Méfiances françaises envers l'école. Leçons d'une comparaison avec les États-Unis
En comparant la France et les États-Unis dans son livre Gouverner l’école, Denis Meuret montre que la divergence des deux modèles apparaît moins dans l’acquisition des connaissances que dans la confiance qu’inspire l’institution. Autant la France ressent un malaise scolaire – angoisse des élèves vis-à-vis de l’avenir et mécontentement des enseignants face à l’évolution de leur travail – autant l’optimisme l’emporte largement outre-Atlantique. Comment expliquer un tel décalage ?
Nous savons, depuis Tocqueville, l’avantage que procure un détour par l’Amérique pour comprendre la singularité du vieux continent, particulièrement de la France. Et combien la comparaison se révèle rarement à l’avantage de cette dernière, en matière de démocratie comme d’attitude à l’égard de l’avenir. Mais, s’agissant de l’école et des politiques scolaires, peut-on escompter un tel bénéfice ou, si l’on préfère, redouter un tel jugement négatif ? Il existe, en cette matière, des évaluations internationales sur l’efficacité des systèmes scolaires – le fameux rapport Pisa de 2003 est le plus abouti du genre – qui présentent avec une rigueur remarquable les résultats de tests d’apprentissage en mathématiques, lecture et écriture dans tous les pays de l’Ocde et qui permettent de juger de la qualité de la politique éducative d’une nation par rapport aux autres. Il arrive d’ailleurs que ces évaluations plongent certains pays dans l’effroi au vu des résultats de leurs écoles comparés à d’autres, plus pauvres mais plus performantes. Ce fut le cas de l’Allemagne qui découvrit justement en 2003 que son modèle de vie scolaire, occupant seulement la moitié d’une journée pour préserver les enfants de tout embrigadement, par esprit de conjuration envers tout ce qui pouvait rappeler le nazisme, la conduisait en fait tout en bas du classement. Et cette constatation vient de conduire les responsables allemands à se lancer dans une réforme décisive de leur système scolaire. À cet égard, la France n’a pas à rougir de ses résultats, comparés à ceux des États-Unis puisque ses élèves, testés à l’âge de 15 ans, présentent de meilleurs résultats que leurs homologues américains en mathématiques et ne se trouvent à égalité avec eux que pour ce qui est de la compréhension de l’écrit. Alors, dira-t-on, qu’importe le flacon du modèle national, pourvu qu’on ait, pour cet âge du moins de l’apprentissage, l’ivresse de la supériorité ? On sait, bien sûr, que le rapport de force fait plus que s’inverser au niveau de l’université. Mais comment ne pas penser qu’il y va surtout de l’ampleur des moyens accordés à ce segment de l’enseignement et que l’abonder en France suffirait pour rétablir l’équilibre ?
Il est toutefois d’autres résultats de mesure qui ne manquent pas d’intriguer. Ils ne concernent pas les compétences acquises à tel ou tel âge mais le rapport que les élèves entretiennent à l’école, à leurs maîtres, le sentiment d’être traités avec justice, d’obtenir le soutien nécessaire de bien-être dans l’école. Et là, la même enquête Pisa 2003 fait apparaître une dénivellation énorme entre les élèves des deux pays… au bénéfice des Américains. C’est l’importance de cet écart en matière de bien-être à l’école qui a conduit Denis Meuret à faire ce détour par les États-Unis pour interroger en retour le modèle français. À quoi tient ce bien-être, cette disponibilité des enseignants envers les élèves, cette confiance qu’ont ces derniers dans l’institution scolaire, ce sentiment d’être traités avec justice, cette capacité de vivre l’école sans anxiété particulière ? On pourrait juger la question secondaire eu égard à l’importance primordiale des résultats en matière d’acquisition des connaissances. C’est tout le contraire, nous explique l’auteur, car on trouve là, dans cette disposition mutuelle des enseignants et des élèves, un modèle scolaire qui place le nôtre sous une lumière quelque peu cruelle quant à ses manières de faire et qui force à en rechercher l’explication dans sa genèse historique. Ce pourrait être déjà une raison pour appeler les ardents propagandistes du nôtre à plus de modestie. Mais il y a plus important encore selon Denis Meuret : cette particularité du modèle américain, étayé par une longue tradition, le dispose infiniment mieux que le nôtre à s’adapter à l’ère de la globalisation, tant le modèle français freine des quatre fers et récuse « héroïquement » le changement nécessaire au lieu de s’y prêter.
Les héritages de Dewey et Durkheim
Pour comprendre la différence entre les modèles américain et français, Denis Meuret confronte les pensées de deux auteurs de la fin du xixe siècle : John Dewey pour les États-Unis et Émile Durkheim pour la France ; bien que ces deux hommes ne puissent pas être considérés comme les pères fondateurs des écoles de leurs pays respectifs ou comme ceux qui auraient en quelque sorte fourni les instructions pour leurs mises en forme. Ils rationalisent des attitudes plus qu’ils ne les inventent. En 1830, Tocqueville avait déjà observé, aux États-Unis, une école tout à fait similaire à celle que prône Dewey à la fin du xixe siècle. Quant à Durkheim, il théorise l’école que la Troisième République vient de mettre en place plus qu’il ne l’inspire. En fait, le rôle de ces deux auteurs est plutôt, selon la formule de Denis Meuret, celui « d’une force de rappel politique », laquelle revient à systématiser la philosophie inhérente à chaque manière d’organiser l’école et son gouvernement.
Dans ses nombreux écrits sur l’école publiés à la fin du xixe siècle et au début du xxe, John Dewey présente celle-ci comme une fabrique de la démocratie. Elle est un lieu où, plus qu’à transmettre un savoir, on apprend aux élèves à partager une expérience, à découvrir la connaissance par l’expérimentation, et, ce faisant, à produire une société, car
une société, c’est un certain nombre de gens qui sont tenus ensemble parce qu’ils travaillent le long de lignes communes, dans un esprit commun et en référence à des buts communs. Leurs buts et les besoins communs exigent toujours davantage un échange de pensées1.
Au demeurant, la qualité d’une société se juge, explique Dewey, à la multiplicité des liens qui rattachent ses membres les uns aux autres comme à celle des liens qui la relient à d’autres sociétés.
Plus les expériences partagées sont nombreuses, égalitaires, diverses, plus la société sera forte2.
Il existe une parenté forte entre l’apprentissage tel qu’il se pratique à l’école – éprouver, partager, découvrir avec les autres – et ce qui constitue, au plus profond, une société démocratique. Au plan pédagogique, cela amène Dewey à dénoncer ce qu’il appelle « l’attention divisée », c’est-à-dire, d’un côté, l’attention mécanique à un savoir transmis abruptement et, de l’autre, le vagabondage de l’esprit au gré de l’imagination. À dénoncer également toute séparation entre l’école et la société. Ou plutôt, à ne séparer la première de la seconde que pour protéger l’enfant et faciliter une expérience accélérée du monde, une expérience utile car il n’est pas d’intérêt réel possible de l’élève pour une expérimentation dont il ne comprend pas l’utilité, le bénéfice en termes de résolution de problèmes qui se posent réellement dans la vie sociale. Par exemple ? Eh bien, une classe de second cycle où les élèves vont réaliser un programme immobilier complet, de la conception à la vente, ou encore se donner pour but de comprendre comment une voiture marche (ce que Gilbert Simondon désigne comme l’art de déniaiser puisque est niais celui qui se sert d’un objet technique mécaniquement, sans comprendre ce qu’il fait).
Dans ses ouvrages sur l’école, Durkheim fait de celle-ci l’exact opposé de celle de Dewey, non pas un exercice initial de la société démocratique, mais une porte d’entrée dans une société déjà là, surplombant l’individu, permettant sa socialisation par une élévation de son esprit au-dessus de l’obscurantisme et des préjugés qui pourraient le retenir en deçà de son devenir majestueux, de son évolution moderne, évitant ainsi l’écart entre ses tendances naturelles et cet état de la société moderne, conjurant l’anomie qui en résulterait. Ce qui compte donc, c’est la transmission du savoir par lui-même, pour sa beauté édifiante plus qu’utile. « La majesté de ces lois scientifiques m’effraie », devrait se dire l’élève selon Durkheim, lui-même commenté quelque peu ironiquement par Denis Meuret. Pour atteindre cette connaissance, il faut une soumission aux règles, à la discipline, celle de l’école, strictement celle de l’école. Car la société n’est d’aucune aide pour cet exercice d’élévation de l’esprit au-dessus de l’obscurantisme, d’élévation de la connaissance elle-même, au-dessus de l’intérêt car il n’est pas question que les Lumières tombent sous le coup du reproche, formulé par l’Église, de promouvoir une culture bassement intéressée. Au moment où Durkheim écrit sur l’école, les enjeux sont, en effet, très clairs à cet égard. Seules comptent trois institutions : l’école, la famille, l’église. « La première doit remplacer la troisième comme intermédiaire avec le monde et la famille est impropre à former l’enfant à la vie sociale » (dixit l’auteur). Ce qui compte, c’est d’opposer le savoir scientifique à la croyance religieuse, de dissiper les illusions de celle-ci en contrant le contenu de l’école catholique tout en s’appuyant sur le même mode qu’elle de diffusion de la connaissance. Autant la méthode de Dewey relève de ce que les Américains appellent empowerment, autant la méthode célébrée par Durkheim relèverait de ce que Denis Meuret propose d’appeler le dessillement.
Des divergences accentuées
Dewey comme Durkheim incarnent une forme de rationalisation de la politique de l’école dans leurs nations respectives. Mais de quel poids pèsent, à présent, les traditions qu’ils mettent respectivement en forme ?
S’agissant des États-Unis, on ne peut qu’être frappé de la force de la continuité historique de cette manière de « penser l’école » qu’illustre la pensée de Dewey. En raison d’abord de ses liens avec la forme de pensée où ce pays a le plus puisé à son origine, Denis Meuret montre la présence de Locke et de Smith dans cette attitude qui ne veut voir rien d’autre dans la société que les effets de composition qui procèdent de l’activité des individus. En raison de sa résonance dans l’actualité la plus proche aussi. Lisant l’évocation de la pensée pédagogique de Dewey, il est impossible de ne pas songer aux théoriciens du capital social comme Robert Putnam, apparus à la fin du xxe siècle. Comme lui, ils mettent l’accent sur l’importance des liens tissés dans l’expérience commune, de la confiance et des buts partagés qui forment une société démocratique. Mais surtout, on voit bien comment cette conception de l’école la rend apte à relever les défis de la situation présente, ceux qui découlent du consumérisme des parents, de l’exigence d’égalité des chances entre les différents segments de la société, de l’entrée dans une économie d’innovation. À tous ces égards, l’école américaine n’a aucun mal à s’adapter. École unique pour tous, elle l’est depuis la fin de la guerre de sécession ! École soumise à l’exigence d’égalité des chances, elle a tout pour le devenir compte tenu de cette relation de confiance mutuelle entre élèves et enseignants qui la caractérise depuis le départ et qui repose sur l’idée maintes fois réaffirmée par Dewey que « tout le monde peut apprendre ». Dans ces conditions, il est possible de systématiser le principe d’accountability (l’élève est responsable de sa conduite vis-à-vis des enseignants et l’école vis-à-vis des usagers) pour engager un programme ambitieux d’élévation au niveau proficient (entre basic et outstanding) des élèves de chaque catégorie dans chaque établissement d’ici 2014 selon le programme intitulé no child left behind décidé par l’administration Clinton.
S’agissant de Durkheim et de la France, on voit bien également la profondeur de la tradition, son inscription originelle chez Rousseau. On la trouve dans son Émile, à travers la méfiance déclarée envers la croissance des besoins et l’importance accordée à l’opinion qui ne peuvent que rendre méchant cet enfant si bon lorsqu’il reste reclus… On trouve bien, déjà là, la propension française à préparer l’élève à la société en le préservant de celle-ci, de sa corruption. Durkheim ne fait, à cet égard, que conférer à l’évolution la vocation de réaliser – progressivement – ce royaume de l’humanité nouveau et meilleur que lui promettait Rousseau par une éducation salutaire. Il reste – seulement – à adapter l’école à cette évolution. Mais comment faire puisque sa particularité est de se tenir hors de toute compromission avec la société ? Par des adaptations, par la diminution du rôle du latin, le développement de la technique, par l’école de masse. Cela, l’État français a su le faire, et plutôt bien. Mais à présent l’enjeu est ailleurs. Il réside dans la capacité à faire le saut dans le postmoderne plus qu’à s’adapter, au coup par coup, au progrès. Il ne s’agit plus de s’adapter à l’histoire mais de s’ouvrir au monde sans crainte parce qu’armés du moyen d’y œuvrer avec talent. L’impératif est là : mieux armer chaque élève, doter chacun d’un talent pour agir dans un monde élargi où chacun a autant que possible confiance en lui à partir de ce qu’il a vécu à l’école. Cette fois, il ne suffit pas de scolariser plus longtemps, de mieux déceler les compétences, de sauver les meilleurs pour qu’ils deviennent l’élite de la nation. Il n’est plus possible surtout de faire « une école contre » (les parents, la télé, l’individualisme, la paresse…). Ce modèle de l’école de transmission et de sélection qui trie les meilleurs plus qu’il ne s’efforce de mettre au monde tous les élèves est devenu si inadapté qu’il n’a plus qu’un pouvoir de nuisance. Selon ses zélateurs, le niveau que « tous » peuvent atteindre sera immérité, fruit d’un niveau qui baisse (version de droite) ou illusoire en raison des inégalités sociales (version de gauche). On ne peut pas demander des comptes à l’école, innocente, forcément innocente. On ne peut pas tenir compte de cette demande obscène des parents consuméristes. Tout au plus, peut-on offrir, et à un très faible coût, une liberté de l’offre par le choix entre le privé et le public. Pour le reste, à l’intérieur du public, ce sont les lycées qui choisissent leurs élèves. Car ce qui compte, c’est toujours la sélection d’une élite plus que la mise en capacité de tous.
Comment se pourrait-il qu’une si grande différence dans l’adaptabilité au monde postmoderne repose sur une si faible variation dans l’exercice pédagogique avec le rôle de l’expérience comme inducteur de la connaissance et le souci du bien-être de l’élève ? Peut-être, tout simplement, parce que la première génère la confiance en soi et au monde, le besoin des autres. Tandis que la seconde formule, ennemie et décalque à la fois de l’école catholique, détourne du monde, apprend à se méfier de soi et à s’élever au-dessus des autres par l’acquisition formelle des connaissances pour justifier la position de domination qui constitue l’horizon radieux qu’elle réserve à ses meilleurs produits.
- *.
À propos de Denis Meuret, Gouverner l’école. Une comparaison France États-Unis, Paris, Puf, 2007.
- 1.
John Dewey cité par D. Meuret, Gouverner l’école…, op. cit., p. 33.
- 2.
D. Meuret, Gouverner l’école…, op. cit., p. 33.