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Portrait de Svletana Alexievitch | Crédits : Elke Wetzig ,CC BY-SA 3.0
Portrait de Svletana Alexievitch | Crédits : Elke Wetzig ,CC BY-SA 3.0
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Svletana Alexievitch. Le Nobel d'une humanité dans les décombres

S’il faut assigner une place à Svetlana Alexievitch dans le panthéon littéraire russe, alors disons qu’elle se tient très exactement à la frontière entre Tchekhov et Alexandre Soljenitsyne. Tchekhov, lorsqu’il écrit son mémorable l’Île de Sakhaline – ce poignant carnet de voyage qu’il rapporte de la visite qu’il est allé faire, habité par une urgence intérieure que son entourage ne comprend pas, au bagne de l’Extrême-Orient russe –, veut voir, comprendre, toucher du doigt une humanité que personne ne souhaite considérer, une humanité reléguée parce qu’on veut pouvoir l’ignorer. L’écrivain médecin veut raconter, rendre compte de ce qu’il découvre, et rendre présents ces êtres humains, hommes, femmes, enfants. Il veut dire comment on vit là-bas. Soljenitsyne, quant à lui, construit une cathédrale de témoignages pour décrire un système qu’il abhorre. Il cogne certes comme un bûcheron, ou comme un veau qui frappe obstinément de sa tête le chêne qu’il veut abattre, mais derrière la détermination implacable du lutteur, il y a la même compassion. Svetlana Alexievitch commence là où l’auteur de l’Archipel du Goulag s’est arrêté : après l’effondrement du chêne.

Soljenitsyne avait prévenu : les décombres de l’Union soviétique seraient écrasants, terriblement dangereux, comme un champ de bataille dont les armées se retirent après le combat, abandonnant des ruines vacillantes, une terre jonchée de barbelés et de métal déchiqueté, truffée de mines antipersonnel, de bombes qui n’attendent qu’un choc pour éclater… Svetlana Alexievitch a entrepris d’explorer ces décombres. D’écouter la voix de ceux qui y vivent, afin qu’on les entende, eux qui sont invisibles, eux qui n’existent dans le flot de « l’actualité », au mieux, que comme des statistiques… Comme Tchekhov part à Sakhaline, elle part à leur rencontre.

Si elle a commencé par enquêter sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, c’est parce que les traces en étaient omniprésentes autour d’elle. « On ne parlait que de cela, dans les familles », dit-elle. Dans sa Biélorussie natale, un habitant sur quatre y avait laissé la peau ! Elle a donc voulu donner la parole aux survivants, et d’abord aux survivantes, car leurs récits en disaient long, sur un tout autre registre que celui des voix « autorisées ». La guerre n’a pas un visage de femme1, c’est sept années d’enquête, d’écoute, de maturation, de recomposition pour faire retentir, en 1985, ce qui restait tu au-delà des cercles intimes, étouffé en public par les discours et les images officielles. La guerre encore, mais celle d’Afghanistan, vue du côté des fils broyés, de leur mère, de leur veuve. En 1990, les Cercueils de zinc2 déchirent le voile de mensonge qui recouvre la réalité que l’on cache à un pays qui ne doit pas savoir que ses enfants meurent dans un bourbier où ils commettent des saloperies sans nom.

Cette mise à nue de la souffrance d’un peuple ne lui vaudra pas beaucoup d’amis, mais elle poursuit, inlassablement, mue par un devoir intérieur, celui de dire la vérité tenue sous le boisseau. Elle ne pointe pas du doigt des coupables, mais s’intéresse à la morsure du mal. Elle veut nous la faire voir. Elle ne chasse pas les salauds, elle tend l’oreille à ce qui taraude les âmes, à ce qui vrille les consciences, à ce qui empoisonne le présent et l’avenir. Il y a chez elle quelque chose de cette scène de la Bible où le peuple mordu par des serpents brûlants ne trouve son salut que dans la contemplation d’un serpent d’airain dressé devant lui par Moïse, sur l’ordre de Dieu. Voir le mal qui nous frappe, pour en être, possiblement, délivrés. Tel est le fond de sa démarche.

Quand survient la catastrophe de Tchernobyl, c’est presque comme une évidence que Svetlana Alexievitch se tourne vers les victimes, les populations irradiées, déplacées, les décontaminateurs qui ont affronté, presque à main nue, le monstre nucléaire. Avec la Supplication3, elle décrit la tragédie à hauteur d’homme, de femme, d’enfant… Elle lui donne des visages. Elle l’inscrit dans des histoires qui ne sont pas closes quand l’actualité est passée.

Page après page, Svetlana Alexievitch ne fait pas seulement du journalisme, elle s’inscrit dans une forme de littérature qui ne passe pas par la fiction. Elle rejoint, à sa manière, le travail d’un Ryszard Kapuściński. Inscrivant ses pas dans ceux de Sofia Fedortchenko, auteure d’un récit de la Première Guerre mondiale4, écrit à partir des entretiens qu’elle avait eu comme infirmière avec des soldats, et dans ceux de l’écrivain biélorusse Ales Adamovitch, qui avait rendu compte du siège de Leningrad, elle invente une « littérature des voix5 », en composant les récits qu’elle recueille.

C’est ainsi que son dernier ouvrage, la Fin de l’homme rouge, s’impose comme une sorte de requiem pour une utopie qui a tourné à la tragédie. Nul autre livre ne permet mieux de comprendre l’état de la Russie et de l’ensemble du monde post-soviétique, aujourd’hui. Ce ne sont pas les chiffres, les statistiques, les tendances qui intéressent l’écrivaine, mais ce qui habite les âmes, ce qui tourmente les mémoires, ce qui hante les cœurs.

C’était le socialisme, et c’était notre vie. Tout simplement. À l’époque nous n’en parlions pas beaucoup. Mais à présent que tout a changé de façon irréversible, cette vie qui était la nôtre intéresse tout le monde, peu importe comment elle était, c’était notre vie. J’écris, je ramasse brin à brin, miette par miette, l’histoire du socialisme « domestique »… « intérieur ». La façon dont il vivait dans l’âme des gens. C’est toujours cela qui m’attire, ce petit espace – l’être humain… Un être humain. En réalité, c’est là que tout se passe. […] L’histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’histoire. Moi je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire, et non d’une historienne. Je suis étonnée par l’être humain. […] J’ai croisé dans la rue des jeunes vêtus de tee-shirts avec la faucille et le marteau, et le portrait de Lénine. Savent-ils ce que c’est que le communisme6 ?

Son livre est une plongée dans les gouffres de l’Homo sovieticus. Il nous raconte ce que nous n’avons pas vu, ce que nous n’avons pas entendu – ou si faiblement que nous n’y avions pas porté attention. Rares étaient ceux qui regardaient la Russie du côté des « gens », du peuple. Rares étaient ceux qui prenaient le temps de laisser s’ouvrir une parole trop longtemps contenue, interdite… La catastrophe n’est plus simplement géopolitique, elle est familière, intime. Vertigineuse, parce qu’elle se tisse dans la trame du quotidien, de l’ordinaire. Parce que son onde de choc n’a pas cessé de vibrer7.

Ce que tous nous disent, Svetlana Alexievitch la première, c’est qu’il faut prendre la mesure du drame qui habite les Russes et plus largement les ex-Soviétiques, pour comprendre toute cette partie du monde, ce que nous n’avons pas fait. Il ne s’agit pas de se lamenter sur « le malheur russe », ou de se pâmer devant « l’âme slave », mais de prendre la mesure de la profondeur de l’abîme dans lequel l’histoire les a plongés. La question va beaucoup plus loin que celle d’une « désoviétisation » qui n’a pas eu lieu. Il ne s’agit pas seulement, même si cela importe, d’un travail de mémoire. Il est question de faire face à une blessure qui n’est pas cicatrisée, qui suppure encore. Et peut-être serons-nous alors capables d’entendre aussi ce qui, chez nous, n’est pas davantage guéri et de faire face à la déchirure qui ne cesse de s’élargir dans notre propre société…

  • 1.

    Svetlana Alexievitch, La guerre n’a pas un visage de femme, Paris, Les Presses de la Renaissance, 2004. Les livres de Svetlana Alexievitch n’ont pas été traduits dans l’ordre de leur parution originale en russe.

  • 2.

    Id., les Cercueils de zinc, Paris, Christian Bourgois, 1991.

  • 3.

    Id., la Supplication. Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, Paris, Jean-Claude Lattès, 1998.

  • 4.

    Sofia Fedortchenko, Le Peuple à la guerre, Paris, Librairie Valois, 1930.

  • 5.

    L’écrivain dissident chinois Liao Yiwu s’est inscrit dans le même mouvement, en se faisant le témoin littéraire des parcours de vie de nombre de ses compatriotes, pour raconter la Chine vue « d’en bas ».

  • 6.

    S. Alexievitch, la Fin de l’homme rouge ou le Temps du désenchantement (chapitre premier, « Remarques d’une complice »), traduit du russe par Sophie Benech, Arles, Actes Sud, 2013.

  • 7.

    Seule, peut-être, Lioudmilla Oulitskaïa, parmi les auteurs russes traduits en français, approche – mais par le roman (lire par exemple le Chapiteau vert, Paris, Gallimard, 2014) – des problématiques comparables. Du côté du cinéma russe, on trouve des démarches voisines avec l’œuvre d’Andreï Zviagintsev (le Retour, 2003 ; Helena, 2011 ; ou Léviathan, 2014) ou le dernier film d’Andreï Kontchalovski (les Nuits blanches du facteur, 2014).

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…

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