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Coucher de soleil, ciel orange / Félix Vallotton, domaine public
Coucher de soleil, ciel orange / Félix Vallotton, domaine public
Dans le même numéro

Les paysages de Claude Lévi-Strauss. Une pensée du sensible

Longtemps abordée par l’approche formelle de la linguistique et des mathématiques, l’oeuvre de Lévi-Strauss est aujourd’hui mieux comprise dans sa part esthétique et sensible. L’importance des paysages en témoigne aussi bien en ville que dans la forêt, en montagne ou en mer : l’art de la marche et de la description invite à mieux comprendre les rapports entre nature et culture.

Pourquoi aborder l’œuvre de Claude Lévi-Strauss par la double thématique du sensible et du paysage ? D’un côté, cette œuvre est le plus souvent lue et interprétée dans le seul prisme d’une réflexion anthropologique dont le caractère savant, formel et ardu est particulièrement exigeant. Le travail de Claude Lévi-Strauss ayant recours aux modèles mathématiques et à la linguistique, il a trop souvent été interprété en fonction d’un clivage entre l’abstrait et le concret que renforçait à l’époque, celle des années 1970, la « coupure » entre la science et la phénoménologie. En dépit de la volonté affichée au début de Tristes tropiques de rompre avec les pensées de la conscience, cela ne correspondait pas à une « logique du sensible », à une pensée qui ne se contentait pas d’opposer l’expliquer et le comprendre, l’intelligible et le sensible1.

Aujourd’hui une nouvelle génération de lecteurs, à commencer par les éditeurs du récent volume de la Pléiade publié en 2009, marque son intérêt pour la part esthétique et sensible du travail de C. Lévi-Strauss. Faut-il le rappeler ? La Pensée sauvage, un livre qui s’en prend à Sartre et aux philosophies de l’histoire, est dédié au phénoménologue Maurice Merleau-Ponty, l’auteur du Visible et de l’invisible, avec lequel C. Lévi-Strauss entretenait un dialogue permanent. Sur le plan de la création esthétique, C. Lévi-Strauss est un écrivain, l’auteur de Tristes tropiques, un livre de voyage qui devait être à l’origine un roman portant ce titre car renvoyant aux « tropiques bondées d’Asie du Sud » et aux « tropiques vides d’Amérique du Sud », mais il a également beaucoup écrit sur la peinture, la musique, l’opéra, et l’on sait qu’il fut proche à New York des surréalistes, d’André Breton ou de Max Ernst. Réceptif aux luxuriances de la nature (« les couleurs du coucher de soleil, le savant parfum du lis, le clin d’œil serein échangé avec un chat »), il s’aventure dans les galeries d’art de Manhattan alors que l’art contemporain n’était pas encore né ou il se perd à Paris dans la galerie Vero Dodat où il imagine une femme nue, sortie d’un tableau d’Yves Tanguy, en train de déambuler comme Henri Michaux voit un lac au fond de l’avenue de l’Opéra.

Faut-il s’en étonner puisque cette pensée qui valorise l’intellect est également portée par la question de la multiplication des formes et de la prolifération du sensible ? Évoquant Jean-Jacques Rousseau, C. Lévi-Strauss en appelle à un renversement de méthode destiné à valoriser le sentiment :

Dans toute son œuvre, Rousseau cherche l’union du sensible et de l’intelligible, ce que j’essaye moi-même de faire par d’autres voies et prenant les choses par l’autre bout : par le primat de l’intellect au lieu du sentiment ; mais chez lui et chez moi, le besoin d’une réconciliation est le même2.

Par ailleurs, la dimension du paysage fait écho à de nombreux espaces et lieux : le Brésil tout d’abord puisque Tristes tropiques raconte entre autres l’arrivée à Rio, la découverte de São Paulo puis le long voyage dans le Mato Grosso et dans le sertao3 qui rappelle les paysages de l’écrivain brésilien Guimaraes Rosa ou de l’écrivain mexicain Juan Rulfo4. Mais le voyage est un échec puisqu’il tient le monde à explorer « à distance », c’est une épreuve qui témoigne de l’impossibilité de se dépouiller de soi-même pour nouer le bon contact. La nécessité de découvrir passe par une expérience « impossible » qui rend manifeste un « écart », la différence entre l’extérieur et l’intérieur. C. Lévi-Strauss est toujours à la lisière, dans l’écart, entre deux mondes, il ne cherche pas à rassembler, à réunir, à unifier, mais à faire tenir ensemble, à faire coexister les contraires, « l’hétérologie » (l’Autre) l’emporte sur « l’hénologie » (l’Un), la pensée du dehors sur la pensée du dedans5. Évoquer le thème récurrent du paysage chez Lévi-Strauss, c’est bien répondre à l’invitation d’assurer la prééminence du sentiment sur l’intellect, c’est aussi considérer des variantes de la confrontation entre nature et culture, et c’est voir également une « structure » au sens d’un langage en action.

Pour en saisir les ressorts, on s’arrêtera ici successivement sur la diversité des formes de paysage, sur la place du paysage dans l’histoire de la peinture, sur les paysages urbains et sur la musique qui est indissociable de la suspension du temps comme le coucher de soleil qui est un moment paysager cher à C. Lévi-Strauss. Autant d’exemples qui débouchent sur deux grilles d’interprétation distinctes : d’une part celle qui met en avant la tension entre nature et culture, et d’autre part celle qui souligne le rôle de la temporalité et de l’intemporalité. Dans le cas de la première, le paysage est appréhendé doublement : d’une manière directe comme la confrontation entre un voyageur et un donné naturel, « un ensemble d’éléments plus ou moins concentré » où se joue la « tension » entre nature et culture ; ou d’une manière indirecte avec l’art pictural dont l’évolution du thème paysager rend visible le recul de la nature au profit de la culture. Dans le cas de la grille temporelle, deux scénarios retiennent l’attention : celui des paysages urbains (et non plus naturels) arpentés aux quatre coins du monde qui rendent (ou non) possibles des disjonctions et des courts-circuits temporels, autant de suspensions du temps donnant accès à une « surréalité plus réelle que la réalité ». Et celui de la musique qui correspond à l’ambition » « mythique », celle de l’opéra, d’arrêter le temps, d’être « hors-temps » comme le mythe, mais aussi comme le paysage du coucher de soleil qui accorde la ligne d’horizon et l’intemporalité.

Les paysages entre nature et culture

Formes paysagères

À la recherche d’un paysage qui ne se dérobe pas

Le thème du paysage est d’abord décrit « en tant que tel » dans Tristes tropiques comme la résultante d’un déplacement géographique : dans l’un des deux recueils de photographies publiés en 1996 en portugais (Saudades do Brasil) est évoquée l’ascension du sommet le plus élevé du Brésil (le mont d’Itatatiaia, 2 800 m) au terme de laquelle le géographe Emmanuel de Martonne devait improviser un exposé (« une admirable explication de texte ») :

Je compris qu’un paysage, regardé et analysé par un maître, peut être d’une lecture passionnante aussi propre à former l’esprit qu’un commentaire de Racine6.

La référence à un auteur classique, ici Racine, n’est pas anodine puisqu’un chapitre de Tristes tropiques raconte la tentative avortée d’écrire une pièce inspirée du Cinna de Corneille. Mais le paysage n’est pas seulement ce qui est vu d’un sommet, d’en haut, ce qui est maîtrisé optiquement par l’œil, car il est indissociable d’un voyage, d’un parcours spatial. Il est ce dans quoi on pénètre, ce qui caractérise la confrontation de la nature et de la culture. Mais il est aussi ce qui se dérobe, ce qui rend impossible de « faire un tout avec des détails  ». Car le détail l’emporte sur l’immensité : « Je récuse l’immense paysage, je le cerne, je le restreins jusqu’à cette plage d’argile et ce brin d’herbe.  » Bref, il est évanescent comme un « autre » qui lui échappe : « Il se dérobe comme l’expérience sociologique des Nambikwara elle-même7. » Mais, avant de refaire surface dans la réflexion sur la peinture, le thème du paysage est appréhendé en fonction des « types de paysages » parcourus.

Le bord de mer, la montagne, la forêt

Dans le chapitre 32 de Tristes tropiques, C. Lévi-Strauss en décline trois qu’il affectionne plus ou moins : le bord de mer, la haute et la moyenne montagne, la forêt amazonienne. Il cherche dans ces paysages naturels une concentration des éléments naturels mais aussi, comme ce sera le cas avec l’art, une confrontation de la nature et de la culture, c’est-à-dire un écart différentiel. Le paysage ne se donnant pas naturellement, Lévi-Strauss est d’abord à la recherche d’un paysage susceptible de se dérober de moins en moins et dans lequel le voyageur peut s’extérioriser et projeter une expérience du temps. Le paysage renvoie alors à une découverte géologique où l’espace et le temps se recouvrent et se confondent, se concentrent en rapprochant les millénaires : « La diversité vivante de l’instant juxtapose et perpétue les âges. » Ainsi de cette « secrète fêlure » de la roche où coexistent deux plantes vertes et deux ammonites, « attestant à leur manière un écart de quelques dizaines de millénaires : soudain l’espace et le temps se confondent8 ». Mais le paysage exige une présence corporelle où « ce ne sont plus l’espace et le temps qui se concentrent en un même point, mais le moi qui se dilate pour se projeter et en quelque sorte se naturaliser dans le paysage tout alentour, dont il “reproduit” alors le mouvement au long d’innombrables millénaires9 ». Ce ne sont pourtant pas des expériences exceptionnelles puisqu’elles interviennent dans « un “milieu” où temps et lieux se rapprochent, se télescopent, se concentrent de façon à offrir au regard un spectacle plus dense ». Cette concentration géologique, indissociable d’une « intelligibilité dense », renvoie à des paysages différenciés, à des morphologies et à des géologies, dont les formes sont plus ou moins concentrées.

Premier cas de figure : le bord de mer et les plages offrent un paysage trop « délayé, distendu, fluide » et déconcentré où C. Lévi-Strauss aime cependant à se promener à la recherche de coquillages qu’il rassemble pour faire des collages ou des collections comme Benvenuto Cellini, l’homme de la Renaissance10.

À la différence du bord de mer, la montagne est un univers concentré :

Elle est concentrée au sens propre puisque la terre plissée et pliée y rassemble plus de surface pour une même étendue. Les promesses de cet univers plus dense sont aussi plus lentes à s’épuiser […] Il me semblait que ce paysage debout était vivant. Au lieu de se soumettre passivement à ma contemplation, à la manière d’un tableau dont il est possible d’appréhender les détails à distance, et sans y mettre du sien, il m’invitait à une sorte de dialogue où nous devrions, lui et moi, fournir le meilleur de nous-mêmes. L’effort physique que je dépensais à la parcourir était quelque chose que je lui cédais et par quoi son être me devenait présent11.

Si un transfert de substance du moi au monde − et réciproquement − s’effectue dans le cas de la montagne, si le paysage ne se dérobe plus autant que sur le bord de mer, si l’expérience est éprouvée sur un mode quasi géologique, les interlocuteurs − le paysage et le voyageur − restent cependant extérieurs l’un à l’autre.

Or, cette extériorité disparaît dans le cas de la forêt, le troisième paysage évoqué, qui favorise une intime et profonde confrontation de l’intérieur et de l’extérieur. Univers refermé sur lui-même, enveloppe couverte par la canopée, la forêt excite « les sens plus proches de l’âme », « l’ouïe et l’odorat », et elle permet l’expérience du passage de l’extériorité à l’intériorité :

Moins étendu que celui des grandes chaînes, son horizon vite clos enferme un univers réduit qui isole aussi complètement que des échappées désertiques […] L’intimité avec le monde végétal concède ce que la mer maintenant nous refuse et ce dont la montagne fait payer trop chèrement le prix.

Si la forêt amazonienne apparaît du dehors comme « un amas de bulles figées, entassement vertical de boursouflures vertes », si on peut la croire affectée «  d’un trouble pathologique qui a uniformément affligé le paysage fluvial », tout change « quand on crève la pellicule et qu’on passe au-dedans : vue de l’intérieur, cette masse confuse devient un univers monumental. La forêt cesse d’être un désordre terrestre ; on la prendrait pour un nouveau monde planétaire, aussi riche que le nôtre et qui l’aurait remplacé ». Le dehors est entré en dedans, et la forêt recueille la luxuriance des signes. Cette prééminence de la forêt et de ses échappées désertiques est intéressante : d’un côté, elle rappelle que le peuple dit sauvage est celui de la forêt (silva et sauvage12), celui que l’on dit « sans nom » (Guyane, de l’indien guaino, veut dire « forêt » et « sans nom »), ce qui contraste avec la tradition occidentale13. Et d’un autre côté, la luxuriance des signes débordant au sein de la forêt caractérise analogiquement l’expérience urbaine, la ville étant considérée comme un espace forestier fermé, une ville canopée14.

Que retenir de cette traversée de trois paysages ? Deux choses au moins : un paysage est d’autant plus puissant et significatif qu’il enveloppe le voyageur, et il est d’autant plus riche qu’il est un concentré de formes et de signes (d’où la différence entre la plage et une vallée de montagnes qui resserre), qu’il fourmille d’objets et alimente les sens dans leur pluralité. La vision de haut, celle qu’on a depuis le sommet n’est pas la meilleure approche d’un paysage15.

Peinture, paysage et recul de la nature

Parallèlement à ces descriptions, l’analyse de l’évolution de la peinture moderne, marquée par les liens du paysage et de la perspective au moment du Quattrocento, s’accompagne chez l’auteur de Tristes tropiques d’un recul du thème paysager qui va de pair avec le retrait progressif de la nature devant la culture.

Les trois écarts de l’histoire de la peinture

Si la peinture intervient d’abord sous la forme de l’art primitif avec les masques des Caduveos qui sont l’expression d’un dédoublement infini, C. Lévi-Strauss précise, à l’occasion de textes disparates, sa conception de l’histoire de la peinture. Cela le conduit à juger des limites de la peinture moderne qui prétend pourtant se rapprocher de la peinture des populations dites primitives, comme en témoigne le rapport d’un Picasso à l’art africain. Trois différences interviennent entre la peinture moderne et l’art primitif : la distinction entre production individuelle et production collective, l’opposition entre un art qui vise un caractère de plus en plus représentatif et de moins en moins significatif (l’art primitif signifie beaucoup mais ne représente pas), et la situation par rapport aux grands maîtres (l’académisme).

Ces trois écarts – l’individualisme, le représentationnisme et l’académisme − séquencent l’art moderne. Si les impressionnistes se libèrent de l’académisme, ils ne s’émancipent pas de la représentation et peignent les paysages pauvres du monde industriel qui sont de moins en moins naturels. Quant aux cubistes, ils retrouvent le souci de la signification en se libérant de la représentation, mais il leur manque la fonction collective de l’art qui est le propre des arts primitifs dont ils s’inspirent. De même que les cubistes, à distance de toute création collective, consacrent l’individualisme et l’artiste protéiforme (à l’image d’un Picasso), l’obsession des objets de l’art moderne, celui du ready made, n’est pas l’indice d’une « renaturation de l’art ». Bien au contraire : à « l’académisme du signifié », celle de la peinture classique figurative, succède « l’académisme du signifiant », une production artistique individualiste où les objets « défigurés » sont « solitaires » et non plus « solidaires », des machines « célibataires » et « hors nature ». Alors que les impressionnistes ont perdu un rapport substantiel à la nature pour avoir oublié que le peintre doit s’effacer et s’incliner devant l’inépuisable richesse du monde, les cubistes proposent des collages et des collections d’objets auxquels manque la relation à la nature.

La nature est tout de même tellement plus riche que la culture. On a si vite fait le tour des objets manufacturés, en comparaison de la fantastique diversité des espèces animales et végétales16.

Le cubisme qui se détourne du paysage naturel au profit des objets fabriqués de la culture industrielle et du design rend ainsi manifeste l’opération nihiliste de la modernité.

Le paysage pictural figuratif. Au-delà de l’opposition entre naturel et artificiel

Mais cette réflexion, qui porte sur la tension et les déséquilibres entre nature et culture dans l’histoire de la peinture, n’empêche pas C. Lévi-Strauss de valoriser le paysage pictural « figuratif », qui peut être plus riche « naturellement » que le paysage industriel des impressionnistes. Pour comprendre cette approche, indissociable d’une recherche de la « surréalité » que l’on va retrouver dans la déambulation temporelle au sein des paysages urbains, il est nécessaire de prendre en compte la dimension de la temporalité qui dépasse le clivage de la nature et de l’artifice, de la représentation et de la signification. Un tableau paysager de Joseph Vernet peut en fournir l’exemple :

J’imagine parfaitement que je puisse vivre devant un grand paysage. Vous allez être choqué parce que je vais citer des peintres mineurs, les tableaux de Joseph Vernet qui représentent les ports de mer de la France du xviiie siècle. J’imagine très bien de vivre devant ces tableaux et que les scènes qu’ils présentent deviennent pour moi plus réelles que celles qui m’entourent. Le prix qu’elles ont pour moi tient à ce qu’elles m’offrent le moyen de vivre cette relation entre la mer et la terre qui existait encore à l’époque, cette installation humaine qui ne détruisait pas complètement mais aménageait les rapports naturels.

La question n’est donc pas de savoir si un paysage est naturel ou artificiel puisque la confrontation de la nature et de la culture, indissociable ici d’une disjonction temporelle (vivre la relation terre/mer à une autre époque), est le ressort décisif. Une disjonction temporelle qui rappelle la tension entre le paysage et le marcheur dans les paysages décrits plus haut.

N’y a-t-il pas meilleure manière de comprendre que la pensée de C. Lévi-Strauss relève simultanément du sensible et de l’intelligible, mais aussi que cette mise en relation s’exerce différemment dans la peinture et dans la musique ? Alors que la musique passe de la culture à la nature sans matière puisqu’il n’y a que des sons, la peinture passe de la nature − dont les couleurs sont l’indice − à la culture au risque qu’il ne reste plus que de la culture. Tout se joue donc dans cette tension du naturel et du culturel : tout est affaire de tension, d’écart différentiel, il n’y a là aucun naturalisme. Ce que confirme la réflexion sur les paysages urbains qui met l’accent sur la question de disjonction temporelle.

À la recherche du temps perdu. Le travail de la mémoire et de l’oubli

Paysages urbains et surréalité

La saudade

Si les textes relatifs aux paysages urbains montrent qu’un paysage peut être artificiel comme celui de New York, ils se démarquent de cette première approche qui se présente dans les termes de la tension nature/culture. Dans le cas des paysages urbains, comme dans celui de l’opéra et du coucher de soleil, la relation au paysage est indissociable d’une expérience du temps destiné à répondre au «  morne ennui de la succession linéaire du temps », celui de la saudade brésilienne/portugaise ou celui de l’awa japonaise17. Si la saudade n’est pas sans lien avec le voyage qui exprime l’impossibilité de se départir de son propre monde, elle évoque aussi une « nostalgie » qui peut relever du morne ennui. Mais alors, comment échapper à la saudade ? Deux moyens s’offrent : celui d’aller dans tous les sens (en termes de temps et d’espace), de produire des chassés-croisés temporels (et non pas les courts-circuits des surréalistes) ; ou celui de suspendre le temps. Mais les deux, disjonctions temporelles et suspensions du temps, s’accordent puisque « la machine à voyager dans le temps » suppose de pouvoir l’arrêter. Bref, il y a deux voies possibles pour qui veut « surmonter l’évanescence de l’instant présent » : soit un mouvement à rebours renversant l’irréversibilité du flux temporel, soit son immobilisation. Il faut vaincre le cours du temps en le parcourant en tous sens ou en le suspendant. La première issue est rendue possible par la pratique des paysages urbains, la seconde par l’expérience musicale de l’opéra qui trouve sa forme paysagère dans le coucher de soleil.

La ville européenne

La ville renvoie à une expérience double, celle qui associe justement nature et culture, mais aussi celle qui conjugue le moment présent et le temps passé.

Ce n’est pas de façon métaphorique qu’on a le droit de comparer […] une ville à une symphonie ou à un poème ; ce sont des objets de même nature. Plus précieuse peut-être encore la ville se situe au confluent de la nature et de l’artifice […] Elle est à la fois objet de nature et sujet de culture ; individu et groupe ; vécue et rêvée : la chose humaine par excellence18.

Quelle est concrètement cette ville ? Une certaine image de la ville européenne dont C. Lévi-Strauss ne parle qu’allusivement puisque peu de noms de villes européennes sont cités. Et ce n’est pas un hasard : s’il revient, comme par contraste, dans les chapitres finaux de Tristes tropiques consacrés à « l’épuisement » urbain (la ville en perte d’énergie), à la ville en train de mourir que symbolise par exemple Karachi et ses corps meurtris ou les villes d’Inde marqués par la pourriture.

Qu’il s’agisse des villes momifiées de l’Ancien Monde ou des cités fœtales du Nouveau, c’est à la vie urbaine que nous sommes habitués à associer nos valeurs les plus hautes sur le plan matériel et spirituel19.

Tristes tropiques est une galerie urbaine où défilent des villes multiples sans consacrer une ville modèle. Cette galerie de tableaux urbains est diachronique : elle part de l’Orient (le monde musulman et bouddhiste qui est le point de départ et le point d’arrivée) pour transiter par le monde européen et découvrir le Nouveau Monde : aussi bien Rio et São Paulo avant les villes de l’intérieur brésilien comme Cuiaba, que New York et Tokyo. Aujourd’hui la notion de paysage urbain est valorisée et nombreux sont les urbanistes et paysagistes qui affirment que « le Site précède le programme  ». Mais C. Lévi-Strauss ne parle pas de la ville au sens où il y a des sites ou des paysages, mais comme d’une rythmique, comme d’une musique. L’espace urbain est un langage musical : une ville n’est pas un espace fermé et clôturé, mais un espace en mouvement et rythmé. Julien Gracq voit dans l’ensemble urbain ce double mouvement permanent : centrifuge et centripète, dystole et systole, centre et périphérie20. Cette « mise en tension » urbaine permet d’augmenter la réalité au sens où la ville européenne est pleine d’« issues dérobées ».

Mais la surréalité de C. Lévi-Strauss ne correspond pas au moment « surréaliste » recherché par un poète comme André Breton, au moment qu’exprime par exemple le court-circuit de Nadja à Nantes.

Si l’expérience de la surréalité consiste pour C. Lévi-Strauss à échapper un instant à une temporalité univoque orientée par un écrasement des différences, il y a par contraste deux temps successifs chez André Breton, ce qu’inaugure une brèche qui est la rupture initiale. Pour Lévi-Strauss, Paris est plus amazonien que surréaliste : si les « issues dérobées » que ménage la déambulation dans la ville permettent de s’engrener sur un réel « entropique », pris dans un mouvement de nivellement et de désintégration, le moment « surréaliste » consiste à vivre, à faire l’expérience sensible de l’articulation de deux niveaux − expérience marquée par une émotion esthétique qui est en même temps source de connaissance − et à échapper un instant à une temporalité univoque orientée par un écrasement des différences21.

À la différence de la surréalité, du surcroît de surréalité que recherche Lévi-Strauss, de ce réel plus réel que le réel, il y a toujours deux temps chez Breton car «  la brèche, le moment “surréaliste”, consiste à se retrouver après une perte initiale ». Mais, continue Vincent Debaene, « la difficulté est que la surréalité retombe alors, et malgré tout, sous le coup du soupçon de projection, puisqu’elle répond, in fine, à un désir individuel − alors que, chez Lévi-Strauss, la surréalité est plus réelle que le réel lui-même22 ».

La « surréalité », qui est « plus réelle que le réel » comme le tableau paysager de Joseph Vernet, est un remède contre la saudade, une manière de s’approprier toutes les dimensions du temps et de n’être pas victime de son irréversibilité. Le voyageur le signale, quand il arrive au fond de la baie de Rio, à propos du voyageur Jean de Léry :

Sur place, il y avait quelques restes, des tessons de poteries, et même un vase entier. En les contemplant, je me disais que j’étais peut-être là le premier à revenir depuis le temps de Léry. Tout est dans cette émotion […] La lecture de Léry m’a aidé à m’échapper de mon siècle23.

La déambulation (le voyage urbain comme le voyage ethnographique) permet ainsi de remonter le temps, et donc de faire jouer la mémoire.

Tokyo : la ville palimpseste

À Tokyo, cette ville palimpseste comme le paysage est géologique, le voyageur urbain éprouve également cette possibilité de télescoper les temporalités et de rattraper le temps perdu. Alors qu’on lui a présenté un Tokyo catastrophique − une ville surpeuplée, anarchique, sans beauté, écrasante par son gigantisme, entièrement reconstruite après les bombardements de 1945, un espace urbain traversé en tous sens par des voies express surélevées qui se croisent dans le vacarme des niveaux différents −, il découvre à deux reprises, en 1977 et en 1986, une ville contrastée où la variété des espaces fait écho à des mémoires différentes qui sont autant d’écarts différentiels et de télescopages :

Je me suis aperçu qu’il suffisait de quitter les grandes artères et de s’enfoncer dans des voies transversales pour que tout change. Très vite, on se perdait dans des dédales de ruelles […] J’admirais cette faculté laissée aux habitants de la plus grande ville du monde de pouvoir pratiquer des styles de vie différents.

C’est la ville palimpseste mais aussi la ville paysage au sens du paysage du peintre/dessinateur Hokusai, un paysage plus réel que la réalité sensible24.

Villes du Nouveau Monde : São Paulo et New York

Mais, tout comme Tokyo, les cités fœtales du Nouveau Monde ont grandi. Et elles ont grandi très vite, trop vite. Voilà ce qui frappe d’abord dans le cas des villes du Brésil, à commencer par São Paulo qu’il arpente encore au milieu des vaches dès 1935. Le différentiel entre l’Europe et le Nouveau Monde porte sur la rapidité des transformations, c’est-à-dire sur le caractère plus ou moins ténu et fragile de la mémoire.

En visitant New York ou Chicago en 1941, en arrivant à São Paulo en 1935, ce n’est donc pas la nouveauté qui m’a étonné, mais la précocité des ravages du temps […] puisqu’aussi bien, la seule parure à quoi ils pourraient prétendre serait celle d’une jeunesse, fugitive pour eux comme des vivants25.

Pourtant cette allure s’accompagne d’une capacité d’appréhender le passé le plus lointain comme c’est le cas dans les musées de New York. Alors que la ville européenne a érigé des monuments, amassé de la mémoire, les villes « neuves » misent sur le Musée pour faire mémoire de ce qui a disparu.

Ainsi New York offrait simultanément l’image d’un monde déjà révolu en Europe, et celle d’un autre monde dont nous ne soupçonnions pas alors combien il était proche de l’avenir. Sans que nous nous en rendions compte, une machine capable tout à la fois de remonter et de devancer le temps nous imposait une série ininterrompue de chassés-croisés entre des périodes antérieures à la Première Guerre mondiale, et celle qui, chez nous, suivraient de peu la seconde26.

Mais New York est un paysage artificiel, ce qui signifie bien que l’artifice peut, là encore, comme dans le cas du tableau de Joseph Vernet, être un facteur de renaturation :

La beauté de New York ne tient donc pas à sa nature de ville, mais à sa transposition […] de la ville au niveau d’un paysage artificiel où les principes de l’urbanisme ne jouent plus : les seules valeurs significatives étant le velouté de la lumière, la finesse des lointains, les précipices sublimes au pied des gratte-ciel, et des vallées ombreuses parsemées d’automobiles multicolores, comme des fleurs27.

Une description qui n’est pas sans faire écho à la Cité des sciences de Dientsatdt (la ville de Volkswagen) imaginée par l’architecte Zaha Hadid : un bâtiment tout de béton qui met en forme des paysages. Cette expérience, il l’a connue aussi à Tokyo, mais la ville s’est transformée en quelques décennies et son caractère de palimpseste s’est progressivement effacé.

La suspension du temps : l’opéra et le coucher de soleil. La machine à supprimer le temps

Si les machines à remonter le temps sont privilégiées, c’est donc par choix de traquer et de rendre possibles des moments de surréalité. Mais il y a encore une autre issue : celle d’arrêter la machine, d’immobiliser fictivement le temps. C’est ici qu’intervient l’opéra qui va de pair avec les mythes, car l’opéra met en musique la volonté d’arrêter le temps qui passe, mais aussi le coucher de soleil qui est comparé à une ouverture d’opéra.

L’opéra et la forêt

Alors que la peinture peut favoriser une rencontre surréelle dans un tableau paysager de Joseph Vernet entre le sensible et l’intelligible, la musique consiste en un simple rapport entre des idéalités sonores. Le paradoxe est que la musique, dissociée de tout matériel sensible, permet mieux que la peinture d’accéder à cette « suspension du temps » qui fait écho à la surréalité proche du coucher de soleil. C’est qu’elle a la capacité de faire passer de la culture à la nature par le biais de l’émotion esthétique alors que la peinture substitue progressivement la culture à la nature :

La peinture, parce qu’elle reste liée à l’usage des couleurs, même dans la peinture abstraite, risque de vouloir imiter un modèle naturel, tandis que la musique, qui ne recourt qu’à des bruits articulés entre eux, est tout entière dans la culture. Alors que la peinture veut imiter la nature par la culture, grâce à l’usage des couleurs, la musique prend ses éléments dans la culture sous forme de bruits articulés, et les enracine dans la nature sous forme d’émotions esthétiques28.

Comme elle est le lieu où le dédoublement du son et du sens parvient à sa limite − un son ne trouve pas de sens en lui-même, car il y a absence de représentation, mais seulement dans l’ensemble de ses rapports avec les autres sons −, la musique rend possible l’expérience d’une transformation singulière : ce sont de « purs rapports » qui produisent une sensation ou une émotion.

C’est pourquoi le mythe et la musique requièrent une dimension temporelle pour se manifester, même si le mythe exprime cette temporalité sous une forme logique qui consiste à supprimer le temps29.

Dès lors le parallélisme entre musique et mythe s’impose et l’opéra succède aux mythes :

La peinture, écrit C. Lévi-Strauss, organise intellectuellement, au moyen de la culture, une nature qui lui était déjà présente comme organisation sensible. La musique parcourt un trajet exactement inverse : car la culture lui était déjà présente avant qu’au moyen de la nature elle l’organise intellectuellement30.

La musique porte donc en elle une dynamique puissante : avec elle les inversions entre nature et culture se pensent autrement que comme des imitations. Comme l’opéra « est assimilé à un voyage resserrant entre trois ou quatre heures une vaste musique, aussi variée que le spectacle du monde et pourtant une », la démonstration des Mythologiques se présente comme un opéra de Wagner en quatre parties :

Tout se passe comme si la musique et la mythologie n’avaient besoin du temps que pour lui infliger un démenti. L’une et l’autre sont, en effet, des machines à supprimer le temps […] l’audition de l’œuvre musicale, du fait de l’organisation interne de celle-ci, a donc immobilisé le temps qui passe31.

Comment ne pas penser, en lien avec la prééminence de la forêt, au Teatro Amazonas de Manaus, à la soprano Isabelle Sabrié, à ce collage significatif de l’opéra et de la forêt, au Fitzcaraldo du cinéaste Werner Herzog ?

Le paysage du coucher de soleil et la vague (Fernando Pessoa et Italo Calvino)

De même que l’opéra peut être associé à la forêt, il est concevable d’arrêter le temps qui passe dans le paysage. Celui-ci peut être une petite musique, un espace « hors-temps » : ainsi du coucher de soleil32, de ce paysage évanescent, de cette ligne trouble et poreuse qui associe l’approche temporelle et l’approche sensible. C’est peut-être le rêve de C. Lévi-Strauss, comme une volonté proustienne d’arrêter le temps, comme la volonté du structuraliste de rassembler tous les écarts différentiels en un moment unique, en un espace-temps immortel. Comme l’immobilisation de cette ligne d’horizon que traduit la ligne toujours fuyante où la terre touche le ciel. Ce qui n’est pas sans lien avec la saudade de l’anthropologue : le thème du coucher de soleil qui ouvre quasiment l’arrivée au Brésil dans Tristes tropiques, le livre inaugural, ferme le quatrième tome des Mythologiques. Un coucher de soleil qui est particulièrement cher à Pessoa :

Oui, c’est le couchant […], le ciel vire du bleu légèrement verdi au gris blanchâtre, et vers la gauche, tapi sur les pentes de l’autre rive, s’amoncelle un nuage brunâtre, d’un rose comme mort […] du ciel seulement, du ciel de toutes les couleurs qui défaillent − bleu-blanc, vert encore bleuâtre, gris pâle entre le bleu et le vert, vagues tons distants de couleurs de nuages qui n’en sont pas, au jaune indécis obscurci d’une pourpre mourante. Et tout cela est une vision qui s’éteint au moment même où elle est perçue, un entracte entre rien et rien, ailé, suspendu tout là-haut, en tonalités de ciel et de meurtrissure, prolixe et indéfini33.

On n’est pas loin de l’éternité sans transcendance de Spinoza ou de l’art « éternel » du sculpteur de Bharhut. Le nihilisme de Lévi-Strauss, fasciné par l’intemporel, n’est pas sans beauté.

Mais la vague marine, celle qui rythme le paysage du bord de mer, ce paysage dévalué par rapport à la forêt ou au coucher de soleil est aussi une lueur hors temps, une ligne de crête comme il y a une ligne d’horizon. Ce moment moins visible peut également être vu comme un moment impossible, immaîtrisable car toujours immortel.

Monsieur Palomar voit une vague se lever au loin, grandir, s’approcher, changer de forme et de couleur, s’enrouler sur elle-même, se rompre, s’évanouir, refluer […] Mais il est très difficile d’isoler une vague, de la séparer de la vague qui suit immédiatement, qui semble la pousser, qui parfois la rejoint et l’emporte ; tout comme de la séparer de la vague qui la précède et qui semble la traîner derrière elle vers le rivage, quitte peut-être à se retourner ensuite contre elle pour l’arrêter34.

L’immaîtrisable comme revers de l’exigence structuraliste !

Les invariants anthropologiques de l’art d’habiter

Un critère intervient donc pour évaluer un paysage, qu’il corresponde à un site ou au paysage urbain : celui des « écarts différentiels » qu’il entretient en son sein sur le double plan de la temporalité et de l’espace. Si le langage est un invariant anthropologique chez Claude Lévi-Strauss, il en est de même de la relation que l’humain entretient à son environnement spatial. Le chapitre de Tristes tropiques sur l’organisation de l’espace chez les Nambikwaras souligne les critères sans lesquels l’humain n’habite pas. Rappelant que le fonctionnement de l’espace bâti par les sociétés humaines « articule », comme un paysage, nature et culture, sensible et intelligible, Françoise Choay rappelle ici même35 le rôle anthropogénétique de l’espace édifié36. Si le paysage urbain va de pair avec la possibilité de vivre ensemble dans un espace commun, si l’art d’habiter et ses invariants ont une dimension anthropologique (les règles universelles de l’habitat), leur recul est inéluctablement l’indice d’un trouble « anthropologique ».

Rendre hommage à l’écrivain ne doit pas conduite à oublier que la passion du sensible n’est pour lui qu’une incandescence, le moment surréel d’une rareté infigurable. Celle de la vague dans Palomar d’Italo Calvino ou dans le dessin du japonais Hokusai. Celle du coucher du soleil chez Pessoa. Don-quichottesque, obsédé par le personnage de Cinna (il écrit une variante de la pièce de Corneille en Amazonie), C. Lévi-Strauss cherche à immobiliser, à immortaliser le temps qui passe. Qu’est-ce qu’un paysage ? Une limite poreuse, indiscernable, là où le ciel tombe sur la terre, une limite impossible dont le coucher de soleil est une métaphore inoubliable.

Le don-quichottisme, c’est, pour l’essentiel, un désir obsédant de retrouver le passé derrière le présent. Si d’aventure un original se souciait un jour de comprendre quel fut mon personnage, je lui offre cette clé37.

C’est ce « don-quichottisme » qui conduit à vouloir opérer des chassés-croisés dans le passé ou bien à arrêter le temps comme dans le cas d’un coucher de soleil. Car l’anthropologie est bien un rappel à l’équilibre du monde, à un rééquilibrage des énergies alors que l’entropie contemporaine tend à fragiliser les fondamentaux qui soutiennent l’humanité.

  • 1.

    Jean-Toussaint Desanti a montré, en phénoménologue, que les écarts différentiels sont la matrice du concret comme de l’abstrait. Voir J.-T. Desanti, « Qu’est-ce qu’un espace abstrait ? », Esprit, juin 2008.

  • 2.

    Claude Lévi-Strauss et Didier Eribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 232. Présentant le volume dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en 2008, Vincent Debaene confirme cette volonté de réconcilier plaisir et intellection : « En montrant, à travers l’étude patiente d’innombrables réalités ethnographiques, qu’on peut étendre à la logique des qualités premières dont la science s’était exclusivement occupée (étendue, masse, mouvement…) aux qualités secondes qu’elle avait rejetées hors de son domaine (saveur, odeur, couleur…), le travail anthropologique de C. Lévi-Strauss fait plus que réconcilier le plaisir et l’intellection ; il souligne que leur union est plus réelle et profonde que leur séparation. L’entrée d’une telle pensée dans la “Pléiade” peut ainsi se lire comme la reconnaissance des effets de l’anthropologie sur la littérature » (Claude Lévi-Strauss, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. XXX).

  • 3.

    Selon Nathan Wachtel, « L’esprit du sertao est un “rien” qui va à l’essentiel, une illusion qui se trahit elle-même, une réalité monstrueuse comme le bal au milieu de la forêt amazonienne », dans « La quête de Cinna », Critique, janvier-février 1999, p. 131-132, voir aussi son article publié dans Le Cahier de L’Herne (2004, no 82) consacré à C. Lévi-Strauss, « Saudade. De la sensibilité lévi-straussienne ». Cet article est redevable à ces deux textes de N. Wachtel ainsi qu’à celui de V. Debaene, « “Un quartier de Paris aussi inconnu que l’Amazone”. Surréalisme et récit ethnographique », dans Les Temps modernes, août-septembre-octobre 2004.

  • 4.

    Le Brésilien João Guimarães Rosa est l’auteur de Diadorim (1956, trad. fr. M. Lapouge-Petorrelli, Paris, Albin Michel, 1991), voir sur ce chef-d’œuvre l’article de K. H. Rosenfield, « Les brouillards de Diadorim », Esprit, novembre 1991. Le Mexicain Juan Rulfo est l’auteur de Pedro Páramo (1955, trad. fr. Paris, Gallimard, 1975) et de Le Llano en flammes. Nouvelles (1953, trad. fr. Gabriel Iaculli, Paris, Gallimard, 2001).

  • 5.

    Max Ernst et Maurice Merleau-Ponty se rejoignent sur ce point à propos de la peinture qui « réussit » quand elle « transgresse la frontière entre le monde extérieur et le monde intérieur ; la commissure se révélant alors plus réelle que les deux parties, physique et psychique, que la tradition philosophique et le bon sens banal la vouent seulement à unir », Claude Imbert, Les Temps modernes, août-septembre-octobre 2004.

  • 6.

    C. Lévi-Strauss, Saudades do Brasil, Paris, Plon, 1995, cité par N. Wachtel, « Saudade. De la sensibilité lévi-straussienne », art. cité.

  • 7.

    Id., Tristes tropiques, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », 1955, p. 357 et 339.

  • 8.

    Ibid., p. 48.

  • 9.

    N. Wachtel, « La quête de Cinna », art. cité, p. 133.

  • 10.

    Sur ce thème du rapport à la mer, voir Alain Corbin, le Ciel et la mer, Paris, Bayard, 2005.

  • 11.

    C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit., p. 363-364.

  • 12.

    Comme le souligne Frédéric Keck, « Lévi-Strauss appelle “sauvage” cette pensée symbolique ou logique du sensible : le terme ne renvoie pas, comme au xviiie siècle, à une pensée immergée dans la nature, perdue dans les confusions de l’affectivité, manquant des catégories conceptuelles propres à l’intelligence moderne, mais à des sociétés si attentives à leur environnement naturel (sauvage vient de sylva, la forêt) », Claude Lévi-Strauss, une introduction, Paris, Pocket-La Découverte, coll. « Agora », 2004, p. 116.

  • 13.

    Voir les travaux de l’historien du Moyen Âge Jacques Le Goff qui souligne le contraste entre l’espace urbain d’un côté et la forêt de l’autre.

  • 14.

    Aujourd’hui, la rénovation des Halles au centre de Paris passe par la construction d’un bâtiment/canopée au niveau des jardins.

  • 15.

    Nietzsche fait ainsi l’éloge de la mi-pente qui permet de regarder en même temps vers le haut et vers le bas.

  • 16.

    Georges Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss, Paris, 10/18, 1969, p. 119.

  • 17.

    Voir aussi le chapitre d’Orhan Pamuk consacré au hüzün « stamboulote » qu’il compare aux thèmes de la tristesse et de la mélancolie chez Claude Lévi-Strauss, « Hüzün-Mélancolie-Tristesse », dans Istanbul, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2007, p. 137-160.

  • 18.

    C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit., p. 122.

  • 19.

    Ibid., p. 113.

  • 20.

    Sur la signification de l’expérience urbaine chez Julien Gracq et Claude Lévi-Strauss, voir Olivier Mongin, la Condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2007.

  • 21.

    V. Debaene, « Un quartier de Paris aussi inconnu que l’Amazone », art. cité.

  • 22.

    Ibid.

  • 23.

    Cité par V. Debaene, « Un quartier de Paris aussi inconnu que l’Amazone », art. cité.

  • 24.

    Voir l’ouvrage publié récemment regroupant des textes sur le Japon, C. Lévi-Strauss, l’Autre face de la lune. Écrits sur le Japon, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2011, qui comporte un article sur « Un Tokyo inconnu ». Voir aussi le livre de François Laplantine sur Tokyo, Tokyo, ville flottante. Scène urbaine. Mises en scène, Paris, Stock, 2010.

  • 25.

    C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit., p. 91.

  • 26.

    Id., Regarder, écouter, lire, Paris Plon, 1993, p. 349-350. « C’est un cas de présence du passé dans le présent, précise C. Lévi-Strauss, qu’offrait dans le New York des années 1940, le goût pour une brocante industrielle de la fin du xixe siècle (vieilles lampes à pétrole, frusques démodées). »

  • 27.

    Id., Tristes tropiques, op. cit., p. 72.

  • 28.

    F. Keck, Claude Lévi-Strauss, une introduction, op. cit., p. 170.

  • 29.

    Ibid., p. 171.

  • 30.

    C. Lévi-Strauss cité par F. Keck, ibid.

  • 31.

    C. Lévi-Strauss, le Cru et le cuit. Mythologiques I, Paris, Plon, 1964, p. 24.

  • 32.

    Id., « Le coucher de soleil. Entretien avec Boris Wiseman », dans Les Temps modernes, op. cit. ; voir l’évocation du coucher de soleil à la fin des Mythologiques, dans l’Homme nu. Mythologiques IV, Paris, Plon, 1971, p. 620.

  • 33.

    Fernando Pessoa, le Livre de l’intranquillité, Paris, Bourgois, 1999 (17 octobre 1931).

  • 34.

    Italo Calvino, Monsieur Palomar, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2003, p. 11-12.

  • 35.

    Voir son texte infra p. 38-48.

  • 36.

    Selon Françoise Choay, C. Lévi-Strauss réfléchit à une anthropologie de l’espace dans le sillage de deux penseurs : le « renaissant » Alberti et le Britannique John Ruskin (qui anticipe l’opposition d’Anton Riegl entre valeur historique et valeur mémorielle), la mémoire ayant une dimension collective fondamentale (monument renvoie au latin monere qui signifie « avertir, rappeler »).

  • 37.

    C. Lévi-Strauss, De près et de loin, op. cit., p. 134.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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