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Guy Goffette - Livre sur la Place 2014 | Photo : ActuaLitté via Wikimédia (CC BY-SA 2.0)
Guy Goffette - Livre sur la Place 2014 | Photo : ActuaLitté via Wikimédia (CC BY-SA 2.0)
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Guy Goffette, à la recherche du pain perdu

juil./août 2020

Le poète réunit à la table du présent des poèmes dispersés par le vent, balayés par le temps. Il a récolté la poussière, rassemblé les miettes (merveilleuses), ordonné ce rien décisif que nous appelons poésie.

Il faut mériter sa couronne, ce qui est vrai pour le sport est valable pour la littérature. Guy Goffette, le médaillé belge de la poésie, ne cesse de contenter son lectorat, et même de le combler, ainsi que le confirme son dernier recueil, nourri de très beaux vers[1]. Lisant ce titre, Pain perdu, les mots de Serge Reggiani sont les premiers qui nous reviennent : «  Le temps, c’est comme ton pain/ Gardes-en pour demain. » Formule que l’interprète tient de son père et qui n’est pas perdue, elle, fixée qu’elle est dans la mémoire collective par le prisme d’une mémorable chanson (Le Temps qui reste). Ce rappel passé, on pense à une recette, le plat du pauvre, recyclé, composé d’ingrédients simples : pain, lait, œufs, beurre. Les images entourant le pain perdu ne manquent pas : on le dit «  doré  » au Canada, «  dorée  » dans le Périgord, «  crotté  » ou «  ferré  » dans le Nord. C’est encore un conteur, Georges Brassens, qui s’est longtemps espéré poète et l’est devenu par la chanson – prolongeant, sur tous les tons, la ballade de François Villon – qui se souvient dans une fable fameuse, Chanson pour l’Auvergnat, de sa vie quand « il faisait faim », ce « peu de pain » qui lui avait « chauffé le corps […] à la manière d’un grand festin ». Le pain passe dans la grande poésie, ainsi de Francis Ponge qui, dans Le Parti pris des choses, lui dédie déjà un poème, où « ce lâche et froid sous-sol que l’on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges ». « Brisons-la, déclame-t-il, car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation. »

Guy Goffette s’annonce en assumant cet imaginaire, flottant. La définition, par le Petit Robert, du pain perdu voisine avec un extrait de Recensement de Béatrix Beck, où la recette pourrait naître du « drôle de désordre sur la table », si celui-ci, le désordre, ne finit pas en soupe. Mais l’on comprend très vite, en tombant sur le troisième et dernier exergue signé Chateaubriand, que l’on ne se nourrira pas exclusivement de pain, au sens propre. Dans un sens moins littéral, plus figuré, le pain renvoie aussi bien à la beauté qu’à l’espérance. « Faites que la beauté reste, que la jeunesse demeure, que le cœur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le ciel », chantent les Mémoires d’outre-tombe. Rien de rassis ici. C’est plutôt le contraire qui s’exprime : une vitalité non entamée. En guise de convives, le poète réunit à la table du présent des poèmes dispersés par le vent, balayés par le temps. Il a récolté la poussière, rassemblé les miettes (merveilleuses), ordonné ce rien décisif que nous appelons poésie. Goffette renoue avec le mythe depuis Marseille dans une ode gorgée d’iode :

Revenir un instant la vague phocéenne
Au jardin des Vestiges où trois Pénélope
En tablier répètent pour nous seuls les gestes
De l’adieu à la venteuse gloire d’un port
Qu’avec sa valise à la main
Homère oublia en partant.

La ville recouvre naturellement son nom antique, Massalia, où l’été est « est un couteau pour l’étranger ».

Sous la mémoire des mers et le chant des sirènes
le fil d’or
tombé des dieux
qui porte le poème
jusqu’au bout de son ombre
et renverse la nuit
comme au sortir de l’odyssée
Ulysse à jamais ébloui

Si on offrait une métamorphose au poète, ses rêves auraient la forme d’une crique : « je suis une calanque/ au milieu du désert ». Dans «  Canicule  », il peut bien comparer le soleil à un « crieur public » qui « vend l’almanach du ciel ». «  Aux paysans les villes  », déclare un titre un rien aragonien. S’agit-il de déclarer la guerre ou de déposer les armes ? Peu importe. Tout poème est un combat.

Dans le soleil des villes
prises et pressées
le mot bonjour
est l’arme blanche
qui se promène sans chapeau […]
Un monsieur perd sa femme
au revers de sa veste
tandis qu’un suicidé
retarde un peu sa montre
et qu’un enfant muet
retrouve la parole.

La parole perdue et retrouvée, c’est le propre de l’écriture, thème que le «  Printemps précoce  » s’approprie. Le poème, commencé dans les flots en courroux – « Rien ne transpire sous la langue Rien/ de cette vie qui va/ d’un jeudi à l’autre/ sinon l’effraction brutale/ des taupinières dans la pelouse » – finit en amour et en apothéose : « Et cet oiseau là-haut/ qui vend le jour à la criée ». La difficulté de dire s’étire au crépuscule : « Pas de poème aujourd’hui, pas la queue d’un petit bout de vers et pas d’autre bruit que le pas du soir. » La stérilité s’étend à l’été : « Non rien ne ressemble à un mur/ comme un homme à bout qui refuse/ d’ajouter son poids mort à l’été/ quand tout vibre et bouge alentour. » Les hommes ne veulent rien perdre mais « ils ne gagnent rien ». Vient un temps où l’on ne sait plus compter. Ni la mort, ni les moutons.

C’est en agrippant la nappe des jours qu’il retrouve « le nœud de la vie serré dans nos poings ». Des seins allègent la terre, il (se) « fait jour à la naissance de tes reins ». Le désir, « cette herbe folle », réapparaît dans ses plis.

La maison des maisons
et c’est ma vie qui bat
tout contre l’horizon
le rappel de tes bras.

Dans le poème La Caissière de Noël, le réel ne recule plus, il bondit tout entier :

Nos rêves sont garés en double file
et du parterre des ombres nul mage
ne se lève plus sinon, dans l’angle
mort, Gaspard le boucher, offrant
ses rognures à la neige qui fume.

Le vent s’est enfin déridé. Mais aurons-nous le temps de lacer nos chaussures avant de partir ? Sur «  le chemin  » – nom de la collection publiée par Gallimard regroupant des textes d’écrivains offerts pendant le confinement – de l’écriture, une question de Guy Goffette libère une musique qui bouleverse les murs : «  Qu’est-ce qu’il y a de plus vivant que les fenêtres dans une maison[2] ?  » Depuis le château de Thozée et la reconquête de Rops, on entend le pas feutré du poète, qui se perd dans le soleil de juillet et fond en lui : «  Le jour a baissé dans la chambre, l’ombre a gagné la photographie et remis les horloges à l’heure. Il est temps de sortir, de prendre l’air dans le jardin qui penche vers la nuit.  »

 

[1] - Guy Goffette, Pain perdu, Paris, Gallimard, 2020.

[2] - Guy Goffette, «  Un petit air de Rops  », Le Chemin, no 14, avril 2020.

Nicolas Dutent

Journaliste culturel (l'HumanitéFrance Culture, Marianne, Le Monde des religions…), critique littéraire, compagnon des revues (Lettres Françaises, Phœnix, Esprit), animateur et auteur avec Jean-Luc Nancy de Marquage Manquant et autres dires de la peau (Les Venterniers, 2017).

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