
John Carpenter, maître de l’horreur
La reconsidération de la filmographie de John Carpenter, depuis quelques années, va de pair avec celle d’un genre ayant désormais acquis ses lettres de noblesse, et dont le réalisateur est reconnu comme une référence incontournable : le cinéma d’horreur.
Il y a dix ans, John Carpenter était un réalisateur quasiment oublié. Peu de spectateurs avaient regardé son film The Ward (2011), diffusé directement en vidéo, et son dernier long métrage sorti en salles, Ghosts of Mars, datait de 2001. Ces dernières années, pourtant, une reconsidération de son œuvre a eu lieu : ressortie de ses films restaurés sur grand écran et en DVD, foules nombreuses pour voir le réalisateur interpréter ses bandes originales, dont il est le compositeur, en concerts, et remise du Carrosse d’or pour l’ensemble de sa carrière au Festival de Cannes 2019. Une reconsidération critique qui rappelle celle vécue par Paul Verhoeven auprès des journaux français après Elle (2016), et qui peut également faire sourire, dans la mesure où Carpenter n’a jamais été sélectionné à Cannes, mais plutôt à Avoriaz et Gérardmer, et était davantage défendu par les amateurs de genre que par les Cahiers du Cinéma.
Cette image récente provient justement, en partie, de l’arrivée d’une nouvelle génération de critiques nés dans les années 1980 et 1990, pour lesquels Carpenter a toujours représenté une référence du cinéma fantastique et horrifique ; et, l’époque actuelle ayant intégré le roman policier, les thrillers ou l’anticipation comme sujets culturels « nobles », cette nouvelle estime pour le réalisateur américain est bienvenue. D’un point de vue cinéphile, il a également été plaisant – et surprenant – de voir sur grand écran ses films marquants ou plus confidentiels au cours des dernières années, et de constater que Hollywood avait pu produire de telles œuvres, loin du paysage fragmenté et souvent faible qualitativement du cinéma d’horreur actuel. Mais pourquoi aimer et défendre ce cinéaste ?
En premier lieu parce que Carpenter a inventé ou magnifié la plupart des grands genres de l’horreur. Les films de serial killers s’analysent presque toujours en comparaison de Halloween (1978), bien qu’aucun n’ait reproduit l’étrange terreur de constater que le tueur, dont les spectateurs voient le crime en caméra subjective, est un enfant au regard innocent, révélé par un travelling arrière. L’Antre de la folie (1994) reste une œuvre dense et perturbante sur les pouvoirs de l’imaginaire, et une des rares adaptations, même si celle-ci est officieuse, de H. P. Lovecraft. Le Village des damnés (1995) est un remake du film de 1960, mais influence encore l’imagerie des enfants dans le cinéma d’horreur. Même le relativement mineur Vampires (1998) demeure un spectacle agréable grâce à l’inclusion de ces créatures au cœur des États-Unis, via le genre du road movie.
La peur, chez Carpenter, n’est pas tant visuelle que viscérale, s’insinuant dans l’être des spectateurs pour créer un malaise durable et profond. À la fin de Prince des ténèbres (1987), malgré la bizarrerie excessive du scénario – le Diable s’incarnant dans un liquide renfermé dans un cylindre au fond d’une église californienne –, les spectateurs ressentent un dégoût mêlé de fascination, l’impression d’avoir assisté au parcours de personnages vers le surnaturel, sans retour. Cet aspect rejoint la plupart des devenirs des personnages dans sa filmographie, quidams représentant le public les regardant, incrédules au début devant les phénomènes surnaturels, devant par la suite accepter leur existence, quitte à s’y perdre. Cet aspect caché du fantastique, cette irréalité du monde apparent, atteint son summum dans le fameux Invasion Los Angeles (1988), dans lequel le héros découvre que les élites sont en fait des extraterrestres dominant la société grâce à des messages subliminaux à la télévision ou dans les publicités. Le long métrage contenait ainsi tous les éléments pour devenir culte à l’heure des réseaux sociaux, des fausses nouvelles et de la consommation de masse.
Le discours libertaire du cinéaste est le mieux exprimé par son personnage iconique de Snake Plissken, héros de New York 1997 (1981) et Los Angeles 2013 (1996), grands détournements des deux mégalopoles, dépeintes dans des États-Unis dystopiques, où presque aucun plaisir n’est autorisé, gouvernés par un État policier. Certes, l’œuvre de Carpenter n’est pas militante en elle-même, et utilise les artifices de différents genres pour rendre sa critique divertissante, mais elle a incarné pendant presque trente ans un ton provocateur à Hollywood. Une indépendance permise par sa fidèle productrice Debra Hill, mais aussi par une éthique de série B : des budgets relativement modérés et des tournages brefs.
La composition des musiques originales de ses films par Carpenter correspond à cette économie de moyens, mais surtout à une réelle mélomanie du cinéaste, fils d’un professeur de musique. Son utilisation du synthétiseur lui a permis de créer des thèmes particulièrement mémorables. Peu de thèmes musicaux d’horreur sont aussi simples et pourtant aussi marquants que la mélodie au piano de Halloween ; peu permettent d’entrer dans un univers fantastique aussi vite que celle de Fog (1980). Cette efficacité dans les bandes originales influencera même Ennio Morricone, un des rares compositeurs engagés par Carpenter, dont le thème pour The Thing (1982) s’éloigne fortement de son lyrisme habituel.
The Thing compte parmi les chefs-d’œuvre quasi indiscutables du cinéma de genre, de l’horreur et du film d’action. Sans doute car son intrigue, l’irruption d’une créature capable de se transformer à volonté et d’infecter tout être vivant, invoque autant la peur des contagions que la paranoïa ; mais également en raison de ses effets spéciaux exceptionnels, entièrement manuels, dus à Rob Bottin et Stan Winston. La radicalité du scénario égale la maîtrise visuelle, dans ce qui reste comme le film le plus ambitieux de Carpenter, demi-échec en salles qui réorienta sa carrière vers des budgets plus modestes. Le film connut une reconsidération rapide après sa sortie en vidéo, pour les trucages de la créature, les interprétations habitées des acteurs et la dimension claustrophobe de l’histoire.
Pour autant, le cinéma de Carpenter ne doit pas se résumer à quelques instants de fulgurance et d’impression visuelles. En effet, le trait le plus remarquable de ses scénarios demeure leur effet durable sur les esprits. Si la peur a parfois émergé pendant le film, le malaise et la perturbation des repères s’imprègnent plus profondément, comme avec le rire de Sam Neil à la fin de L’Antre de la folie, ou la scène dans laquelle un lecteur de l’écrivain fictif Sutter Cane (clin d’œil à Stephen King) surgit dans un restaurant en brisant la vitre à coups de hache. Pour nombre de spectateurs, l’idée d’un test viral, avant même la pandémie actuelle, faisait penser à la fameuse scène de The Thing où les personnages attachés attendent, le regard fixe, de découvrir qui est infecté… Le spectateur de Carpenter en devient ainsi, non pas hanté ou possédé, mais marqué visuellement, interrogé dans sa psyché : deux sources de la grande réputation de son cinéma, désormais inclus parmi les filmographies américaines majeures.