, orientalisme : Delacroix évoque des lieux communs sans qu’on le connaisse vraiment. L’exposition au Louvre de ce printemps veut élargir le regard sur sa peinture. Les coups d’éclat de jeunesse sont certes fameux (La liberté guidant le peuple, Femmes d’Alger). Mais l’ironie fait que les œuvres dont l’artiste était le plus fier, et qui l’ont quand même occupé près de trente ans après 1835, nous restent méconnues. Notre sensibilité nous a éloignés des décors de commande, surtout religieux et officiels. Et certains des siens sont simplement inaccessibles au visiteur, tels ceux du Sénat et de l’Assemblée nationale. La chapelle des Saints-Anges à Saint-Sulpice et la bouleversante Pietà de Saint-Denys-du-Saint-Sacrement (gratuites d’accès) viennent d’être restaurées à Paris. La rétrospective prend donc tout son sens en proposant d’embrasser du regard un ensemble de cent quatre-vingts œuvres dispersées dans des musées français et étrangers. Le musée Delacroix présente conjointement le chantier de Saint-Sulpice[1].
En fait, les grands tableaux des années 1820, élaborés pour s’imposer au Salon, ont paradoxalement débordé l’artiste comme son œuvre. Delacroix refusait l’étiquette romantique et n’avait rien d’un rebelle engagé. Mais la force de la liberté guidant le peuple l’associe spontanément au Radeau de la Méduse, peint par Géricault en 1819, plutôt qu’au plafond de la galerie d’Apollon, lui aussi visible au Louvre et signé Delacroix. Son irruption visuelle exerce un impact désormais indépendant des savoirs qu’on en a et des idées qu’elle a pu véhiculer. Affranchie des événements de juillet 1830 qui l’ont vue naître, l’œuvre continue de forger nos représentations d’un certain idéal politique, des luttes collectives et de l’ardeur individuelle. Mille fois reproduite, citée, remployée, l’icône pourrait bien avoir rendue opaque la peinture elle-même. Comment la voir et la regarder à nouveau ?
Bien des questions subsistent pour comprendre l’art de Delacroix, son foisonnement, ses hésitations, son évolution, sa cohérence. Par sa richesse mais surtout par ses paradoxes, son œuvre résiste. Baudelaire, critique clairvoyant et fervent admirateur, avait pointé dès 1863 une contradiction structurelle : comment peut-on être à la fois « passionnément amoureux de la passion et froidement déterminé » ? Comment accorder le scandale romantique avec la reconnaissance prestigieuse de l’État et de l’Église ? Où est la grandeur dans l’art de cet homme peu sympathique ? À quoi tient son atemporalité au-delà de son contexte spécifique ?
Dans la conquête de sa propre peinture, Delacroix est précoce. Talentueux, il aurait hésité avec l’écriture et la musique. À ces arts de la durée, il préfère toutefois la présence immédiate de la peinture, « cette puissance silencieuse […] qui semble s’accroître toutes les fois que vous y jetez les yeux ». Concentrer vision instantanée et densité de contenu, voilà son défi de peintre. Pour ce faire, deux principes majeurs : unité de composition et sujet fort. Les moyens traditionnels de la peinture ne sont plus pertinents : ni l’idéalisation ni l’imitation littérale. Cela se montre avec la Mort de Sardanapale, dès 1827 : la violence se déchaîne dans un tourbillon centripète de figures contorsionnées ou cabrées. L’effusion de couleurs rouge et or ordonne pourtant le chaos autour du prince impassible, un silence improbable suspend la fureur des cris. Formé chez Guérin (élève de David), Delacroix veut, lui aussi, « peindre l’histoire ». Mais ses audaces dérangent : la tension dramatique, extrême et palpable, rompt résolument avec la distance réflexive ou contemplative qu’imposait la règle classique. Il se serait bien passé du scandale critique. Qu’importe, il a trouvé son langage et il est célèbre. Sa peinture ne cessera plus de tenter cette synthèse que Baudelaire qualifiait de « magique », entre mise en scène construite et instantané vivant.
Plus le thème est dramatique, plus puissant sera l’impact de la peinture. Piochés dans la Bible, les textes classiques (Dante, Shakespeare) et la littérature contemporaine (Byron, Goethe), les sujets de Delacroix tiennent l’actualité à distance. Son art a besoin de situations existentielles. « Ce qui fait les hommes de génie, ou plutôt ce qu’ils font, ce ne sont point les idées neuves, c’est cette idée qui les possède, que ce qui a été dit ne l’a pas encore été assez », écrit-il dès 1824. Soucieux de provoquer un effet profond sur le spectateur, Delacroix privilégie l’expérience ressentie sur le récit narratif. Le drame gronde bien souvent : duels, massacres, enlèvements, chasses de fauves. Les héros, Apollon ou le Christ, Hamlet ou Faust, sont saisis dans un moment décisif, celui qui précède ou qui suit l’action. On retient son souffle, comme le pinceau se retient de trop « finir » la toile.
Qu’on ne s’y trompe pas, la condensation subjective du récit creuse la profondeur de sa peinture, l’émotion n’y est jamais gratuite. Quel que soit le sujet, la subversion est latente. Pas de parti pris, pas de démonstration : le spectateur est mis en tension. L’ambivalence contrastée des émotions le fait vaciller, sans identification possible. Cette posture inconfortable et exigeante distingue évidemment son art de celui de ses contemporains, souvent plus complaisants avec l’anecdote ou le sentiment. Le doute l’emporte toujours avec Delacroix, jusque dans les paysages des dernières années. Face à la nature et à l’exotisme oriental qui l’ont tant inspiré, la noirceur sait pourtant faire place à une poésie plus mélancolique.
« Qu’est-ce-que Delacroix ? », interrogeait Baudelaire. La complexité de l’œuvre n’est pas soluble dans la bataille romantique ni dans les turbulences contemporaines. Delacroix a tout fait pour s’inscrire dans une continuité historique, jusqu’à postuler huit fois à l’Académie des beaux-arts avant d’y être admis en 1857. Révolutionnaire, son œuvre l’est assurément, presque malgré lui, par la manière dont il met en image les tensions humaines les plus primaires : peur, colère, désir, jalousie. Contemporaine, sa peinture l’est aussi indéniablement par sa capacité à nous faire regarder en face nos ambivalences : ressentir est une chose, penser et agir en conséquence en est une autre.
Son Journal, petit bijou littéraire, ne manque pas de surprendre, lui aussi. Derrière la puissance de la peinture, on y découvre en contre-jour un homme pudique, solitaire, souvent insatisfait. Policé et spirituel en société, il n’en est pas moins sévère, acerbe, parfois mesquin avec ses contemporains (y compris ceux qu’il admire). Mais il ne triche pas avec lui-même.
Comme témoin sceptique de son temps, ses flèches font encore mouche : « L’homme fait des progrès en tous sens : il commande à la matière, c’est incontestable, mais il n’apprend pas à se commander lui-même. » En somme, à lire l’homme, on reconnaît bien des petitesses et des limites qui sont aussi les nôtres. À voir son art, on puise l’énergie de résister au découragement comme à l’impuissance.
Hélène Mugnier
[1] - Musée du Louvre, « Eugène Delacroix (1798-1863) », du 29 mars au 23 juillet 2018 ; musée Delacroix, « Une lutte moderne, de Delacroix à nos jours », du 11 avril au 23 juillet 2018. Voir aussi, à Paris, les églises Saint-Sulpice (6e), Saint-Paul Saint-Louis (4e) et Saint-Denys-du-Saint-Sacrement (4e).