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Photo : William Bossen
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Fins de monde

Sérotonine de Michel Houellebecq[1] et Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu[2], en plus du succès rencontré, paraissent avoir trouvé des échos dans l’actualité des derniers mois. En tant qu’œuvres littéraires, elles dessinent à leur manière des généalogies et des carto­graphies d’un désœuvrement des provinces françaises. Même si ces récits prennent pour objet des espaces géographiques et des milieux distincts, un constat commun affleure : des fins de mondes ont lieu, emportant avec elles existences et dignités.

Des éclats de violences (auto)destructrices sont la réplique de violences sociales plus silencieuses qui s’insinuent depuis ces dernières décennies et traversent les corps et les intimités. Démantèlement de l’agriculture française et démission des élites dans Sérotonine font écho aux ravages de la désindustrialisation des régions de l’Est dans le roman de Nicolas Mathieu. Ces romans ont légitimement suscité l’intérêt d’une époque qui, certes, cherche des récits explicatifs à son malaise mais, surtout, à en scruter les réalités concrètes. À cet égard, l’absence de misérabilisme est un point fort de ces romans qui se refusent à la condescendance et prennent parfois part à leur manière au désarroi et à la colère.

Leurs enfants après eux, héritier du naturalisme, se déploie comme une ample fresque de la fin du xxe siècle français au travers d’existences amoindries et empêchées. Sérotonine s’inscrit plutôt dans la tradition des récits crépusculaires, sous le prisme d’une subjectivité altérée, en l’occurrence sous l’effet d’un antidépresseur, le Captorix. Mais cette altération permet une herméneutique singulière : elle offre une distance analytique, une lucidité terrible à un narrateur détaché émotivement. Véritable capsule narrative, Sérotonine est une introspection et un parcours rétrospectif qui cherche à donner un sens à une existence manquée. Grâce au temps romanesque, les années 1980 et 2000 s’éclairent mutuellement et des paroles d’ordinaire tues dans l’intimité des consciences ou des espaces reclus adviennent. Ces lectures nous mènent à un constat implacable : le temps des utopies est définitivement révolu, celui des désillusions aussi. Voici venu le temps des impasses et des horizons perdus.

Le malaise français trouve son origine dans une poussée de la mondialisation et du libéralisme économique. Gigantesque jeu de concurrences qui a fait ses perdants et ses gagnants, embrigadé ses complices et défait ses contestataires. Mais tout cela, nous disent ces romans, a marqué les paysages et les intimités en profondeur. Le quadragénaire de Sérotonine, ancien de l’école d’agronomie, haut cadre, se retire dans le détachement et la marginalisation. Le confort professionnel et financier n’y fait rien. Le long de cette trajectoire individuelle, resurgissent une France des années 1980 et son miroir aux alouettes libéral qui laisse aujourd’hui place à une vacuité inquiète. L’échec du narrateur se double de celui de l’État à protéger le terroir, devenu un artefact de marketing, ne parvenant pas à trouver sa place sur le marché mondialisé. Fromages Aoc et calvados remplissent peut-être les rayons des supermarchés, le monde agricole peine pourtant à survivre dans un monde régi par une compétition insoutenable et mal défendue par les hauts fonctionnaires résignés au sein de la machine bruxelloise. Les quelques façades repeintes pour le tourisme et le patrimoine industriel muséifié ne rendent pas vie aux centres-villes évidés par les centres commerciaux au pouvoir d’attraction quasi irrésistible pour des êtres y comblant leurs vacuités existentielles. N’ayant pas le même souci que Mathieu de dessiner une ample fresque, Houellebecq, lui, pousse à leur paroxysme des tendances sociales déjà palpables. La satire se profile alors et donne un souffle amer à ce récit d’une embardée moribonde.

Les utopies émancipatrices
sont devenues vaines.

Leurs enfants après eux explore, lui, l’attachement à une terre post-­industrielle et à une communauté qui se dissout dans la précarité. L’attachement, autrefois synonyme de fierté d’appartenance, confine à la fin des années 1990 à l’étouffement et à un arrachement impossible. Les archipels se forment irrémédiablement. Ainsi, l’épisode de l’œcuménisme éphémère «  black-blanc-beur  » de la victoire de 1998 ne fait que douloureusement souligner ce qui s’était pourtant déjà défait au quotidien avec la fragmentation de la communauté ouvrière. Dans ces récits, les espaces sont fragmentés en Zup, Hlm, domaines agricoles dépecés, zones commerciales : les populations se séparent et s’isolent parfois dans la solitude ou la honte. Les solidarités disparaissent, les classes moyennes et aisées se réfugient dans des pavillons équipés des technologies dernier cri, respirent en croisière ou s’urbanisent. À quelques pas de là, les chômeurs dépérissent, les intérimaires souffrent des cadences et des injonctions productivistes, quand les agriculteurs sombrent dans la faillite. Des vies défilent au gré de ces romans où divorces, ruptures intergénérationnelles achèvent de ruiner les espoirs d’une vie meilleure ou même réconfortante. C’est la fin du rêve des Trente Glorieuses : l’ascenseur social est en panne, les utopies émancipatrices sont devenues vaines et les quelques réussites se font au prix de sacrifices et de compétitions implacables. Aux perdants restent l’échec, l’abandon et l’humiliation du vaincu ou de celui qui n’a pas pu. Ceux qui ont pu quelque chose ont démissionné ou ont accepté les compromissions individualistes. Mais, même dans le roman de Nicolas Mathieu, les fuites bourgeoises ont un prix humain : d’un renoncement aux attaches, d’un apprentissage du mépris et de la compétition pour les plus jeunes. Ainsi, les amours d’été, qui laissaient encore entrevoir la porosité des désirs adolescents malgré les différences de classe, s’épuisent et deviennent elles-mêmes le signe d’une lutte des classes, avec ses abusés, ses déçus, où les corps ne sont plus qu’un moyen d’une brève satisfaction ou au contraire d’une frustration humiliante. Ces attentes, ces espoirs sensuels, ces humiliations rendent une humanité digne et émouvante aux oubliés du monde qui va, eux que la fiction se complaît bien souvent à caricaturer en de candides ou excessives figures populaires.

Il est frappant de saisir à quel point les violences palpitent dans ces récits de l’effondrement à l’instar de nombre de romans américains de l’entre-deux-guerres. Des armes circulent et sont envisagées, plus ou moins timidement, comme les moyens de signifier une ruine intérieure. Instruments de domination, de vengeance ou d’autodestruction, elles symbolisent les pulsions à l’œuvre dans nos sociétés. Ainsi, le personnage d’Aymeric, ami d’étude du narrateur de Sérotonine, renonce à une carrière prometteuse pour se consacrer à l’élevage sur les terres de ses ancêtres, nobles provinciaux. Reprenant le flambeau d’une fierté, d’un attachement charnel à la terre, il devient une figure du désagrègement. Il diversifie ses activités pour survivre, revend des terres, divorce, boit et finit par mener la grogne avec ses confrères locaux. Meneur du ras-le-bol paysan, devant l’échec des opérations coups-de-poing, il prend les armes et, face aux Crs, fait son baroud d’honneur. Lui qui maîtrise les mots, qui serait le plus à même d’élaborer des perspectives, de trouver des solutions grâce à sa formation et à son héritage, est celui par qui le scandale arrive. Le récit lyrique du suicide d’Aymeric sur une bretelle d’autoroute devant un cordon policier est celui d’une dignité qui n’a pu trouver qu’une expression dans un martyr nihiliste. Véritable scène de guerre sociale, le spectacle est filmé par un cameraman de Bfm. Il fera l’événement un temps, sera considéré comme une crise de communication à gérer par la classe politique. Geste ultime et contestataire, il ne semble pourtant n’être qu’en mesure de mettre au jour l’inanité des discours et des promesses non tenues afin de retourner à l’indifférence résignée. Il suscite l’admiration du narrateur qui, dans son détachement, fait le constat de ses propres démissions et résignations.

Le suicide décrit dans Leurs enfants après eux éclaire une autre réalité : celle de la disparition, une mort qui ne fait pas de bruit, comme celle d’un animal blessé qui se retire pour mourir. Le père d’un des personnages, ouvrier au chômage, rongé par l’alcoolisme, ayant rompu avec sa famille, lors de la nuit de la victoire des Bleus à la coupe du monde en 1998, se laisse dériver sur les eaux d’un lac. Il ne laissera derrière lui qu’un tas de vêtements et le silence. Comme dévorée par l’indifférence générale, cette mort promise aux faits divers n’en est pas moins une allégorie des morts silencieuses de ceux qui, épuisés, trouvent dans le choix de leur propre mort un sursaut de dignité. Ceux qui restent, eux, survivent dans un quotidien monotone et harassant, où les rêves sont réduits à néant.

Entre invisibilité indigne et visibilité sidérante, la violence sociale se manifeste par le sacrifice des corps. Des corps qui n’en peuvent plus, qui ont épuisé leurs ressources ou les palliatifs qui rendaient l’écrasement de la société à peine supportable. Ces romans, dont les lectures peuvent susciter un certain abattement, partagent, malgré leurs différences, un point commun signifiant : ils s’achèvent en un suspens inquiet, refusant la clôture narrative ou la résolution. Ils agencent et mettent en perspective des réalités qui perdent leur tragique dans la segmentation des formats médiatiques et dans le flot continu des actualités qui emportent noms, visages et vécus. La question alors offerte aux contemporains semble non pas celle des horizons possibles, mais la possibilité même d’un horizon

 

[1] - Michel Houellebecq, Sérotonine, Paris, Gallimard, 2019.

[2] - Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, Arles, Actes Sud, 2018.

Nicolas Léger

Professeur de lettres et de philosophie au lycée Victor-Hugo de Florence.

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