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Panamarenko, Japanese Flying Pak 3, 2001, moteur, deux ceintures en cuir, tube en métal, hélices en plastique, fils métalliques, bande de caoutchouc, fil élastique. © Panamarenko. Courtesy Galerie Jamar, Anvers. Photo : Wim Van Eesbeek. © Adagp, Paris 201
Panamarenko, Japanese Flying Pak 3, 2001, moteur, deux ceintures en cuir, tube en métal, hélices en plastique, fils métalliques, bande de caoutchouc, fil élastique. © Panamarenko. Courtesy Galerie Jamar, Anvers. Photo : Wim Van Eesbeek. © Adagp, Paris 201
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L’appel de la liberté. L’envol à la Maison rouge

septembre 2018

Il y a bien sûr une «  entrée  » – cet extrait de la Dolce Vita où une statue du Christ tendant les bras survole Rome, transportée par un hélicoptère – et une «  sortie  » – une jolie cage à oiseau, de couleur rouge, vide – à la dernière exposition de La maison rouge. On circule donc entre la magie de Fellini qui nous dit que la passion humaine est capable de faire voler Dieu et la présence en creux de celui qui s’est envolé. Mais, entre les deux, s’étant soustraits presque entièrement à toute forme de taxinomie, à tout esprit de catalogue, Zette Cazalas et Jesús Pacheco qui l’assistait ont dessiné une scénographie magnifique – sans doute l’une des plus belles, l’une des plus magiques que l’on a vues à La maison rouge qui nous a pourtant offert, pendant quatorze ans, maintes occasions de ravissement. Chaque spectateur s’y inventera son propre itinéraire.

Collectionnant et ordonnant à loisir les images et les impressions, le visiteur constituera sa propre machine mentale pour s’élever au-dessus de la contingence et accéder à quelque chose que l’on peut désigner par le mot «  âme  », en prenant soin de ­s’affranchir des pesanteurs dont ce mot a été chargé par les clercs. Il s’agit ici d’adopter délibérément le parti pris des poètes chaussant, avec Rimbaud, leurs semelles de vent. Justement, nous pourrions commencer par là : avec les chaussures à ressorts de Gustav Messmer, dont on découvrira, tout proche, le merveilleux «  vélo-­hélicoptère  » et la passion avec laquelle il l’a construit…

Quel que soit l’itinéraire que l’on s’inventera, le parcours accompli participera de la disposition intérieure qu’Ilya et Emilia Kabakov suggèrent d’adopter avec How Can One Change Oneself : endosser chaque jour les ailes que l’on se sera fabriquées et rester cinq à dix minutes seul, dans sa chambre, sans rien faire… Jour après jour, assurent-ils, l’effet des ailes se fera davantage sentir. Visiter L’Envol, ce n’est donc pas s’enfermer dans la nostalgie d’un lieu qui se clôt. C’est plutôt développer sa capacité à ­s’alléger, pour se préparer à poursuivre, par d’autres échappées contemplatives ou créatives, le miracle du dépassement de l’ordinaire, de sa transfiguration par l’imaginaire.

Antoine de Galbert et ses trois complices, Aline Vidal, Bruno Decharme et Anna Safarova (commissaires de l’exposition), n’ont rien voulu d’autre que de célébrer ce désir irrépressible de l’être humain d’échapper à la pesanteur. Il faut préciser que l’idée de cette exposition est née avant que le fondateur de La maison rouge n’ait décidé de mettre un terme à cette belle aventure. L’Envol n’a pas été conçu pour « finir en beauté », mais comme une tentative supplémentaire de proposer au visiteur de se laisser emporter par la magie des artistes et des œuvres.

Le catalogue – plus thématique que l’exposition – cite à plusieurs reprises Icare, mais ce n’est pas sa chute qui retient l’attention ni même le fait qu’il se soit trop approché du soleil. ­L’important n’est pas la destination, le point d’arrivée, mais, comme le dit le titre de l’exposition, le décollage. Cet instant où – fût-ce aussi brièvement que le montre l’extrait du film de Gerry Schum, Identifications, dans lequel on voit Gino De Dominicis prendre son élan au sommet d’une montagne – le sujet se projette vers le haut et se trouve en suspens dans le vide.

À La maison rouge, cette fois-ci, il n’est au fond question que d’une chose : de liberté. Une liberté existentielle, que la danse symbolise merveilleusement de multiples manières, comme plusieurs vidéos le racontent. Il est magnifique ce tout petit plâtre de Rodin intitulé Nijinski: le ­sculpteur saisit l’énergie même du désir d’élévation… Quelques pas plus loin, le danseur qui a pris de l’âge, en costume de ville, est capté par le photographe Jean Manzon au moment où, une nouvelle fois, les bras écartés, ses pieds, en souliers, quittent le sol. Mais il est encore d’autres envolées, telle celle de l’extase, que l’œil de Brassaï fixe comme un instant sublime, ou cet art du décadrage dont fait preuve ­Rodtchenko lorsqu’il braque son objectif vers un plongeur de haut vol.

Panamarenko, Japanese Flying Pak 3, 2001, moteur, deux ceintures en cuir, tube en métal, hélices en plastique, fils métalliques, bande de caoutchouc, fil élastique. © Panamarenko. Courtesy Galerie Jamar, Anvers. Photo : Wim Van Eesbeek. © Adagp, Paris 2017.
Alexandre Rodtchenko, Un saut, 1934, photographie noir et blanc. Courtesy Collection Multimedia Art Museum, Moscow / Moscow House of Photography Museum © Adagp, Paris 2017.

 

Bien évidemment, la première, la plus directe expression de cette liberté, n’est autre que le besoin de se donner des ailes. Rebecca Horn, Dieter Appelt, Mario Terzic, figurent magistralement cette tentative de l’homme de s’apparenter aux oiseaux. Quant à l’aile de Rodin, qui est l’une des premières œuvres que l’on croise, elle semble étrangement faire le parcours inverse tant elle évoque une main. Mais il y a bien d’autres moyens de s’élever. Le Belge Panamarenko multiplie les engins improbables pour ­s’arracher au sol, signifiant ainsi que cette aspiration fondamentale de l’homme à échapper à sa condition terrestre, gravitationnelle, est à la fois magnifique et dérisoire. D’ailleurs, comme le disait lui-même Antoine de Galbert, le soir du vernissage de L’Envol, l’essentiel n’est pas le vol en lui-même, mais la tentative, toujours réitérée, de vouloir s’envoler.

Cet élan vers la liberté n’est pas exempt de catastrophe et de drame. Roman Signer le rappelle avec humour et poésie dans plusieurs vidéos, et La Sorcière de Pierre Joseph, fracassée contre un mur bleu outremer, dont on imagine qu’elle l’a vu comme une profondeur nocturne, le dit bien plus cruellement. Qu’advient-il donc de nos rêves ? Ne sont-ils pas voués à se heurter à la réalité ? L’envol ne serait-il jamais autre chose qu’une velléité devant la loi implacable de la pesanteur ? En photographiant, depuis un toit de Prague, Les Ailes de M. Makovička, Miroslav Husek révèle ce que la quête de liberté peut avoir de pathétique, quand elle débouche finalement sur l’impossibilité de décoller… Que cette photographie ait été prise quatre ans après l’écrasement du Printemps de Prague n’est sans doute pas étranger à ce sentiment. Il y a dans la tristesse du personnage ailé quelque chose du déchirement de Dubček contraint, sous la botte soviétique, à signer l’acte de décès du socialisme à visage humain.

Pourtant, au fil de la déambulation dans La maison rouge, on comprend et on goûte la puissance de cette liberté, besoin fondamental, irrépressible, qui se manifeste par tous les pores de l’humain, comme en témoignent les œuvres d’art brut dont Bruno Decharme est collectionneur. La déraison et la folie apparaissent, sous le jour de l’envol, non pas comme un défaut, une faiblesse, une maladie, mais comme un ultime recours pour que surgisse cet appel de la liberté lorsque les circonstances personnelles ou sociales ne permettent plus qu’il se déploie autrement.

D’où vient cet appel ? De soi, sans aucun doute, mais aussi d’un hors ou d’un au-delà de soi qu’un Henri Darger s’efforce de représenter sous la forme de « créatures blengiglomènéenes », sortes d’anges gardiens qui protègent les enfants contre les guerres d’adultes, ainsi que le note Barbara Safarova, dans l’un des riches textes du catalogue («  Quand les “esprits” s’emparent de la main des artistes[1]  »). D’autres s’imaginent avoir été enlevés par des extra­terrestres ou, comme Hans-Jörg Georgi, être sujets à des communications qui les enjoignent de sauver le monde – et Georgi de fabriquer dans son atelier une incroyable flottille d’avions en carton dans lesquels, le moment venu, l’humanité pourrait décoller vers un avenir possible, sinon radieux…

S’il faut conclure la visite, on pourrait retenir la promesse de légèreté qui émane de Flying me, le cerf-volant en forme de silhouette humaine que le Japonais Shimabuku fait flotter dans un ciel immaculé. Et cette image de ­Philippe Ramette, proche de l’entrée : celle d’un homme qui contemple la mer depuis le sommet d’un rocher, la tête surmontée d’un immense ballon qui semble à la fois contenir tous ses rêves et le tirer vers le haut, sans pourtant l’emporter. L’envol, semble nous dire l’artiste – transposant l’aphorisme de Léonard de Vinci à propos de la peinture – est cosa mentale. Et l’on peut remercier Antoine de Galbert de nous avoir offert tant d’occasions de croire que nous pouvons ainsi nous dépasser. Ce n’est pas ce dont notre époque a le moins besoin.

Jean-François Bouthors

 

[1] - Bruno Decharme, Antoine de Galbert, -Barbara Safarova et Aline Vidal (sous la dir. de), L’Envol ou le rêve de voler, Paris, Flammarion, 2018.

 

Publié le 03/07/2018.

Modifié le 04/09/2018.

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…

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