
Retrouver la souveraineté ?
Introduction
Les usages actuels de la notion de souveraineté entretiennent la confusion entre souveraineté, puissance et démocratie. Une conception renouvelée et plurielle de la souveraineté permettrait pourtant de poser à nouveaux frais le problème de la démocratisation des pouvoirs publics.
Le motif de ce dossier tient d’abord à l’approche d’une élection présidentielle qui engloutit dans son ombre les élections législatives qui doivent la suivre. L’engloutissement est tel que les leaders de la gauche française qui, depuis cinq ans, auraient dû avoir la préparation des législatives comme principal sujet de préoccupation (et de négociations), donnent l’image d’un groupe de poissons qui auraient été attirés sur la terre sèche par l’éclat d’une brillante médaille (présidentielle) et qui, rivés à la croyance que rien d’autre n’importe que de posséder ce talisman pourtant hors de leur portée, se débattraient dans leur asphyxie. Tout se passe comme si la composition de l’assemblée des représentants du peuple, chargés de l’exercice de la puissance législatrice (qui est traditionnellement le cœur de la puissance souveraine), n’était qu’une annexe secondaire de la désignation du chef de l’État, qui serait au fond le Souverain en personne. Il est vrai que le président de la République est lui aussi dépositaire de certains attributs de la puissance souveraine (par exemple, les droits de recourir au référendum législatif, de dissoudre l’Assemblée nationale, de décider de l’emploi de la force nucléaire). Si l’on accepte la célèbre définition de la souveraineté proposée par Carl Schmitt – « Est souverain celui qui décide de l’état d’exception1 » –, il n’est pas absurde de dire que l’article 16 de la Constitution le désigne comme étant, en dernière instance, le véritable souverain.
Il est inévitable que la souveraineté, au sens où elle renvoie à la désignation des dépositaires de pouvoirs de décision ultime, reste un enjeu politique. La revue Esprit s’y est déjà confrontée sous les registres de la souveraineté monétaire, des procédures de contrôle constitutionnel ou de l’implication de la souveraineté nationale dans la « co-souveraineté » européenne2. Les problèmes posés alors restent entiers, mais ils se trouvent aujourd’hui transposés dans le débat public en des termes qui induisent toutes sortes de distorsions et de déplacements du concept de souveraineté. Les politiques français revendiquent tous ce terme – que ce soit au titre de la « souveraineté européenne » souhaitée par Emmanuel Macron et Yannick Jadot, de la « souveraineté populaire » brandie par Jean-Luc Mélenchon ou de la « souveraineté nationale » revendiquée par l’ensemble des droites et des extrêmes droites3 –, de sorte que nous assistons à une véritable inflation d’usages qui induit une dévaluation du sens du mot. « Souveraineté » en vient à désigner, de manière vague et emphatique, le « pouvoir de décider », la « maîtrise de son propre destin » (expression dont nous ne sentons pas assez l’étrangeté, puisque le destin est par définition ce qui ne nous laisse pas d’autre choix que de l’assumer ou de le subir, mais non de le « maîtriser »), l’« indépendance » alimentaire, énergétique, sanitaire, industrielle, numérique et ainsi de suite.
Sont ainsi confondues sous un même mot des questions très différentes : celle de l’étendue des compétences des différentes instances politiques et celle des moyens effectifs de la puissance publique, en particulier en matière économique ; celle de la pertinence du contenu des traités signés et celle de l’obligation de les respecter sous le contrôle de cours judiciaires ; celle des mesures exceptionnelles permises en situation d’urgence et celle de la démocratisation d’institutions de gouvernance soustraites au pouvoir des électeurs. La confusion est telle que, encouragés par une décision aberrante du Tribunal constitutionnel polonais (qui a décidé de récuser après coup des articles du traité de l’Union, pourtant signé en connaissance de cause par la Pologne)4, certains en viennent à entendre par « souveraineté » le pouvoir de ne pas respecter ses engagements et de désobéir aux traités qu’on a signés sans pour autant s’en retirer – autrement dit, une sorte de droit de mentir et de trahir en toute désinvolture5. Sous le nom trompeur de « souverainisme juridique » se répand ainsi non seulement l’idée que les États membres de l’Union européenne ne seraient pas tenus par le droit de l’Union, mais que le pouvoir souverain ne serait pas tenu par ses propres engagements et ses propres lois. Ce qui est affirmé ainsi n’est ni le « droit du peuple » face à la « technocratie bruxelloise », ni la défense de l’État de droit social contre le fondamentalisme du marché ; c’est bien plutôt l’irresponsabilité politique. La cible de l’attaque est en fait le principe d’un contrôle constitutionnel des décisions du législateur, la protection des droits des individus par la séparation des pouvoirs législatifs, exécutifs (ou plutôt gouvernementaux) et judiciaires, autrement dit l’État de droit lui-même et la garantie de l’égalité des droits humains, civils et politiques qui sont le cœur de la démocratie.
Les usages aveugles de la notion de souveraineté confondent les gains de souveraineté avec les gains de puissance et les gains de démocratie.
Il ne s’agit pas ici d’analyser les discours des candidats à la présidentielle ni les programmes qui les accompagnent, mais de faire face aux paradoxes que portent les usages aveugles de la notion de souveraineté, qui confondent les gains de souveraineté (liés aux retraits de certaines alliances) avec les gains de puissance (qui peuvent au contraire être solidaires d’alliances et de partages de souveraineté) et les gains de démocratie (qui tiennent, non à l’affirmation nationale, mais aux modalités égalitaires et inclusives de la délibération collective). Ces usages aveugles concernent assurément des enjeux décisifs, mais ils les recouvrent, au double sens de l’expression : ils les dissimulent tout en les ayant pour contenus objectifs. Les causes de cette situation sont profondes : la confusion qui règne tient aux paradoxes qui n’ont cessé de grever la notion de souveraineté à travers la longue histoire de ses métamorphoses. Mais cette confusion empêche que les « problèmes de souveraineté » soient posés adéquatement, dans la différenciation de leurs échelles et de leurs domaines, et non sous la forme mythique et inopérante de « la souveraineté », au singulier, et dont le détenteur serait une entité énigmatique, amalgamant des titulaires qui ne peuvent pas coïncider – à la fois nation unitaire et multiplicité des individus se voulant libres, peuple soumis à ceux auxquels sont délégués les pouvoirs et État encadrant la société.
Les difficultés de la souveraineté se situent à l’intersection de deux processus historiques, enchevêtrés mais distincts, qu’on peut faire remonter aux débuts des Temps modernes. Le premier processus, dont les États-nations, avec leurs empires coloniaux, ont été historiquement un pivot essentiel, fut celui de la constitution d’un marché mondial. Depuis la fin des années 1970, ce processus a pris la forme supérieure d’une mondialisation du marché (fusion des marchés nationaux et régionaux en un marché global, extension de la sphère marchande à l’ensemble des sphères sociales, financiarisation conséquente de l’économie)6. Le second processus est celui de la translation de l’idée de souveraineté depuis une théologie politique de la monarchie absolue (dont Carl Schmitt fut, au xxe siècle, l’héritier) jusqu’à une conception laïque de la démocratie. La question de savoir dans quelle mesure cette translation peut se déprendre des coordonnées de son origine est restée lancinante : l’idée de « volonté générale » ne double-t-elle pas le corps mortel du peuple d’un corps éternel, sur le modèle des « deux corps du roi » ? N’implique-t-elle pas que la démocratie se définisse comme la monarchie de la volonté générale ? De même que les États-nations restent les acteurs essentiels de la mondialisation qui les menace d’impuissance, l’idée monarchique de la souveraineté ne cesse de hanter les régimes démocratiques. C’est pourquoi le caractère « métaphysique » de la notion de souveraineté a été dénoncé par nombre d’auteurs, aussi bien socialistes que libéraux. Michel Foucault a pu écrire que le maintien de l’idée de souveraineté montrait qu’« on n’a toujours pas coupé la tête du roi7 ».
Au confluent de ces deux processus surgit le désormais célèbre « trilemme de Rodrik ». Énoncé dès 2007 par l’économiste Dani Rodrik, il pose qu’il est impossible de disposer simultanément de « l’hyper-globalisation », de la souveraineté nationale et de la démocratie : il faut sacrifier un des termes du trilemme aux deux autres. Si nous voulons poursuivre l’unification du marché global, nous devons ou bien sacrifier la démocratie à la souveraineté nationale (ce qu’illustreraient les autoritarismes contemporains), ou bien dépasser les États-nations dans une démocratie transnationale8. Si nous voulons disposer de la démocratie et de la souveraineté nationale, alors nous devons fortement tempérer et réguler la globalisation, comme ce fut le cas durant l’époque des accords de Bretton Woods. Il ne faut assurément pas idéaliser une époque dont nous oublions trop vite qu’elle reposait, d’une part, sur la guerre froide et la mise sous tutelle totalitaire d’une partie du monde, d’autre part, sur l’existence continuée des empires coloniaux des pays d’Europe de l’Ouest (dont l’héritage continue à nourrir en France une étrange indifférence générale à la situation des départements et des territoires d’outre-mer, ainsi qu’une absence de discussion sur le traitement par la France de la souveraineté de certains pays africains). Mais il reste que le « trilemme de Rodrik », qui a l’immense mérite de ne pas identifier souveraineté nationale et démocratie, pointe le cœur de nos difficultés présentes.
Le dossier qui suit s’ouvre sur un article écrit par Dani Rodrik peu avant la pandémie, traçant des perspectives concrètes pour rééquilibrer une mondialisation qui s’est faite au service des intérêts du capital, et rétablir les droits du travail, de la démocratie et de l’écologie. David Djaïz rebondit sur les analyses de Rodrik pour montrer comment le rétablissement d’une puissance publique capable de « réencastrer l’économie dans le social et dans le système-Terre » appelle une souveraineté plurielle et hybridée, qui maintient le niveau national tout en le compliquant d’un niveau local et d’un niveau européen. Cette pluralité de la souveraineté, qui est en fait inscrite dans les apories du concept où s’empêtre le souverainisme, fait l’objet de la puissante élaboration proposée par Céline Spector : il s’agit d’opposer au modèle rousseauiste de la volonté générale le modèle, théorisé par les fédéralistes étatsuniens, d’une distribution de la souveraineté du peuple sur différentes instances et différentes échelles. Alors devient pensable le processus de « dés-absolutisation » de la souveraineté, dont l’histoire est analysée par Jean-Claude Monod – processus toujours fragile et conflictuel, comme en témoignent les tensions contemporaines du fédéralisme étatsunien restituées par Michael C. Behrent. Si ce processus est toujours ambigu, c’est qu’il se déroule, comme le rappellent les analyses de Manuel Lafont Rapnouil, dans la dimension des relations internationales, où l’État souverain est irréductible en tant qu’il est un sujet du droit international.
Défaire les confusions ne signifie pas éliminer les paradoxes, mais les reconnaître dans leurs nécessités et leurs contingences. Le terrain international impose une réponse simple à la définition du « souverain » : le titulaire de la souveraineté, c’est l’État en tant que partie prenante d’un ordre international. Mais cela ne règle pas la question de savoir comment cet État légitime sa souveraineté devant sa population : par la souveraineté d’une nation imaginée ? Par la souveraineté du peuple, compris moins comme l’ensemble des citoyens que comme la masse des couches populaires demandant à être protégées contre l’exploitation et la précarité ? Par la souveraineté des individus demandant à être protégés contre toute oppression de la majorité ?
Ces questions conflictuelles ne doivent pas rester des questions académiques : c’est précisément le risque de la notion de souveraineté que de substituer aux questions concrètes de la démocratisation des pouvoirs publics (y compris les banques centrales et les cours de justice, dont les procédures de nomination sont à interroger) le fétiche ou le fantasme d’un pouvoir formel de décision absolue (qui peut recouvrir une impuissance réelle). Les questions de souveraineté doivent être des embrayeurs vers les questions décisives, qu’elles pointent en risquant de leur faire obstacle et qui sont les questions des conditions effectives de la démocratie sociale et politique.
- 1. Sur les difficultés de traduction de cette phrase qui ouvre sa Théologie politique de 1922, voir les explications de Jean-Louis Schlegel dans son édition : Carl Schmitt, Théologie politique, trad. par J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 15.
- 2. Voir les numéros de juillet 2001 : « Monnaie, souveraineté et lien social », et de janvier 2002 : « Les horizons de la souveraineté ».
- 3. Pour un florilège des emplois du terme, voir Béatrice Bouniol, « “Souveraineté” : présidentielle 2022, les mots de la campagne », La Croix, 22 octobre 2021.
- 4. Sur le caractère aberrant de cette décision et sur le contexte scandaleux qui l’a rendue possible, voir Francesco Martucci, « La Pologne et le respect de l’État de droit : quelques réflexions suscitées par la décision K 3/21 du Tribunal constitutionnel polonais » [en ligne], Le Club des juristes, 15 octobre 2021.
- 5. C’est la position (proprement incivique) qu’a défendue par exemple Henri Guaino sur Arte dans l’émission 28 minutes du 18 janvier 2022.
- 6. Ce « devenir-monde » du marché est plus qu’un marché mondial, mais il n’est ni une mondialisation du monde ni une cosmo-politique, puisqu’il ne construit pas un monde commun digne de ce nom. C’est pourquoi Étienne Tassin demandait qu’on lui réserve le terme de « globalisation » et qu’on lui refuse celui de « mondialisation ». Voir É. Tassin, « La mondialisation contre la globalisation : un point de vue cosmopolitique », Sociologie et sociétés, vol. 44, no 1, printemps 2012, p. 143-166.
- 7. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. I. La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 117.
- 8. La première formulation se trouve dans “The inescapable trilemma of the world economy” [en ligne], Dani Rodrick’s weblog, 27 juin 2007. Rodrik a d’abord vu dans l’Union européenne une préfiguration de cette possibilité. Toutefois, dans une note de son blog du 13 juin 2016 sur le Brexit, il conclut de la crise grecque que l’Union européenne est incapable de se démocratiser. Depuis, la pandémie a quelque peu changé la donne.