
Le regard féminin à l’écran
En quoi l’évolution contemporaine des productions audiovisuelles, et plus particulièrement celle des séries, permet-elle de déconstruire la prégnance du seul regard masculin et hétérosexuel sur les femmes au cinéma, et de faire émerger la possibilité d’un désir sans domination ? Cet entretien avec Iris Brey et Sandra Laugier a été mené dans le cadre de notre partenariat avec Citéphilo dont l’édition 2020 a pu se tenir dans un format numérique : retrouvez ici toutes les interventions.
Iris Brey est critique de cinéma et essayiste. Elle est l’autrice du Regard féminin. Une révolution à l’écran1. Sandra Laugier est philosophe, professeure à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, spécialiste de philosophie américaine et de l’éthique du care, et autrice de Nos vies en séries2. Ces deux essais réfléchissent à l’émergence d’un « regard féminin », au cinéma et dans les séries. Iris Brey et Sandra Laugier reviennent ici sur la spécificité de ce regard, et la manière dont il transforme l’expérience du spectateur.
Pourriez-vous revenir sur le sens de l’expression « regard féminin » (female gaze) et sur le rôle éducatif ou émancipateur des séries ? Les séries seraient-elles plus centrales que les films et le cinéma en général pour l’éducation à l’égalité des sexes aujourd’hui ?
Iris Brey – L’expression female gaze fait référence à un regard qui permet aux spectateurs et spectatrices de ressentir les expériences de corps féminins, un regard qui met en valeur les expériences du corps biologique ou social des femmes. C’est aussi un regard qui déconstruit la notion de domination dans l’émergence du plaisir et du désir au sein du récit et aussi entre les spectateurs et spectatrices et l’œuvre. Laura Mulvey a démontré comment l’objectification du corps des femmes était centrale dans la construction du désir3. Le female gaze n’est donc pas une inversion du male gaze, selon laquelle les corps masculins seraient filmés comme des objets, mais un regard où le désir peut éclore sans domination et sans objectification. Ce regard plus inclusif peut jouer un rôle éducatif puisqu’il tend à réinventer la manière dont on filme le sexe, à promouvoir l’égalité et à valoriser ce que traverse une héroïne.
Le female gaze n’est donc pas une inversion du male gaze, selon laquelle les corps masculins seraient filmés comme des objets, mais un regard où le désir peut éclore sans domination et sans objectification.
En effet, les séries sont un objet culturel qui possède une temporalité propice à l’exploration des sexualités, alors que le cinéma ne répond pas de la même manière à ces attentes. Je pense notamment aux brillantes scènes de sexe de Normal People qui durent parfois une dizaine de minutes et qui réussissent à révéler l’intimité des personnages, sans simplement chercher à accrocher l’audimat. Des séries comme Sex Education prennent aussi le temps de faire de la pédagogie, comme expliquer la notion de consentement. La série Pen15 s’attarde à explorer la puberté et les changements du corps des héroïnes. La nouvelle génération a envie de récits contemporains sur les sexualités, les corps et le genre. Et les séries prennent en compte ces demandes.
Sandra Laugier – La notion de female gaze n’a pas beaucoup de sens, dans la mesure où la puissante notion de male gaze, brillamment analysée par Laura Mulvey et Iris Brey, était un outil critique, destiné à pointer la perspective masculine et hétérosexuelle imposée au public d’un film, qui conduit à une déshumanisation des femmes ainsi exhibées et à une agentivité centrée sur l’homme, les femmes ne servant que d’arrière-plan chosifié à un « point de vue » masculin. Iris Brey parle de « regard » féminin et c’est tout autre chose, une façon de filmer qui est propre aux réalisatrices femmes mais qui, ontologiquement, n’est pas un gaze (par définition violent et intrusif). Il laisse en effet les choses s’exprimer et se montrer. Pour reprendre le vocabulaire de Stanley Cavell, on parlerait de la différence entre handsome, offrir à disposition, et unhandsome, une saisie brutale qui agrippe4.
Les séries télévisées ont changé les choses sur plusieurs plans. D’abord en intégrant un public féminin et « domestique » et donc en ouvrant les productions visuelles au public des femmes, a priori moins présentes que les hommes dans l’espace public en général et celui des cinémas en particulier. Bien sûr, ce caractère domestique a pour conséquence la dévalorisation artistique du médium télévisé, mais il conduit aussi à intégrer plus de sujets et de personnages féminins. Ensuite, en faisant entendre des voix féminines plus nombreuses et dans une temporalité différente, car les personnages féminins gagnent à se développer dans la durée. Enfin, au plan esthétique, par le « petit écran » qui permet une attention au plus près de l’expressivité féminine et, par conséquent, lui donne une légitimité.
Ainsi, dans les séries télévisées, la voix des femmes sera plus souvent prise en compte dans sa diversité qu’au cinéma. On a vu, par exemple, l’évolution des genres policiers ou des séries avec une distribution d’ensemble qui a systématiquement intégré des femmes. Une série parfois conventionnelle et encore très populaire comme Friends a mis en avant ses personnages féminins, Rachel et Monica. Une série classique comme Buffy contre les vampires a rendu possible, sur la durée, la construction d’un personnage de femme tueuse. Joss Whedon avait conçu Buffy comme une œuvre féministe destinée à transformer moralement un public adolescent mixte, en montrant une jeune fille, apparemment ordinaire, capable de se battre. Ce projet éducatif, qui passe par un role model, mais aussi par des interrogations philosophiques et éthiques, est au cœur de l’entreprise esthétique de Buffy. La possibilité d’une éducation féministe par le film, affirmée de façon radicale et profonde par l’analyse du mélodrame chez Cavell5, trouve ainsi sa réalisation dans ces séries qui donnent à voir et à ressentir un corps féminin puissant (on peut penser aussi à Alias qui date aussi de la fin du xxe siècle, plus récemment à Top of the Lake de Jane Campion). Enfin, plus récemment, un grand nombre de séries ont présenté des personnages de femmes d’une grande diversité (Orange Is the New Black de Jenji Kohan, ou encore Killing Eve de Phoebe Waller-Bridge, mais il y en a d’autres) et parfois des groupes solidaires qui se liguent pour se venger des violences masculines comme dans Big Little Lies. Toutes ces séries font droit à la violence féminine, qui est peut-être un élément essentiel de ce « regard féminin » créateur d’égalité. Un très bel exemple est Better Things de Pamela Adlon, qui ne présente que des personnages féminins sous un regard féminin, qui revendique l’importance de questions sous-estimées car quotidiennes.
Un bon exemple de capacité éducative est aussi la série This Is Us (Dan Fogelman, NBC, 2016) qui, après une absence de sept mois, s’est donné pour mission de présenter les gestes barrières. On découvre les protagonistes avec masques et gel au premier épisode de la saison 5, dont le tournage a commencé en septembre. Le port du masque par les personnages de la série est un geste tout à la fois politique et éducatif. Tous les personnages tiennent leurs distances dans cette série si affective. Tourné en pleine campagne présidentielle, l’épisode rappelle que le masque est un marqueur politique, comme l’exprimaient clairement le mépris de Donald Trump lors du premier débat avec Joe Biden, son geste de défi en arrachant son masque de retour à la Maison Blanche après son hospitalisation, et ses partisans systématiquement démasqués dans les meetings politiques. Le masque, symbole de souci d’autrui, confirme la position morale de la série, centrée sur le care.
Iris Brey, vous proposez six critères narratifs et formels pour le female gaze. Cette grille de lecture tendrait-elle à montrer que les regards masculin (non pas au sens du male gaze, qui objectifie la femme, mais au sens d’un regard sexué masculin) et féminin ne peuvent pas cohabiter au sein d’un même film ? Notez-vous une évolution du cinéma ou des séries à cet égard depuis une vingtaine d’années ?
I. Brey – À vrai dire, je regrette un peu d’avoir proposé ces critères. Je me disais que c’était une question qu’on allait me poser : comme le test de Bechdel est devenu un moyen de dénoncer le manque de personnages féminins parlants au cinéma, je pensais qu’il fallait que je crée une sorte de grille de lecture. Analyser la mise en scène est évidemment bien plus complexe que répondre à six points, mais ils constituent un point de départ pour réfléchir à la manière dont sont représentés les corps féminins. Évidemment, de nombreux regards peuvent cohabiter dans des œuvres passionnantes et complexes, comme le dernier film de Rebecca Zlotowski, Une fille facile. Les films qui épousent le point de vue d’une héroïne existent depuis le début du cinéma, mais ils restent peu nombreux, même ces vingt dernières années.
S. Laugier – Il est en effet rare qu’un film suive le regard d’une héroïne et nous livre son « point de vue » (au sens épistémologique) sur le monde. Iris Brey en analyse les plus beaux exemples et, de fait, cela a existé depuis le xxe siècle. Il ne suffit pas pour un film d’être réalisé par une femme pour être attentif aux femmes et égalitaire. Il faut que la réalisatrice soit, d’une façon ou d’une autre, féministe et se défende contre la norme patriarcale pour imposer un point de vue. Par conséquent, bien sûr, les séries ont changé les choses, en contestant la mythologie de l’auteur unique – qui a toutefois continué à se manifester, par exemple avec le recrutement de grands cinéastes masculins pour les pilotes des séries de façon à les valoriser, comme House of Cards. Je ne parle pas ici de David Lynch, qui est incroyablement attentif aux expressions et actions des femmes et a révélé tant d’actrices.
Le « regard féminin » au cinéma et dans les séries change-t-il ce qui est ressenti comme un « moment important », c’est-à-dire significatif et éducatif (pour le dire avec Cavell) dans un film ou une série6 ? Les films portés par un « regard féminin » conduisent-ils à accentuer certaines dimensions de nos vies morales ?
I. Brey – Il me semble que oui. Par exemple, dans la série I May Destroy You de Michaela Coel, l’héroïne a ses règles quand elle fait l’amour et son partenaire s’étonne de voir un caillot de sang sorti de son vagin – il dit : « Je n’avais jamais vu ça. » La majorité des spectateurs et spectatrices n’avaient jamais non plus vu un caillot de sang représenté. Ce genre de détail devient un moment important parce que, justement, ce n’est plus un détail. Les règles ne sont pas rendues invisibles ; elles ont une importance dans la relation et dans la narration. Le corps féminin n’est pas perçu comme sale. Le personnage masculin est intrigué de ne pas savoir ce qu’il touche – il trouve d’ailleurs cela doux. C’est une manière de valoriser une expérience du corps biologique féminin. La série explore par ailleurs les répercussions du viol de l’héroïne sur son travail, ses amitiés, son intimité – ce qui nous pousse à regarder cette expérience de son point de vue pendant plusieurs heures, et cela accentue une dimension morale de nos vies.
S. Laugier – Je ne raterai pas l’occasion de parler aussi de I May Destroy You, qui est une grande œuvre, réalisée par une femme, jeune, racisée et féministe, qui se met en scène avec une ambition et une modestie extrêmes. En effet, on a là un exemple de moment important pour les spectateurs et spectatrices – et toute la série est une recherche d’un autre moment important et horrible qui a radicalement échappé à l’héroïne, laquelle risque d’en être détruite. Je pense aussi à plusieurs conversations dans la série The Wire, qui est assez masculine, mais qui met en avant des personnages gays et racisés tel Omar. Ce dernier a des moments saisissants, comme lorsqu’au tribunal (saison 2), il exprime sa position morale. Enfin, une série assez mainstream comme This Is Us (Dan Fogelman) est centrée aussi sur les moments importants de la vie de ses héros, qu’on fait émerger peu à peu dans une narration qui passe constamment d’une époque à une autre. Le premier épisode parvient, en jouant des temporalités, à se focaliser sur un moment important qui va déterminer tout le devenir des personnages. Ces derniers (essentiellement deux frères, une sœur et leurs parents) vont enchaîner les conversations significatives. Mais cette série est atypique justement par sa circularité, et sa façon de revenir sur des moments importants, ce que la plupart des séries ne se permettent pas, sauf par des « récaps » ou des flash-back – car le moment est déjà éloigné, n’est plus dans la mémoire immédiate. C’est là que la longue durée, qui est souvent un avantage moral des séries, devient un handicap par rapport au cinéma, qui est une expérience limitée, même pour un film long, et peut jouer de l’importance d’un moment perçu dans une continuité. La série ne peut guère jouer sur l’importance du moment, mais elle tire toute sa valeur de l’importance des personnages, auxquels nous nous attachons dans la durée et qui vieillissent avec nous. Au point qu’il est bien plus difficile de s’en séparer que des héros de films, et que l’écriture des fins de séries doit intégrer la préparation à la perte, ce qui est une façon encore d’exprimer l’importance. Je pense aux derniers épisodes de Mad Men, de The Americans – et bien sûr à la fin de Twin Peaks, le retour qui exprime la perte radicale d’un moment et le caractère terrifiant de l’importance. Si l’on pense à cette scène, ou à d’autres moments des séries, je crois qu’il y a bien des moments importants dans ce corpus, mais ce sont des moments qui s’inscrivent dans l’expérience du spectateur ou de la spectatrice et qui en tirent leur importance – pas des moments clés d’un récit.
La série ne peut guère jouer sur l’importance du moment, mais elle tire toute sa valeur de l’importance des personnages, auxquels nous nous attachons dans la durée et qui vieillissent avec nous.
Bien entendu, la multiplication des autrices et réalisatrices féminines (je pense notamment encore à Better Things) permet une plus grande variété de moments importants. Je me rappelle une conversation entre l’héroïne, Sam, et sa fille, dans une fête où elles échangent sur la chanson de Lennon Woman Is the Nigger of the World, conversation en réalité salvatrice pour Sam après une série de déconvenues. Je pense aussi à ce moment, dans Unbelievable, où Marie, la victime du premier viol, parvient avec sa psychanalyste à reconnaître ce qu’on l’a obligée à nier, au moment même où les deux détectives découvrent sa photo dans l’ordinateur de son violeur. Ce sont des moments importants car profondément pédagogiques et dont la signification n’existe pas en dehors de l’expérience du spectateur ou de la spectatrice. La question qui demeure pour moi est de savoir si cela recoupe exactement la définition des moments importants dont Cavell parle en termes d’ontologie du cinéma. À mes yeux, c’est la question à poursuivre et à explorer, et c’est bien une question de genre.
Propos recueillis par Élise Domenach
- 1.Iris Brey, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, Paris, Éditions de l’Olivier, 2020.
- 2.Sandra Laugier, Nos vies en séries. Philosophie et morale d’une culture populaire, Paris, Climats/Flammarion, 2019.
- 3.Voir Laura Mulvey, « Plaisir visuel et cinéma narratif » [1975], dans Au-delà du plaisir visuel. Féminisme, énigmes, cinéphilie, trad. par Florent Lahache et Marlène Monteiro, introduction de Teresa Castro, Milan/Paris, Éditions Mimésis, 2017. Voir aussi Fétichisme et curiosité [1996], trad. par Guillaume Mélère, préface de Clara Schulmann, Dijon, Les Presses du réel, 2019.
- 4.Voir Stanley Cavell, Conditions nobles et ignobles. La constitution du perfectionnisme moral émersonien [1990], trad. par Christian Fournier et Sandra Laugier, Paris, Éditions de l’Éclat, 1993.
- 5.S. Cavell, La Protestation des larmes. Le mélodrame de la femme inconnue [1996], trad. par Pauline Soulat, Nantes, Capricci, 2012.
- 6.Voir S. Cavell, Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, trad. par Christian Fournier et Élise Domenach, Paris, Bayard, 2003.