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Fragile d’Emma Benestan © Haut et Court
Fragile d'Emma Benestan © Haut et Court
Flux d'actualités

Une autre France

septembre 2021

À l’avenir, le cinéma français pourrait devenir encore plus divers dans ses lieux de tournages, plus féminin et ne plus avoir à choisir entre l’âpreté du genre et l’exigence du film d’auteur.

Grâce au travail de la Semaine de la critique, des festivals et du réseau de salles d’art et d’essai, à l’aide de producteurs, et au soutien du CNC et des collectivités territoriales à la création, plusieurs premiers films français ont pu, depuis la réouverture des salles et malgré le contexte d’abondance des œuvres, tirer leur épingle du jeu. Ils rassurent sur l’avenir du cinéma français qui pourrait devenir encore plus divers dans ses lieux de tournages, plus féminin et ne plus avoir à choisir entre l’âpreté du genre et l’exigence du film d’auteur – question que le triomphe cannois du Titane de Julia Ducournau a quelque peu réglée.

 

© Netflix

 

La Nuée (Just Philippot) compte parmi ces œuvres dont le souvenir demeure et dont les spectateurs parlent avec jubilation, mais aussi avec une certaine incrédulité face à son audace. Son sujet principal, l’élevage de sauterelles devant produire des farines agricoles dans le Lot-et-Garonne, se voit vite dépasser par une trouvaille fictionnelle, l’attirance des insectes pour le sang humain. Or le talent du réalisateur consiste à représenter ce qui relève du fantastique – un goût pour l’hémoglobine qui rappelle clairement celui des vampires – toujours par la mise en scène, jamais par le discours. Ce faisant, la peur et le dégoût viennent par les yeux et l’intellect, et non par la parole. Les plans où les sauterelles se ruent sur les blessures de l’agricultrice ou recouvrent son corps couvert de cicatrices relèvent de trois régimes d’image, parfaitement alternés : le frontal, le hors-champ, pourtant le plus terrifiant (les attaques des coléoptères sur une chèvre ou une barque retournée), et les plans rapprochés montrant le comportement des sauterelles. Ce caractère viscéral, rendu par des effets spéciaux novateurs, fait de La Nuée un des films français les plus marquants des dernières années.

 

© Pyramide Distribution

 

Ainsi que l’a rappelé Jean-François Rauger lors de la présentation du film à la Cinémathèque française, Une histoire d’amour et de désir (Leyla Bouzid) tourne autour de la sensualité dans la culture musulmane et la langue arabe. Le sujet du film tient dans la réplique qu’adresse le héros, étudiant banlieusard timide, à son amie, Tunisienne libérée et arabophone (contrairement à lui), quand elle lui lit un extrait d’un manuel érotique arabe : « C’est pas de la littérature, ça ! » Comment donner ses lettres de noblesse à des textes osés, peu connus et ayant pourtant influencé Aragon ou la musique d’Eric Clapton ? Cette question, et les études littéraires suivies par les deux personnages principaux, intellectualisent certes un simple récit d’amour. Mais le scénario – servi par deux acteurs jouant parfaitement, l’une la confiance, l’autre l’appréhension de la première histoire – innove en racontant la rencontre entre un jeune homme et une jeune femme ayant visiblement plus d’expérience que lui. La mise en scène de Bouzid travaille en conséquence l’intimité et la timidité, en choisissant à plusieurs reprises de rapprocher ou d’éloigner très lentement sa caméra des personnages, en composant ses plans d’ensemble de manière à attirer les regards vers les visages, même dans des scènes de fête ou de foule. Le résultat, sensuel et cérébral, se distingue sans appuyer excessivement son propos : la subtilité du fond est servie par la simplicité de la forme.

 

© Pascal Chantier / Moby Dick Films

 

L’inventivité formelle au sein d’une économie de moyens se retrouve dans le remarquable Sous le ciel d’Alice (Chloé Mazlo), histoire d’amour entre une Suissesse et un Libanais à Beyrouth. La réalisatrice opte pour une reconstitution simple de la ville, une mise en scène colorée et une représentation de la guerre civile libanaise à petite échelle ou par des scènes métaphoriques : une femme déguisée en cèdre et tiraillée entre deux partis, ou le partage de la capitale entre factions via des escarmouches comiques à un carrefour. De façon singulière, cette orientation naïve s’ajoute à la forme simple et l’utilisation d’animations et de stop-motion pendant le film. Les simples changements dans la vie quotidienne de la famille ou le parcours du du père (Wajdi Mouawad), ingénieur voulant envoyer le premier Arabe dans l’espace, sont émouvants. Le couple transnational et laïc qui tente de demeurer dans un pays où tout devient identitaire plaît sans que le film impose un schéma de pensée au spectateur.

Ce choix de laisser libre le public quant à l’interprétation de l’intrigue est reproduit par Anna Cazenave Cambet dans De l’or pour les chiens, portrait d’une jeune provinciale retrouvant un amour d’été à Paris et finissant hébergée dans un couvent. S’agit-il d’une errance d’une jeune personne à travers une capitale qu’elle ne connaît pas, lieu d’un dur retour à la réalité, ou d’un récit de formation, version féminine d’un scénario et d’un personnage à la Truffaut ? Il semble que la réalisatrice veuille opposer son héroïne à la nonne qui la fascine et lui délivre une terrible tirade, comme si, avec un mélange subtil de distance et de crudité, l’une représentait ce que l’autre n’a pas pu ou voulu devenir. Son sens de la lumière, vive sur la côte atlantique, atténuée dans le couvent, voire nocturne, et de la direction d’acteurs, classe Anna Cazenave Cambet parmi les réalisatrices françaises à suivre.

Dernier film de femme de cette sélection, Fragile (Emma Benestan) explore la sensibilité masculine et le sentimentalisme dans les milieux populaires et immigrés sur un ton comique. Le héros, très romantique, se prend au sérieux, voulant reconquérir une ancienne petite amie, apprenant à danser, s’attirant les moqueries de ses amis et de sa famille, deux cercles qu’il critique mais dont il ne peut se départir. Le tournage à Sète, sur ses plages et dans ses cités au bord de la Méditerranée, rappelle les films d’Abdellatif Kechiche, cité lors d’un dialogue. Le cadre et sa luminosité, les scènes de bord de mer, les plans de visage éclairés par le soleil couchant et l’accent de certains personnages secondaires rendent bien à l’écran ce que la meilleure amie du héros nomme avec justesse « le Sud ». Un cinéma simple et drôle.

La campagne aquitaine, la côte landaise, Sète, un Beyrouth reconstitué mais sans grande reconstitution, la Sorbonne mais dans ses locaux de Tolbiac ou Clignancourt : les cinq films cités s’insèrent dans d’autres décors, et ainsi dans une autre France. Et, avec les amours transnationaux de Chloé Mazlo, la tchatche de Fragile et la langue arabe à disséquer ou découvrir chez Leyla Bouzid, d’autres francophonies, jeunes et singulièrement vivantes.