
Ce que l'« individualisme » ne permet pas de comprendre. Le cas de la famille
Nos sociétés sont de plus en plus individualistes : si ce constat est largement partagé, aide-t-il véritablement à expliquer ce qui nous arrive ? En prenant l'exemple de la famille, dont on dit souvent qu'elle se défait sous la force des égoïsmes, l'auteur met cette idée générale à l'épreuve et en montre les limites. Le problème est-il que chacun veut se conduire à sa guise ou qu'il est plus difficile de décrire les relations personnelles qui se nouent dans une institution, en rapport avec un système de règles ?
Le cas de la famille
Nos sociétés sont de plus en plus individualistes : si ce constat est largement partagé, aide-t-il véritablement à expliquer ce qui nous arrive ? En prenant l’exemple de la famille, dont on dit souvent qu’elle se défait sous la force des égoïsmes, l’auteur met cette idée générale à l’épreuve et en montre les limites. Le problème est-il que chacun veut se conduire à sa guise ou qu’il est plus difficile de décrire les relations personnelles qui se nouent dans une institution, en rapport avec un système de règles ?
Il est banal parmi les sociologues, français comme étrangers, de prétendre que les sociétés d’Europe occidentale sont désormais des « sociétés des individus ». Ce thème est même devenu depuis une dizaine d’années une sorte de vulgate sociologique inlassablement déclinée dans de très nombreux travaux s’intéressant à divers domaines de la vie sociale. L’expression « société des individus » est de Norbert Elias, mais elle est quelque peu détournée de son sens initial1 et mise au service d’une vision vaguement évolutionniste qui dépeint un mouvement multiséculaire qui, partant de la « tradition » et passant par une « première modernité », déboucherait aujourd’hui sur une « seconde modernité » (ou, selon les auteurs, généralement peu avares de formules, une « hyper-modernité », une « modernité avancée », une « postmodernité », etc.).
On peut être gêné par le flou des termes et l’imprécision de la périodisation des phases de ce processus d’accès à la modernité qui conduirait finalement, en Occident au cours des dernières décennies, à son dépassement ou à son accélération. La critique est parfaitement légitime. Toutefois, tel ne sera pas notre propos. Cette thèse offre une manière de voir les choses qui mérite en effet d’être discutée. Notre reproche principal n’est pas qu’elle soit radicalement fausse2, mais plutôt qu’elle entretienne une vision binaire et, par là même, très schématique du lien social. Une vision qui, et là est le fond du problème, n’est pas à même de restituer et d’analyser la complexité des agencements sociaux. En somme, le cœur du problème touche à ce qu’il faut entendre par individualisme et individualisation de la vie sociale. C’est donc par là qu’il faut entamer l’analyse avant d’en venir à l’étude sociologique de la vie familiale comme moyen de mettre empiriquement à l’épreuve ce type de diagnostic qui tend malheureusement à être perçu comme une évidence.
La promotion de l’individu : réalité ou discours ?
Au fondement de cette thèse de l’accélération de la modernité réside une idée simple : celle de la valorisation et de la promotion tous azimuts de l’individu. Les aspirations et les droits de l’individu auraient crû au détriment des prérogatives du groupe. Partout dans la vie sociale s’exprimerait un désir très fort d’autonomie, une aspiration irrépressible à être ou à devenir soi3. De ce fait, les rapports entre les sphères publique et privée se recomposeraient dans le sens d’une dilatation de l’espace privé, intime, dont les principes de fonctionnement gagneraient la sphère publique alors même qu’en sens contraire ceux de la démocratie s’introduiraient dans les vies intimes. Dans ses versions les plus sommaires, cette thèse se plaît à opposer tradition et modernité, holisme et individualisme, donnant l’occasion de revisiter les dichotomies classiques issues de la pensée sociale du XIXe siècle : statut/contrat, communauté/société, solidarité mécanique/solidarité organique. S’impose ainsi peu ou prou l’idée qu’avant (quand ?) l’individu n’existait pas, qu’il n’était que l’incarnation du groupe (le village, la famille) et que désormais ce n’est plus le cas. Dans la foulée, cette thèse de l’individualisation conduit à la vision, confiante ou inquiète selon les options politiques ou morales, d’un rapport individu/société renversé, d’une intégration sociale problématique, d’une régulation par le contrat et la négociation, bref d’une société « relationnelle », c’est-à-dire fondée sur les relations interpersonnelles plutôt que sur des institutions collectives, sur une forme de transcendance du groupe et de la tradition. En somme, on serait passé d’une société de la transcendance à une société de l’immanence, position dont on voit qu’elle a quelque lien avec l’idée d’une sécularisation inéluctable.
La thèse alternative que défend et illustre cet article à partir de l’étude sociologique de la famille et de la parenté consiste à dire que la « seconde modernité » est autant un discours qu’une réalité, une idéologie qu’un ensemble de pratiques. Et d’ajouter qu’en tant que discours, idéologie, cadre cognitif, elle produit ses propres normes, institutions, processus de régulation qui ne relèvent pas que des seuls individus, de leur propension à se chercher et à se trouver, à négocier et à s’accorder. Bref, l’hypothèse retenue est qu’il existe tout un édifice social de régulation par l’autonomie, une régulation sociale de l’intime et des relations interpersonnelles, fondé sur des régimes de normativité largement inédits, qu’il importe aux sociologues de décrypter. Dans la « société des individus », l’individu n’est pas plus nu qu’ailleurs. Il n’existe qu’étayé, soutenu, encadré par des dispositifs sociaux, redoutablement contraignants et normatifs, à défaut d’être toujours facilement repérables.
Les deux versions de la « désinstitutionnalisation » de la famille
La plupart des sociologues résument les transformations de la famille en un diagnostic : celui de la « désinstitutionnalisation » de la famille. À défaut de disparaître (ce que croyaient les esprits chagrins dans les années 1970), la famille aurait cessé d’être une institution sociale. Qu’est-ce que cela veut dire exactement ? La réponse dépend évidemment de ce qu’on entend par institution. Il y a en gros deux idées qui sont d’ailleurs liées. Selon la première, la famille est devenue « incertaine4 » : les liens, les statuts et les rôles en son sein ne sont pas clairement définis et sont même réversibles puisque la famille, avec la banalisation des divorces et des séparations, peut aisément se dissoudre. Appelons cela « dilution des normes ». La seconde idée ajoute que c’est l’individualisme qui a érodé l’institution familiale. L’individu ne veut plus se sacrifier pour la famille qui, de système de rôles, tend à devenir un réseau de relations interpersonnelles. Au contraire, c’est elle qui doit lui offrir un cadre de vie épanouissant, à la fois sécurisant et suffisamment libre. Appelons cela « individualisme familial ».
Cette thèse se décline en deux versions que l’on retrouve sous une forme « outrée » dans le débat social. L’une est confiante, optimiste, libérale : chacun est libre de concevoir sa vie comme il l’entend. Les hommes (les pères, les maris) y ont peut-être un peu perdu, mais les femmes et les enfants y ont gagné. Qui voudrait retourner à la famille patriarcale d’hier ? L’autre version est plus pessimiste, inquiète, conservatrice : ce n’est pas la liberté que les contemporains ont gagnée mais le désarroi, l’angoisse, l’incapacité à s’engager et à transmettre. Ce qui manque cruellement à la famille contemporaine, ce sont des « repères ». Bref, dans un cas, on célèbre l’avènement de la démocratie dans la sphère familiale et privée, et on s’en félicite. Dans l’autre cas, on regrette la disparition des rôles, des rites, des valeurs morales, des disciplines de la vie sociale qui assuraient à la famille une présence ferme et une fonction sociale essentielle. D’un côté, on loue la liberté individuelle ; de l’autre, on fustige la démission individuelle. Mais dans les deux cas, la focale est bien sûr l’individu. Ces deux interprétations sont les deux volets d’une même vision monochrome de la vie familiale : celle qui conclut à la disparition ou à la dilution des normes, des règles qui organisent la vie familiale, sous l’effet de l’individualisme croissant.
L’individualisme familial : un nouvel « esprit social »
Il est difficile de nier que l’équilibre entre l’individu et la famille ait changé au cours des deux à trois dernières décennies. Les rapports entre l’individu et le groupe familial se sont redéfinis dans le sens de prérogatives plus grandes reconnues à l’individu. En quelque trente ans, le cadre patriarcal a été bousculé aussi bien à travers les rapports hommes-femmes qu’à travers les relations entre générations. Un autre aspect du bouleversement du cadre patriarcal concerne le « modèle de parenté5 », l’ensemble des lois, principes, croyances qui énonce ce qu’est la parenté pour une collectivité humaine. La conception strictement bilatérale de la parenté selon laquelle un enfant n’a qu’un père et qu’une mère, nécessairement deux adultes de sexes différents, ne va plus de soi. Elle est même parfois remise en question avec les familles recomposées et « homoparentales », l’essor de l’adoption, le recours à l’assistance médicale à la procréation. Les fondations de l’ordre patriarcal sont donc ébranlées. Pour autant, doit-on penser que les relations familiales se sont massivement individualisées ? Que l’ambition d’être « auteur de sa vie » ait eu raison des normes sociales qui organisent la vie privée et l’édifice de la parenté ? Sommes-nous dans une société où prédomine le droit de chacun de concevoir sa vie et son intimité comme il l’entend ? Certains analystes le suggèrent et avancent l’idée d’une « privatisation » de l’existence6, comme s’il appartenait à chacun de décider comment il doit vivre, d’être en somme « le créateur de sa propre vie7 ».
Le terme de « privatisation » dépeint un mouvement linéaire, celui d’un moindre contrôle social, d’une perte d’emprise des communautés d’appartenance sur les existences de chacun et d’une plus grande autonomie individuelle. Il ne dit rien des mouvements de chassé-croisé très complexes qui s’opèrent entre sphère publique et sphère privée. À cette vision linéaire opposant sommairement l’individu et le groupe, on peut objecter que l’individualisme familial est un nouvel « esprit social ». En effet, l’individualisme n’est pas le contraire du lien social, de la régulation sociale. C’est avant tout une autre manière de se représenter et de vivre le lien à l’autre. Cette autre manière n’est pas née de rien, comme une aspiration spontanée de chacun à reconnaître sa singularité propre. Elle est un produit social, c’est-à-dire un ensemble de représentations, de mœurs, de valeurs, de normes qui constituent autant d’institutions. Montesquieu parlait de « l’esprit général d’une nation » pour désigner une certaine manière de vivre, un certain style de vie qui, au bout du compte par l’intermédiaire des mœurs, fait l’unité d’une nation, d’une collectivité humaine8. L’individualisme est cet « esprit social » aujourd’hui. C’est une transformation du lien social, certainement pas sa fin.
Un produit social qui dévalorise la vie sociale
D’un point de vue sociologique, il est naïf et illusoire de croire que la vie familiale est aujourd’hui plus « personnelle » et donc moins sociale, moins politique, moins institutionnelle que par le passé9. La diversification croissante des relations et des aspirations familiales traduit l’émergence de nouveaux idéaux sociaux, principes organisés en référence aux valeurs d’autonomie, de liberté et d’égalité promues dans les sociétés occidentales. L’individualisme est une réalité sociale profondément paradoxale, une réalité « dialectique » qui se laisse malaisément saisir par des grilles de lecture trop simples, trop dichotomiques. Comme le montre bien Alain Ehrenberg10, le paradoxe de l’individualisme comme « esprit social » est qu’il s’agit d’un produit social qui dévalorise la vie sociale au profit de la vie privée, intime, personnelle. En somme, une dévalorisation de ce à quoi nous assigne la vie sociale (tenir sa place, endosser des rôles, accomplir des rites, etc.) au profit de ce que nous voulons, désirons, choisissons en tant que sujets autonomes et libres.
L’enjeu pour le sociologue est d’établir un lien entre cet esprit de dévalorisation de la vie sociale et la recomposition des institutions et des règles qui assurent la coordination des aspirations et des actions, c’est-à-dire finalement une relative unité du corps social. Au cœur de cette contradiction – un produit social qui dévalorise la vie sociale – se présente une difficulté d’analyse majeure : parvenir à identifier les règles et les normes, bref les modes de régulation, qui organisent aujourd’hui comme hier, mais autrement, la vie familiale. La question est complexe et cet article, sans prétendre y apporter une réponse définitive, défend simplement l’hypothèse que la famille, à défaut d’être moins régulée qu’avant, l’est surtout autrement.
Le déclin des grandes institutions qui exerçaient un magistère moral (églises, idéologies politiques et morales, patriotisme, conscience de classe, etc.), sur lequel insistent tant de sociologues devenus orphelins de la société11, n’est qu’un volet du problème. En rester là, c’est en effet croire en la possibilité d’un vide social. Les normes et les institutions « à l’ancienne », celles qui ont toujours été pensées en extériorité par rapport au sujet, source selon Émile Durkheim d’une « contrainte externe » sur les consciences individuelles, sont remplacées par d’autres, inévitablement. Ces nouvelles normes, règles, institutions se présentent sous des formes inédites, plus difficiles à percevoir : expertises, culture du conseil, recommandations, enquêtes sociales préalables à l’ouverture de droits, recours croissant à la justice, modelage des aspirations, standardisation des besoins par les prestations marchandes, etc. Cet ensemble d’éléments qui brouille les frontières entre le savoir (le domaine du cognitif) et la norme (le domaine du prescriptif) constitue les nouvelles formes de normativité ou de régulation sociale de l’intimité. On pourrait corriger le célèbre aphorisme attribué à Aristote – « la nature a horreur du vide » – en écrivant que « la nature sociale a horreur du vide normatif ». Les normes, organisées en institutions, c’est-à-dire en significations partagées, sont une fonction de toute société. L’individualisme génère donc en tant qu’« esprit social » ses propres normes et institutions.
Dans un livre consacré à Georges Canguilhem et Michel Foucault, Pierre Macherey écrit : « L’action des normes dans la vie des hommes détermine le type de société auquel ceux-ci appartiennent comme sujets12. » Le paradoxe de notre société est que « l’individu par excès », « cet individu qui vit en ignorant qu’il vit en société13 » selon la formule de Robert Castel, soit devenu le fondement du nouveau paysage normatif. Cet individu est d’un certain point de vue « libéré », débarrassé du carcan de la tradition, mais cependant « régulé », constitué comme sujet par tout un ensemble de dispositifs normalisateurs.
Davantage d’individualisme mais pas moins de normes
En France, comme dans les sociétés occidentales, la famille a connu de profondes transformations au cours des trois dernières décennies. Citons pêle-mêle : la baisse de la fécondité, la maîtrise du calendrier des naissances par la contraception, le recul de l’âge au mariage et à la première naissance, l’érosion du mariage, la diffusion des couples non mariés, l’explosion des naissances hors mariage, la banalisation du divorce, la multiplication des familles monoparentales et recomposées, l’apparition du Pacs et la reconnaissance des couples de même sexe, etc. Cette simple énumération donne une idée de l’ampleur des changements. L’expression « individualisme familial » résume cette mutation qui se traduit par un déclin des institutions traditionnelles de la famille, au premier rang desquelles le mariage. Irène Théry a souligné à juste titre que le « démariage14 » est bien plus que le simple recul du mariage : il marque un nouvel âge de la famille, la vie privée devenant un espace où l’individu ne veut plus rendre de comptes qu’à lui-même. Dans la famille durant cette même période, le discours de l’autonomie individuelle, de la liberté de choix et de conscience, de l’épanouissement, de la sincérité, de l’authenticité (ou, pour le dire de façon négative, du rejet de la tradition, du rôle, du rite) s’est effectivement généralisé, encore qu’il soit moins présent dans les milieux populaires15. L’expérience amoureuse et familiale est devenue une sorte d’impératif existentiel pour se découvrir et donner un sens à sa vie. Elle remplace la tradition, la pression de la communauté d’appartenance, comme fondement du couple et de la famille.
Mais cette prétendue quête de soi est aussi pour une part une idéologie au contenu très normatif. L’individualisme familial s’accompagne de nouvelles normes qui se diffusent par des voies inédites jusqu’à atteindre le cœur de l’intimité familiale : médias, marché de l’industrie culturelle, savoirs experts, services sociaux de l’enfance et de la famille, justice, médiation familiale, médecine, etc. Toutes ces normes ne sont pas radicalement nouvelles dans leur contenu. Au moins le sont-elles dans leur forme et, plus exactement, dans la manière dont elles se présentent aux individus. Elles définissent l’espace des possibles, le cadre indissociablement épistémique et normatif dans lequel les individus raisonnent, se construisent et orientent leur action. Elles indiquent ce que doivent être un « bon couple », une « bonne famille », une « éducation réussie », une « adolescence épanouie », « le bon âge pour avoir des enfants », « la bonne façon de vivre sa sexualité », « la bonne distance avec les parents et beaux-parents », « la bonne manière de divorcer », « la bonne mort », etc. Ce n’est plus le groupe d’appartenance ou la religion à laquelle on est affilié qui indiquent comment vivre en famille, comment établir avec ses proches des relations satisfaisantes. Les réponses aux questions que se posent les individus au sujet de leur vie familiale et intime se trouvent désormais ailleurs, répandues de façon diffuse dans l’ensemble de la société et non plus cantonnées à la morale privée. Toute la difficulté pour le sociologue est d’arriver à décrire cette nouvelle topographie sociale des normes.
Un nouveau paysage normatif
Parmi les prescripteurs de normes, il y a naturellement les médias dont la place dans la vie familiale est aujourd’hui de plus en plus centrale16. Les magazines d’information, en particulier la presse féminine, consacrent chaque semaine de nombreuses pages d’enquêtes et de recommandations à l’art et la manière de gérer ses relations familiales et amoureuses. Quant à la littérature spécialisée qui propose, souvent sous forme de « guide » ou de « cahier pratique », des conseils en matière de vie domestique et familiale sur toutes sortes de sujets, de la réception des amis à l’éducation des enfants en passant par les meilleures façons de narrer ses souvenirs d’enfance ou de réussir sa vie au moment de la retraite, elle connaît un véritable boom17. Il faut aussi mentionner les innombrables forums de discussion sur l’internet, les émissions de talk show à la télévision, bref le développement de médias « relationnels18 » fondés à la fois sur le témoignage de tranches de vie et le conseil, lequel est souvent délivré sur un mode pragmatique et gestionnaire comme de simples propositions par des intervenants promus experts en « politique de vie ».
Volontiers relayés par les médias, le marché et la consommation constituent un autre canal, celui d’une « marchandisation de l’intimité19 », par lequel se répand une vision de l’épanouissement individuel qui débouche sur une normalisation de la vie familiale. Le marché, celui des industries culturelles en particulier (vêtements, chanteurs, magazines, etc.), parvient très bien à segmenter ses cibles. Les jeunes, les adolescents et maintenant les enfants dès l’école primaire sont un précieux filon économique. Tout un marketing leur est destiné, marketing qui sait parfaitement jouer sur le grégarisme (« être comme les copains ») et l’aspiration à devenir autonome au plus vite (« je suis une personne, je dois me construire20 »). En conséquence, les normes de la classe d’âge (style de consommation, goûts vestimentaires et musicaux, aspirations, etc.), soutenues par le marketing et les médias, opposent leur légitimité à celles des parents, à leur souci de transmission. Par exemple, sous l’influence des industries culturelles, on observe en France une sexualisation de plus en plus précoce de l’apparence, les filles (et les garçons aussi dans une moindre mesure) apprenant très tôt à prendre soin de leur corps et à se forger une image21.
On retrouve le rôle de l’économie et du marché dans la régulation sociale de l’intimité avec le développement de la sous-traitance. Cette sous-traitance ne porte pas seulement sur le travail domestique (externaliser des activités domestiques comme les courses, le ménage, la garde des enfants ou des personnes âgées, les soins, etc.), mais sur l’intime : l’éducation des enfants, l’organisation de fêtes ou d’anniversaires (d’enfants notamment), la tenue d’albums de photos ou de la confection de Dvd de souvenirs familiaux, l’organisation de rencontres amoureuses, le choix du type d’obsèques que l’on souhaite pour soi, etc. En novembre 2009, s’est tenu à Paris le premier « Salon français du divorce, de la séparation et du veuvage ». On pouvait y rencontrer tout un ensemble de professionnels : du cabinet de détectives jusqu’au coaching spécialisé en « reconstruction d’une vie sociale » dont les divorcés, séparés ou veufs peuvent avoir besoin. Bref, tout ce qu’il faut pour « réussir son divorce, sa séparation ou son veuvage ». Car c’est bien, s’agissant du divorce, d’une nouvelle vision de ce dernier dont il s’agit, un divorce décomplexé, dédramatisé, mais qui doit être un « bon divorce », un divorce pacifique qui préserve les enfants et le couple parental. Depuis longtemps l’équivalent existe s’agissant des obsèques. Ce qui est proposé à la vente n’est pas simplement matériel. C’est une définition (presque imperceptible) des bonnes pratiques.
Ces prestations diverses proposent une vision « revue et corrigée par le marché » de ce qu’est une famille. Subrepticement, la culture gestionnaire fait ainsi son entrée dans la famille. La frontière entre la sphère privée et cette autre sphère qu’est le marché est devenue plus poreuse que par le passé. Parallèlement, comme le montre Arlie Russel Hochschild au sujet de l’organisation des anniversaires aux États-Unis, la séparation entre ce qui est personnel et ce qui est impersonnel est beaucoup plus floue. Les prestations sont vendues comme si elles étaient du « sur mesure », des services personnalisés mais, derrière cette rhétorique de la « personnalisation », le service est bien standard, générique.
Un autre aspect de la régulation sociale de la famille, plus facile à identifier, concerne le droit. On constate une véritable frénésie législative qui s’intensifie depuis les premières réformes du droit de la famille dans les années 1970. Le droit s’introduit au cœur de l’intimité familiale. À cet égard, l’adoption par la France en 1990 de la Convention internationale des droits de l’enfant, qui reconnaît à ce dernier des « droits-libertés » lui accordant dans la famille et plus largement dans la vie sociale une plus grande autonomie, est révélatrice de cette extension de la norme juridique. Ces lois sont destinées à régler les litiges familiaux, préventivement (succession) ou après coup (divorce, conflits d’autorité parentale), à protéger les plus faibles (enfants, épouses) et enfin à reconnaître des situations minoritaires (Pacs). Cette prolifération des lois rend insupportable la simple idée que puisse exister un « vide juridique ». Ce vide est régulièrement dénoncé par les médias ou les groupes de pression22, comme si c’était au droit de régler l’ensemble des différends et des problèmes qui voient le jour dans la famille. Le droit se voit ainsi assigner une fonction gestionnaire de régulateur des rapports interpersonnels.
Comme le remarque Irène Théry, mais cela vaut pour l’ensemble des normes de la vie familiale, « le droit n’est plus nulle part et il est partout à la fois23 ».
On assiste dans le même temps à une « judiciarisation » croissante de la vie familiale qui tient à deux facteurs : d’abord, en raison de l’émergence d’une vision plus contractuelle du lien familial qui va de pair avec la promotion idéologique de l’individu ; ensuite, parce que se répand, en particulier chez les magistrats, le sentiment que la famille est devenue plus vulnérable du fait de l’effacement des « repères » qui l’encadraient jusqu’alors. L’explosion du contentieux familial (divorce, conflits d’autorité parentale, etc.), qui représente 70 % des affaires civiles traitées par les tribunaux de grande instance, en offre une première illustration. Il faudrait ajouter au contentieux du divorce, celui de la filiation et des contestations de paternité, le droit se raccrochant ici à une conception strictement biologique de la parenté. Le développement de l’aide à la « parentalité » à travers l’intervention sociale et psychologique auprès des parents jugés défaillants ou qui divorcent et sont repérés comme « divorce difficile » exprime une autre manière dont le droit cherche à normaliser la vie familiale. Cette intervention promeut un modèle de couple et d’éducation fondé sur « l’obligation de s’entendre » : un « bon couple », même s’il se sépare, est un couple qui sait négocier.
Des normes diffuses sans magistère moral
Les normes qui circulent par ces divers canaux24 ont une propriété commune : elles sont des normes diffuses sans magistère moral établi. En cela, elles ne ressemblent pas aux normes anciennes. La situation est donc complexe : chacun croit être unique et autonome mais subit une pression normative diffuse redoutablement puissante. Comme le dirait Tocqueville25, cette normalisation de la vie familiale est « douce et anonyme ». Douce, parce que le contrôle normatif est généralement euphémisé et insensible. Il se présente comme des conseils, recommandations, séductions, services, mais il a bel et bien pour effet de façonner les aspirations. Anonyme, parce qu’on chercherait en vain un magistère moral s’assumant comme tel et des institutions chargées de diffuser la bonne parole. Ce schéma a vécu. Les normes extérieures accompagnées d’un système de sanctions ont cédé la place à des normes diffuses qui entraînent l’adhésion. La contrainte externe, celle du groupe d’appartenance est remplacée par une sorte d’autocontrainte, processus plus insidieux, tout à la fois cognitif et normatif.
Cette régulation sociale de la vie familiale s’appuie de plus en plus sur la caution des sciences psychologiques : comment s’épanouir dans son couple, dans sa sexualité ? Comment éduquer un enfant tout en le préparant à devenir autonome ? Comment élever seul(e) son enfant sans le priver de ses deux parents ? Comment aider ses enfants adultes sans les mettre sous tutelle ? Comment préparer ses obsèques sans solliciter ses descendants ? etc. Depuis plusieurs années, Robert Castel a dépeint la naissance et la diffusion de cette « culture psychologique généralisée » à travers laquelle « le développement de la dimension proprement psychologique de l’individu est à lui-même sa propre fin26 ». On pourrait presque dire que le psychologue a remplacé le prêtre. Le culte a changé d’objet : c’est le culte du moi, mais c’est toujours d’un culte social dont il s’agit. Cette « psychologisation de la norme » fait ainsi système avec l’individualisme comme « esprit social ». Qui d’autres que les sciences psychologiques pourraient s’adresser aux contemporains en quête de normes27 ? Le fondement de la norme, par là même, se déplace : ce n’est plus une vision morale et politique de l’homme et de la société qui se présenterait comme telle. C’est une norme dépolitisée, qui repose sur une conception essentialiste et solipsiste du sujet : de quoi un sujet a-t-il besoin pour être heureux ?
Observons tout de même pour nuancer le propos que certaines formes de régulation de l’intimité familiale se caractérisent par leur violence : celle, morale et symbolique, des institutions sociales qui désignent certains parents (pauvres généralement) comme de « mauvais parents », ce qui peut aller jusqu’à les priver de leurs enfants. Mais ici aussi, la dépolitisation et la psychologisation du regard peuvent faire des ravages, ce qui est doux et anonyme d’ordinaire peut devenir violent et inquisitorial, souvent avec la meilleure volonté du monde.
Un trop-plein normatif
L’émergence de normes nouvelles conduit à un pluralisme normatif. En ce sens, la famille ne se caractérise pas par la disparition des normes comme beaucoup le prétendent, mais plutôt par leur abondance, leur prolifération. Dans tous les domaines de la vie familiale, les recherches montrent la variété des styles de vie : styles conjugaux, éducatifs, de relation avec le réseau de parenté28. À côté des types de fonctionnement « modernistes », marqués par l’individualisme familial, il en existe d’autres, attachés à une conception plus classique des rôles de chacun et de la place de la famille dans la société. Et entre ces deux polarités toute une gradation est repérable dont la distribution sociale n’est pas aléatoire. Le milieu social, le niveau d’éducation, l’orientation religieuse, l’âge ou la génération, le parcours migratoire exercent une influence, mais aucun univers social, même étroitement défini, n’est réellement homogène sur le plan des conceptions familiales. La famille est donc devenue plurielle non seulement dans sa morphologie (la taille et la composition du groupe familial) mais dans les principes et règles qui l’organisent. Se côtoient ainsi plusieurs légitimités familiales, plusieurs manières de dire et de vivre ce qu’est et doit être une famille.
Certes, en la matière, l’unanimité n’a jamais été que relative comme le rappellent avec justesse les historiens de la famille. À ceci près toutefois que le pluralisme du passé était celui des conditions sociales (de classe, d’appartenance régionale, religieuse, politique, etc.) : chaque milieu se caractérisait par un modèle unique. Les différents modèles coexistaient en demeurant étanches les uns par rapport aux autres : une famille ouvrière ne pouvait imaginer vivre comme une famille bourgeoise. La famille pour un paysan breton avait peu de chose à voir avec ce qu’elle était pour un berger béarnais. Le pluralisme existait à l’échelle de la société, non à celle de l’individu ou de la famille. Bien sûr, la variété des conditions sociales demeure, bien qu’atténuée, mais surtout le pluralisme existe à l’échelle de chaque famille. Sous l’effet de l’individualisme comme « esprit social », le couple est invité à trouver son propre style, à se définir et à se justifier par lui-même parmi la variété des normes existantes. Si les normes sont bien présentes, aucune ne fait l’unanimité, sinon celle d’être autonome, d’être auteur de sa vie. Chaque couple doit alors choisir sa formule. Et il le fait non pas en toute liberté, mais en fonction des ressources dont il dispose et des contraintes qui sont les siennes.
Parmi la variété des normes existantes, certaines sont plus largement répandues ou plus influentes que d’autres. L’abondance normative ne signifie pas que toutes les normes soient mises à plat, chacun n’ayant plus qu’à choisir celles qui lui conviennent. Cette abondance s’organise selon une certaine topographie : certaines normes sont majoritaires ou dominantes, d’autres minoritaires. Par exemple, les couples de même sexe, a fortiori s’ils vivent avec enfants, sont sans arrêt renvoyés à leur situation minoritaire dans leur rapport avec l’entourage social ou avec les institutions (écoles, crèches, médecins, entreprises et administrations, etc.29). Cela signifie que les différentes options normatives disponibles ne sont pas toujours dotées d’une légitimité sociale équivalente. Le pluralisme normatif ne doit pas être analysé sur le modèle d’un marché concurrentiel sur lequel les biens (ici les normes) seraient accessibles à tous de la même manière : la concurrence normative est aussi un espace social et le pluralisme ne signifie pas que toute forme de domination normative ait disparu.
Sans doute le véritable changement au cours des trois dernières décennies réside-t-il non pas dans l’avènement de la liberté individuelle (est-on vraiment plus libre qu’hier30 ?), mais dans la coexistence pour chaque individu ou famille de normes hétérogènes. Les normes « traditionnelles » demeurent mais sont relativisées. Les normes nouvelles flattent le souci qu’a chacun de s’épanouir et d’être unique, mais il y en a autant que d’experts en « politique de vie ».
Brouillage et cacophonie
Cette coexistence est source de tensions, de contradictions dès lors que les acteurs hésitent entre des orientations normatives qui leur semblent, à tort ou à raison, également légitimes. En effet, la prolifération des normes, dans la limite de ce que nous avons dit au sujet de leur topographie, entraîne tout de même leur relativisation. De la confrontation des différentes options en présence résulte une sorte de brouillage, l’impression d’une cacophonie. Prenons le cas de l’éducation familiale. Il n’est qu’à consulter sur l’internet les forums de discussion et les très nombreux sites associatifs qui lui sont consacrés. On y trouve des interviews d’une grande variété d’experts ou la référence à leurs réflexions et conseils : d’Aldo Naouri à François de Singly en passant par Marcel Rufo, Claude Hamos et bien d’autres, les positions normatives sont très contrastées. Aucun de ces experts n’assume clairement sa position de prescripteur de normes. Tous se contentent de faire des propositions et parlent en tant que spécialistes ou au nom de leur connaissance du terrain. Ils se défendent même de prôner une option morale : « C’est à chacun de se faire son opinion. » Pourtant cette manière d’intervenir dans le débat revient bien à prendre position. Et tout porte à penser que ce brouillage, ce paysage normatif pluraliste sans réel magistère moral, renforce chez les individus et dans les familles l’angoisse de ne pas être normal.
Une partie des problèmes que rencontrent les familles dans leur vie quotidienne résulte de ce pluralisme normatif, de cette difficulté à articuler, à tenir ensemble, plusieurs normes également légitimes. Pour reprendre l’exemple de l’éducation familiale, entre les nouvelles normes de l’épanouissement de l’enfant – c’est-à-dire l’idée que l’enfant est une personne, que les parents sont des « accompagnateurs » qui doivent l’aider à se construire et à devenir lui-même –, la pression croissante du groupe des pairs, la présence des médias et du marché, le désir des parents d’assurer la position sociale de leurs enfants, la famille a le plus grand mal à se déterminer, à fixer un cap et à s’y tenir. On voit bien ici que les difficultés que rencontre la famille ne résultent pas de l’absence de repères normatifs mais au contraire d’un trop-plein.
Le pluralisme normatif interroge ce qui reste du « modèle de parenté » propre aux sociétés occidentales. Doit-on encore s’accrocher au principe de la bilatéralité parentale ? Un enfant doit-il n’avoir qu’un seul père et une seule mère ? Et quid de la différence des sexes au sein du couple parental ? Convient-il de faire une place à ceux qui concourent à « fabriquer » l’enfant quand le couple est infécond ? Coexistent ainsi, et même s’affrontent parfois, différents « modèles de parenté », différentes « ontologies de la parenté » qui disent ce qu’est (et doit être) la parenté. Les débats actuels sur l’homoparentalité (faut-il accorder aux couples de même sexe un droit à la filiation ?), sur l’assistance médicale à la procréation (faut-il revenir sur le principe de l’anonymat du don de gamètes ?), sur le statut du beau-parent dans les familles recomposées (faut-il reconnaître et encadrer juridiquement les droits et devoirs des adultes qui participent activement à l’éducation et aux soins des enfants de leurs partenaires sans en être le parent ?) montrent combien ce qui est évidence pour les uns ne l’est pas forcément pour les autres.
Ouverture des possibles et pression sociale
La famille est certes une microsociété, mais elle n’est pas une cellule autosuffisante, repliée sur elle-même. Quelle que soit l’époque, elle n’a jamais cessé d’être perméable à son environnement social. Peut-être l’est-elle encore davantage aujourd’hui que lorsque les institutions exerçant un magistère moral étaient clairement identifiables. Les normes diffuses et proliférâtes relatives à l’intimité ne se présentent pas comme des règles de vie, des prescriptions morales assorties de sanctions, mais plutôt comme des informations, des recommandations, l’invitation à observer de bonnes pratiques. Le choix des possibles s’est donc ouvert pour les individus du fait de cette relativisation des normes qui se concurrencent. Mais ce choix, loin de s’opposer à la contrainte sociale, en est le produit. L’ouverture des possibles est le fait d’une pression multiforme de la société sur l’individu. C’est parce que la société s’est fragmentée, c’est-à-dire que la hiérarchie sociale des légitimités sans toutefois disparaître s’est brouillée – les grandes institutions en son sein n’étant plus en position d’exercer un magistère aussi dominant –, que la pression qu’elle exerce, comme tout univers social, sur l’individu crée les conditions d’un choix plus large. Il se pourrait bien d’ailleurs que cette plus grande flexibilité familiale soit davantage source d’inégalités sociales que d’uniformisation normative31.
Puisque l’ouverture du choix des possibles est le produit d’un phénomène social, l’abondance de normes, il exige de chacun un travail cognitif et relationnel qui consiste à agencer ces normes diverses. Il faut savoir choisir sa formule parmi les différentes options disponibles, justifier son choix et cela ne va pas sans négociations, compromis et parfois conflits entre membres d’une même famille. Lorsque les individus n’y parviennent pas, les experts en « politique de vie » sont là pour les épauler ou alors la collectivité, à travers l’État, est intimée d’intervenir. C’est ainsi que l’on demande depuis quelques années une prise en charge des enfants qui sont jugés difficiles à éduquer, une aide à l’exercice du « métier de parent » (la désormais célèbre « parentalité »), une protection contre les risques économiques de la séparation, une médiation dans les conflits familiaux, une défense des femmes battues et des enfants abusés, une aide à l’exercice du soutien familial aux personnes âgées dépendantes, etc. Autant dire que les contradictions de l’individualisme familial ont pour effet d’alimenter le processus de normalisation douce qui caractérise l’époque. Ces demandes ne sont pas en elles-mêmes illégitimes. Elles ne font que traduire l’ampleur et la difficulté du travail cognitif et relationnel devenu nécessaire pour parvenir à articuler des normes de provenances diverses. Elles ne sont par conséquent que le produit de l’individualisme familial et de la prolifération cacophonique des normes relatives à la vie intime.
La famille : une institution malgré tout
Contre l’idée désormais banale d’une désinstitutionalisation de la famille, il faut rappeler pour conclure que la famille demeure bel et bien une institution malgré la promotion de l’individualisme familial. Elle est une institution sociale aux deux sens que peut recouvrir sociologiquement ce terme.
En premier lieu, elle est institution parce qu’elle est un système normatif qui rend possible le « vivre ensemble », la coordination entre les uns et les autres dans la famille. Le paradoxe, nous l’avons dit, est que ce système normatif est marqué par les valeurs de l’individualisme et de l’autonomie personnelle (« être l’auteur de sa vie ») qui dévalorisent la vie sociale, les rôles et les normes sociales. La seule subordination qui soit idéalement compatible avec l’individualisme est la subordination de soi à soi. Or ce que nous avons peine à voir c’est que cet individualisme est lui-même une création sociale, un « esprit social », la manifestation d’une autorité morale, de moins en moins perceptible, de la société sur les individus. En ce sens, que la famille soit ou non marquée par l’individualisme, cela ne change rien à l’affaire : les individus trouvent devant eux un ensemble d’idées, de significations et d’actes qui délimitent le champ des possibles. L’improvisation a ses limites. Preuve s’il en est que l’institution est toujours là. Si l’institution familiale demeure, ses formes quant à elles évoluent. Les normes de la vie familiale ne se présentent plus (ou de moins en moins) comme des prescriptions, des règles de conduite à suivre sous peine de sanctions, légitimées par une magistrature morale. Elles s’apparentent à des conseils, recommandations, persuasions et empruntent des voies nouvelles qu’il faut découvrir et recenser. En ce sens, cette mutation du régime de normativité familiale est liée à l’émergence d’une société de la communication dans laquelle les messages normatifs circulent de manière anonyme et insensible sans que l’on sache très bien quelle en est la source. C’est d’ailleurs ce qui en rend la critique bien plus difficile.
En second lieu, la famille est aussi une institution si l’on entend par ce mot non pas un état, mais un processus de fixation, de cristallisation de la norme. La famille est aujourd’hui saturée de normes sociales diverses qui l’atteignent de toutes parts. Cette abondance normative produit une cacophonie, rendue possible par le fait que les normes se relativisent les unes les autres. Dans cette situation, les individus doivent produire un travail spécifique, réflexif ou cognitif mais aussi relationnel, qui consiste à articuler ou accorder plusieurs de ces normes entre elles et à justifier la sélection opérée32. Ce travail peut être appelé « travail d’institution » en ce qu’il consiste à instituer le quotidien de la famille33. L’époque où il suffisait d’endosser son rôle (celui de père, d’épouse, d’aîné, etc.) pour prendre sa place dans la famille, sans se poser davantage de questions, est terminée. Plusieurs rôles coexistent désormais, chacun ayant sa légitimité propre. Certes le choix ne précède pas nécessairement le fait de se conformer finalement à l’un d’eux. La vie normative n’est pas un supermarché dans lequel il suffirait de choisir entre différentes options mises à plat. Mais rares sont les familles dans lesquelles, à un moment ou à un autre de leur itinéraire, il ne faille pas justifier les options retenues ou prendre un autre cap. La réflexivité que cela suppose de la part des individus est à la fois alimentée par les normes sociales et contribue plus encore à leur prolifération.
- *.
Sociologue, professeur à l’université Lumière Lyon 2, voir dans Esprit : « Des relations de parenté inédites ? », Esprit, juillet-août 1990 et avec Michel Hanus et Frédéric Jésu, « Comment les familles entourent leurs morts », Esprit, novembre 1998.
- 1.
N. Elias, la Société des individus (1987), trad. fr., Paris, Fayard, 1991. Dans ce livre, N. Elias insiste constamment sur les chaînes d’interdépendance qui lient les individus les uns aux autres et qui, dans les sociétés modernes marquées par le processus d’individualisation, sont à la fois moins visibles et de plus en plus longues. Il est pour le moins discutable de le citer à l’appui d’une thèse dont il montre au contraire les limites en soulignant les paradoxes de l’individualisation.
- 2.
Il serait tout de même prétentieux de le prétendre tant cette thèse a trouvé un large écho dans la sociologie internationale.
- 3.
Cette thèse est défendue par les principaux « théoriciens » de la sociologie actuelle : U.Beck, A. Giddens et Z. Bauman, pour ne citer que les plus connus dans l’arène internationale.
- 4.
L. Roussel, la Famille incertaine, Paris, Odile Jacob, 1989.
- 5.
Le « modèle de parenté » désigne un ensemble de représentations et catégories cognitives composant une « ontologie de la parenté ». Il doit être distingué du « système de parenté » qui qualifie la configuration des relations et échanges entre membres d’un réseau de parenté. Voir à ce sujet J.-H. Déchaux, Sociologie de la famille, Paris, La Découverte, 2009 (2e éd.).
- 6.
On retrouve cette idée chez F. Dubet, F. de Singly et bon nombre d’historiens de la vie privée.
- 7.
La formule est empruntée à Irène Théry : « L’individu comme valeur et l’institution des liens de parenté. Éléments pour une sociologie des débats éthiques sur la famille », dans M. Canto Sperber (sous la dir. de), Éthique à l’Ens, Paris, Puf, 2004.
- 8.
Montesquieu, De l’esprit de lois (1748), Paris, Flammarion, coll. « GF », 1979.
- 9.
Sur cette idée développée au sujet de la « vie humaine » et non simplement de la vie familiale, voir les analyses d’A. Ehrenberg, « Sciences neurales, sciences sociales : de la totémisation du soi à la sociologie de l’homme total », dans M. Wieviorka (sous la dir. de), les Sciences sociales en mutation, Auxerre, éd. Sciences humaines, 2007, p. 385-397.
- 10.
M. Wieviorka (sous la dir. de), les Sciences sociales en mutation, op. cit.
- 11.
Voir dans la foulée des travaux d’A. Touraine, F. Dubet, le Déclin de l’institution, Paris, Le Seuil, 2002.
- 12.
P. Macherey, De Canguilhem à Foucault, la force des normes, Paris, La Fabrique, 2009, p. 71.
- 13.
R. Castel, la Montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris, Le Seuil, 2009, p. 425.
- 14.
Irène Théry, le Démariage. Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob, 1993.
- 15.
Voir E. Widmer, J. Kellerhals et R. Levy, « Quelle pluralisation des relations familiales ? Conflits, styles d’interactions conjugales et milieu social », Revue française de sociologie, 2004, vol. 45, no 1, p. 37-67 ; et M.-C. Le Pape, la Famille à l’épreuve des risques. Logiques éducatives et stratification sociale, thèse soutenue à Sciences Po Paris, sous la dir. de J.-H. Déchaux, 2009.
- 16.
Sur la place de la télévision dans la vie quotidienne des familles, voir L. Lesnard, la Famille désarticulée. Les nouvelles contraintes de l’emploi du temps, Paris, Puf, 2009.
- 17.
Il ne se passe pas une semaine sans qu’au moins quatre à cinq guides de ce type paraissent comme le montre la consultation de Livres-Hebdo.
- 18.
D. Mehl, « La télévision relationnelle », Cahiers internationaux de sociologie, 2002, no 112, p. 63-95.
- 19.
A. R. Hochschild, « Marchés, significations et émotions : “Louez une maman” et autres services à la personne », dans I. Berrebi-Hoffmann (sous la dir. de), Politiques de l’intime. Des utopies sociales d’hier aux mondes du travail d’aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2009, p. 203-222.
- 20.
Voir, entre autres publications, D. Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autrement, 2005. O. Galland, « Une nouvelle adolescence », Revue française de sociologie, 2008, vol. 49, no 4, p. 819-826.
- 21.
Voir A. Mardon, la Socialisation corporelle des préadolescentes, thèse soutenue à l’université de Paris 10, sous la direction de Martine Segalen, 2006.
- 22.
Voir les débats récents sur le statut du beau-parent, les lois bioéthiques, l’opportunité ou non de reconnaître l’homoparentalité, etc.
- 23.
I. Théry, le Démariage, op. cit., p. 375.
- 24.
Ils restent à recenser méthodiquement.
- 25.
A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835-1840), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986.
- 26.
R. Castel, la Montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, op. cit., p. 428.
- 27.
Dans une récente étude consacrée aux services de pédiatrie en hôpitaux, S. Mougel observe que les soignants reprennent à leur compte ce discours de la norme « psychologisée » : le droit de visite des parents d’enfants hospitalisés se transforme en devoir de présence et est parfois l’occasion de corriger les normes et pratiques éducatives de la famille, en particulier de la mère. Voir S. Mougel, Au chevet de l’enfant malade. Parents/professionnels, un modèle de partenariat ?, Paris, Armand Colin, 2009. Il en est de même de l’évolution de la réflexion pédagogique en matière scolaire. Les décrets successifs concernant l’école élémentaire font de l’autonomie de l’enfant à la fois un moyen d’apprentissage et une fin en soi.
- 28.
Voir J. Kellerhals, E. Widmer et R. Levy, Mesure et démesure du couple, Paris, Payot, 2004 ; J.-H. Déchaux, Sociologie de la famille, op. cit.
- 29.
Voir M. Mailfert, la Confrontation sociale et la quête de légitimité des familles homoparentales féminines, thèse de sociologie à Sciences Po Paris, sous la dir. de J.-H. Déchaux.
- 30.
Le sociologue serait bien en peine de répondre à cette question qui supposerait que l’on puisse objectiver par quelques indicateurs simples ce qu’est la liberté individuelle.
- 31.
L’ouverture du choix des possibles pose évidemment la question de savoir si l’option visée par l’individu ou la famille est accordée aux ressources disponibles. Ainsi des familles populaires peuvent être séduites par les valeurs d’égalité et de négociation sans que les individus disposent des moyens leur permettant d’agir en conséquence et d’obtenir que leurs objectifs personnels soient pris en compte.
- 32.
Voir, s’agissant de la sexualité, M. Bozon, Sociologie de la sexualité, Paris, Nathan, 2e éd., 2009.
- 33.
Voir V. Descoutures, M. Digoix, E. Fassin et W. Rault (sous la dir. de), Mariages et homosexualités dans le monde. L’arrangement des normes familiales, Paris, Autrement, 2008.