Valérie Rouzeau. La grâce et la gravité. Poèmes
La grâce et la gravité
De tous les jeunes poètes apparus à la fin du précédent siècle, Valérie Rouzeau (née en 1967) fut très vite la plus remarquée. Quinze ans plus tard, elle est devenue une figure populaire, faisant la couverture des magazines littéraires et atteignant des chiffres de vente respectables. Les raisons de son succès tiennent d’abord à son talent, plus précisément au ton de sa « voix » composée d’un subtil mélange de familiarité, d’humour et de sensibilité. Si l’on ajoute à cela que Valérie Rouzeau a l’oreille prosodique juste, un sens très développé du rythme et du décalage « jazzé » entre l’image et la syntaxe, on comprend mieux l’accueil de son public. Il y avait, à la fin des années 1990, l’attente d’une nouvelle donne lyrique, d’un retour à un art poétique plus direct, plus simple, où les émotions retrouveraient leur place. Les réflexions, voire les affrontements, entre poéticiens du rythme et formalistes de la contrainte, avaient fini par lasser. Après un passage sous le scanner Jakobson, l’animal poème nous avait été rendu totalement anémié, essoré. La seule issue possible semblait la dérision. Dès Pas revoir1, poème de déploration sur la mort de son père, Valérie Rouzeau change totalement de registre. Sans doute des essais littéraires (Jean-Michel Maulpoix) avaient-ils parallèlement appelé à un renouveau lyrique, mais le recueil paru au Dé bleu donnait corps à cet appel. Dans Neige rien2, paru l’année suivante, la poète livrait des poèmes courts de six vers, pour la plupart, dans lesquels elle explorait le quotidien sur le ton de la conversation. On y entendait la transcription d’une parole cueillie dans les cafés, la rue, le métro avec juste ce qu’il fallait de déformation ou de drôlerie. Ainsi cet échantillon :
D’autres fois, l’intervention de l’artiste ou artisan-chausseur-de-phrases était plus volontaire, plus évidente mais pas moins enjouée :
Dans Va où3, l’écriture de Valérie Rouzeau atteignait un moment de grâce pure sur la distance d’au moins quatre-vingt-dix pages. On y découvrait une suite de moments autoréflexifs correspondant à des fragments de vie quotidienne vécus avec plus ou moins de bonheur. La poète s’exposait, avec toute sa vulnérabilité, à la réparation par le chant. Une distance se creusait entre elle-même et son instrument, elle-même comme instrument.
L’humour n’a pas quitté Valérie Rouzeau depuis lors. Cette spécialiste de littérature anglaise qui a publié une traduction d’Ariel de Sylvia Plath4 et écrit un essai sur ce poète américain mort dans des conditions tragiques5, donne quelquefois le sentiment d’avancer en équilibre sur une corde instable, étroite mais toujours maîtrisée. La famille reste un thème majeur de ses derniers ouvrages, un écran de protection pour ainsi dire, à l’abri duquel la prosodiste peut continuer de se livrer à ses acrobaties verbales, ses glissements progressifs du plaisir des mots, ses lapsus savamment manqués. Mais entre la famille proche et la grande famille humaine, aucune solution de continuité, ce sont les mêmes joies, les mêmes angoisses. « Est-ce un travail de sonner comme ça le quotidien », s’interroge Valérie Rouzeau dans son plus récent recueil Vrouz6, dans lequel elle se livre, sur la distance de cent soixante pages, à la forme sonnet.
Comme si le fait même de mener une existence apparemment oisive de poète induisait chez elle un vif sentiment de culpabilité.
Jeu sérieux la poésie, ou serinage « obsessionnel » ? La modestie revendiquée par Valérie Rouzeau, ses références à la chanson populaire (Boby Lapointe) la maintiennent au contact d’un public reconnaissant qu’on ne l’oublie pas. Il y a, dans ses poèmes, un écho de Prévert mais aussi de Desnos, pour les jeux de mots. Soit une pratique économique du vers juste, avec son poids de gravité jamais excessive, sa tare légère de gratuité, son lien indéfectible à l’existence commune.
- 1.
Valérie Rouzeau, Pas revoir, Paris, Le Dé bleu, 1999.
- 2.
Id., Neige rien, Draguignan, Éditions Unes, 2000.
- 3.
V. Rouzeau, Va où, Bazas, Le Temps qu’il fait, 2002.
- 4.
Sylvia Plath, Ariel, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2009.
- 5.
V. Rouzeau, Sylvia Plath. Un galop infatigable, Paris, Jean-Michel Place, 2003.
- 6.
Id., Vrouz, Paris, Éd. La Table ronde, 2012.