Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Capture d’écran C8
Capture d’écran C8
Dans le même numéro

Hanouna, un air du temps télévisuel

février 2014

Supprimant l’écart entre les coulisses et la scène, entre le texte télévisuel et sa paraphrase, l’émission Touche pas à mon poste a fait de la télévision son sujet tout en démontrant l’impossible extériorité d’une critique télévisuelle. Alors que l’on dit la petite lucarne en perte de vitesse chez les jeunes, l’émission s’est imposée dans leurs conversations en jouant de la caisse de résonance des réseaux sociaux.

À n’en pas douter, Touche pas à mon poste aura été le succès télévisuel 2013-2014, succès important au regard des enjeux du Paf pour le groupe Canal +, qui a choisi de sortir de la seule stratégie payante pour étendre son influence à la télévision gratuite et à ses nouveaux développements portés par le numérique terrestre. Rachetée au groupe Bolloré en 2012, la chaîne D8 a été non pas le vaisseau amiral, qui reste Canal +, mais le corsaire qui a servi au groupe à prendre à l’abordage la télévision grand public. Et l’émission de Cyril Hanouna, longtemps cantonnée au service public (France 4) et à la deuxième partie de soirée, a effectivement explosé en termes d’audience (jusqu’à 1, 3 million de téléspectateurs), signant la réussite d’une stratégie multichaînes que les autres acteurs télévisuels aimeraient bien reproduire eux aussi avec HD1 pour TF1 ou 6Ter pour M6, pour ratisser large et s’adresser à des publics différents. Ce succès s’est d’ailleurs établi dans une sorte de concurrence interne avec le Grand Journal, qui a vu son animateur impavide, Michel Denisot, céder la place au fringant Antoine de Caunes pour ne surtout rien changer à une formule qui s’est vue fragilisée par l’arrivée d’un nouveau trublion capable de ringardiser ce qui se voulait le temple du branché.

L’animateur-spectateur

Ainsi le même groupe, à peu près à la même heure, met en scène ici l’humour potache qui rit à la télévision plutôt qu’à son propos et érige la vanne entre potes en vision du monde, et là l’ironie plus distanciée des Guignols ou du Petit Journal de Yann Barthes, où l’on rit de la télévision, mais à distance (Canal + s’est construit comme une alternative au télévisuel standard, populaire), depuis une estrade statutaire sur laquelle se retrouve le beau linge des médias, de la politique et du spectacle. À la proposition à la fois parodique et institutionnelle du Grand Journal, avec son maître de cérémonie et ses invités en majesté, s’opposent le compagnonnage débondé, l’humour à tout prix et les discussions à la bonne franquette sur ce qui marche ou pas dans le poste.

Le succès de l’émission s’inscrit aussi dans ce que les professionnels de la profession appellent la bataille de l’acesss prime time, ce moment clef entre la fin de la journée et le début de la soirée où il s’agit de capter le plus de téléspectateurs possible et qui fait la place à toutes sortes de contenus : informations, jeux, fictions, documentaires et en l’occurrence talk-shows, genre qui fait florès en radio (les Grosses Têtes sur Rtl, On va s’gêner sur Europe 1, On va tous y passer sur France Inter) depuis longtemps et connaît, sur un mode plus sérieux ou plus léger, un revival conséquent en télévision, avec par exemple C’est à vous sur France 5 ou l’accident industriel Jusqu’ici tout va bien de Sophia Aram sur France 2, en réunissant autour d’une table conviviale et d’un animateur charismatique des chroniqueurs et des invités pour parler de tout et de rien. Cette réussite d’audience signe aussi l’avènement de Cyril Hanouna lui-même, qui avait fait ses premières armes sur la chaîne Comedy et sur M6 (le Morning) et en radio (Rires et Chansons, Virgin) où il s’est fait connaître par un large public dans l’univers du jeu (la Bonne Touche sur Rtl).

Comment s’explique le succès de cette émisssion largement rediffusée ? Il est certain que la présence survoltée de l’animateur y joue un rôle important. Dans une sorte de stand up permanent, Hanouna ne se contente pas de passer les plats, il est animateur, mais comme on l’est dans les colonies de vacances (métier qu’il a exercé) ou au Club Med, comme un meneur de jeu, houspillant sans cesse ses chroniqueurs ou cajolant les téléspectateurs. S’il a d’illustres prédécesseurs dans le genre du divertissement (Patrick Sébastien, Lagaf’, Christophe Dechavanne), il parvient à faire un one-man-show et à jouer le chef de bande en même temps en donnant une apparence de sérieux au sujet abordé, à savoir la télévision elle-même. Maître Jacques bondissant, Arlequin hilare du télévisuel, poussant très loin un entertainment beaucoup plus affectif que cérébral, fondé sur une « tchatche » faisant primer le contact, l’empathie sur le contenu ou le sens, il se veut en quelque sorte le premier spectateur de son émission, n’hésitant pas à mettre en scène et comme en boucle la réception même qui lui est faite (« Là on vient de perdre 200 000 téléspectateurs »). On a parlé d’humour potache à son propos, et effectivement il y a une dimension cour d’école dans le show, avec Hanouna en pion déjanté et sympathique qui peut mettre au coin (temporairement) tel chroniqueur, propose des jeux jamais loin du bizutage et distribue les bons et les mauvais points à sa petite troupe, tout cela dessinant une sorte de jardin d’enfants régressif où l’on se chamaille comme l’on se réconcilie mais où les enjeux en termes de parts de marché sont très sérieux (Hanouna est producteur de sa propre émission). Il maintient un rythme sans faille et ne proscrit que deux choses, tout ce qui est « prise de tête » et les temps morts, jouant du direct, des imprévus, multipliant les chroniques, les micro-rendez-vous au sein de l’émission, qui change et évolue sans cesse, zappant à la place du téléspectateur, comme s’il savait que le tout ne tenait en équilibre que grâce à une vitesse de libération minimale. Enfin, Hanouna répond à une promesse de coulisses, joue avec le cadre, en sort, y rentre, bouleverse le conducteur, montre les équipes de tournage, le dispositif technique, transforme le vigile du plateau en personnage à part entière, pour faire voler en éclats, dans une théâtralité qui contamine tout et se pare des attributs de l’authenticité, les frontières entre le monde, ici réduit à la télévision, et son spectacle.

Les chroniqueurs-acteurs

Le deuxième ingrédient clé, c’est évidemment la bande de chroniqueurs, mêlant les âges, les sexes et les tempéraments, et chargée de tendre aux téléspectateurs un miroir de l’humaine condition. Cette « bande de potes » cathodique obéit à son chef qui fait régner un (dés)ordre benoît sur le plateau. Une telle mise en scène du collectif est un ressort essentiel qu’on voit pointer dans l’univers télévisuel comme c’est la règle désormais dans les fictions inspirées du modèle américain, qui disent toute la société à travers huit à dix personnages. La manière la plus sûre de s’adresser à tous, c’est de permettre à chacun de s’identifier, d’où un casting savamment composé et dosé (le fayot, la cancre, la jolie fille, le vieux sage, le beau gosse, l’intello, etc.), gage aussi d’un renouvellement permanent, avec les petits nouveaux qui débarquent et ceux qui sont bien installés dans leur fauteuil.

Cette galerie de portraits, d’antagonismes et d’affinités où chacun se conforme à son rôle est le véritable sujet de l’émission et comme la promesse d’une forme d’unité sociale perdue, où chacun a sa place autour de la table cathodique. Le succès appelant le succès, on peut imaginer qu’on se bat désormais pour être assis autour des pupitres de Touche pas à mon poste, brevet de télévisualité efficace pour les chroniqueurs, et, pour les invités plus occasionnels qui se relaient autour de la table, quelquefois à leurs dépens, garantie d’être étiqueté « bon client ». L’opinion, la conversation, la confrontation (le « clash » ou le « fight » en langage hanounesque) apparaissent comme les formes achevées d’une émission qui prend acte de l’influence des réseaux sociaux Facebook et Twitter en les imitant par une concentration inflationniste des commentaires que les programmes suscitent et une attention à tous les échos du landerneau télévisuel, que l’on retrouve ailleurs en cent quarante signes. Rappelons que la petite lucarne, qu’on dit en perte de vitesse chez les plus jeunes, reste l’un des thèmes phares abordés par les réseaux sociaux et que la réussite de Touche pas à mon poste repose aussi sur une stratégie digitale bien comprise.

La télé parle de la télé

Enfin, le sujet lui-même – la télévision, les programmes de la veille ou du lendemain – est éminemment consensuel, donc gage d’efficacité. Depuis longtemps, la télévision produit sa propre caricature dans un jeu de non-dupes permanent avec les téléspectateurs, heureux d’être mis, en apparence, dans la confidence du grand show télévisuel, devenus experts ès audimat, que chacun mesure mais dont chacun s’exclut. Canal + a longtemps monopolisé cette position (de force) en surplomb de la télévision, en en déjouant les ressorts pour mieux les renforcer. L’émission de Cyril Hanouna reprend cette posture sur un tout autre pied, faisant sien le postulat lacanien qu’il n’y a pas de métalangage. Supprimant donc l’écart entre les coulisses et la scène, entre le texte télévisuel et sa paraphrase, elle fait de la télévision son sujet tout en démontrant l’impossible extériorité d’une critique télévisuelle. Si nombre de chroniqueurs sont des experts de la télévision (journalistes spécialisés, producteurs) et qu’une large partie des débats est consacrée à l’évaluation des programmes, tous les codes sont ici ceux d’une télévisualité ludique pleinement assumée où l’on peut dézinguer les programmes de copains sans jamais remettre en cause le média comme tel. Si telle émission est critiquée, la Télévision, elle, n’est jamais prise de haut. L’émission repose certes aussi sur la médiatisation de conflits et de prises de bec entre acteurs concurrents, voire sur la concurrence de l’émission elle-même avec d’autres programmes, mais on reste entre soi, en compétition mais solidaires d’une même télévisualité sans complexe, justifiée par l’audience, et où tout finit par un rire.

Hanouna, c’est l’anti-Schneidermann (Arrêt sur image sur France 5) ; prenant soin de ne faire la leçon à personne, il reste au plus près de l’expérience du téléspectateur standard. En produisant une paraphrase sans fin sur la télévision dans d’autres émissions qu’il anime (la Nouvelle Star), sur l’émission elle-même qui se prend pour objet, avec des rubriques en abyme (celle de Jean-Luc Lemoine, « Les questions en 4/3 », reprend et commente certaines images de l’émission dans une réflexivité au carré), Hanouna fait fi d’une volonté de décryptage, de distanciation ou de pédagogie (voir Médias le Magazine sur France 5) ou de parodie grinçante ou critique (le Petit Journal, les Guignols) puisque le commentaire est aussitôt recyclé comme une composante du show télévisuel, dans une sorte de volute baroque sans fin. On parle de la télé comme les gens sont supposés en parler à la machine à café, de plain-pied. Mais ce qui compte, c’est le show, qui baigne à la fois dans la bonne humeur obligatoire et une sorte de polémicité permanente et légère qui finit par faire de l’émission elle-même, de son succès, de son audience, le sujet premier. Ce plus petit dénominateur commun que constitue la télévision permet ainsi un jeu spéculaire où l’émission prend acte de ce que chacun de nous est un téléspectateur qui vaut bien tous les autres et s’appuie sur cette proximité comme ultime ressort d’identification.

Même s’il y a sans doute nombre d’émissions plus bêtes, les contempteurs de la médiocrité télévisuelle y trouveront à plaisir toutes les raisons de se désespérer. Il n’est pas dit cependant qu’Alain Finkielkraut ne finisse pas par y faire une apparition en statue du commandeur. De fait, l’émission porte au fond bien son nom, pas question de toucher à la télé que chacun regarde, pas question de rompre l’empathie entre les potes que nous sommes tous devenus. Elle nous libère d’un vieux surmoi cathodique qui nous laissait toujours un peu gênés, nous qui naguère regardions TF1 en la vouant aux gémonies et encensions Arte sans y jeter un œil. D’ailleurs, l’enjeu n’est pas le même. La mise en scène de l’entre-soi, l’effet de bande, l’empathie relationnelle (« Mes chéris », comme Hanouna appelle ses camarades de jeux ou les téléspectateurs), le rythme échevelé, la prime au direct, la promesse de coulisses et d’imprévus, la polémique obligatoire et le rire égalisateur transforment ce qui se donnait au départ comme le tribunal correctionnel de la télévision en temple des ressorts de la télévisualité d’aujourd’hui, poussée à ses limites par la concurrence du web et donc condamnée à créer sans cesse la vague même des (micro-)événements qui la portent.

Jean-Maxence Granier

Agrégé de lettres, linguiste et sémioticien de formation, il a fondé le cabinet d'études et de conseil Think-Out spécialisé dans l'analyse des médias et des marques. Il s'intéresse à des questions comme la laïcité,  le numérique, les  psychotropes, la démocratie participative ou encore l'anthropocène. Il préside l'association Autosupport des usagers de drogues. …

Dans le même numéro

La corruption, maladie de la démocratie

Contre la corruption, la transparence?

La peur de l'impuissance démocratique

L'influence des lobbies en Europe