
La curiosité et la gêne : redécouvrir Crash et Elephant Man
Crash comme Elephant Man fonctionnent comme des déconstructions de la monstruosité.
Sorti le premier jour de réouverture des salles, Elephant Man (1980) de David Lynch trouble, dans le contexte post-confinement, dès la scène présentant le docteur Treves (Anthony Hopkins), toussant sur la plaie ouverte d’un patient, ses instruments uniquement aseptisés par le feu ! Plus prosaïquement, la superbe restauration du noir et blanc et du son par Carlotta Films, également responsable de la ressortie de Crash à partir du 8 juillet, permet aux spectateurs contemporains d’apprécier visuellement un film souvent réduit à son scénario, lu comme un summum de tristesse : la courte vie de Joseph Merrick (John dans le film, joué par John Hurt), homme au corps déformé ayant marqué l’époque victorienne. L’enjeu du film est justement de montrer qu’il n’y a rien de monstrueux chez lui, mais que la société britannique de son temps est plus effrayante…
Plus encore, la mise en scène de Lynch joue en permanence sur le hors-champ, en choisissant pendant le premier tiers du film de ne pas montrer Merrick : la leçon de Treves devant ses collègues le filme en ombre projetée derrière les rideaux, dans un amphithéâtre dont le projecteur évoque la lanterne magique et le cinéma bientôt naissant (« l’homme-éléphant » meurt en 1890), la caméra s’attardant sur les regards des scientifiques, premiers spectateurs. La première apparition de son visage dans le champ reproduit ce que voit un court instant l’infirmière entrant dans sa chambre, avant l’effroi et les cris qui deviennent la réaction commune face à ses malformations : une construction de la peur soudaine qui ridiculise les bonnes âmes comme le bas peuple. A contrario, dès lors que Treves ou l’actrice Madge Kendal (Anne Bancroft) s’attardent sur son visage ou son corps, la salle constate sa complète humanité, contrastant avec l’aspect quasi vampirique de son arrivée à l’hôpital : un individu masqué dont on ne distingue que la main gauche sur une canne. Mais lorsqu’il récite Shakespeare, boit du thé ou porte une tenue de soirée, Merrick ressemble à un gentleman victorien comme les autres. Le premier élément le « civilisant » est sa connaissance des Psaumes et du Book of Common Prayer, qui rassure presque ses interlocuteurs : il est un anglican comme un autre, un vrai chrétien.
Pourtant, la regard de la salle est aussi ambigu que la fascination de Treves : chacun apprécie le drame, la somptueuse copie en noir et blanc, autant que les maquillages et prothèses de Christopher Tucker1 et le jeu-performance de Hurt, où tout passe par les yeux et un filet de voix. Les jugements du public peuvent alterner entre la curiosité, l’empathie, la moquerie, quitte à converger dans une peine finale. La beauté triste du fond rejoint l’aspect phénoménal (freakish) de la forme. Dans la carrière de Lynch, enfin, il paraît évident que le scénario lui a rappelé les figures effrayantes d’Eraserhead (1976) et que les cinéphiles feront le parallèle entre le nain venant libérer Merrick et celui de la loge noire dans Twin Peaks, tout comme la joie extrême du héros dans sa loge au théâtre rejoint Betty et Rita en larmes devant le spectacle dans Mulholland Drive (2001).
Le regard de 2020 est-il si différent de celui de 1996 ? Vingt-quatre ans après les réactions houleuses et le scandale causés par Crash de David Cronenberg au Festival de Cannes, cet accueil hostile paraît exagéré. D’autant plus que Cronenberg fut acclamé dans le même lieu en 2005 pour un film plus sanglant, A History of Violence, et que sa Mouche (1986) reste indépassable en tant que spectacle dérangeant. En réalité, Crash gêne et déstabilise plus qu’il ne choque ou ne traumatise, en forçant les spectateurs à observer des personnages et leurs perditions : Catherine (Deborah Kara Unger) se soumettant à son compagnon Ballard (James Spader), Vaughan (Elias Koteas) enfermé dans ses fantasmes troublants, Helen Remington (Holly Hunter) lentement happée par l’univers des fétichistes des accidents de voiture. L’interdiction aux moins de 16 ans, toujours appliquée à l’adaptation du roman (1973) de J. G. Ballard, demeure justifiée, mais interroge sur l’effet durable du film : serait-ce parce qu’il mélange la violence et le sexe, et ne montre le plaisir que sous la contrainte ?
La meilleure scène est aussi la plus ironique, ainsi qu’une métaphore involontaire de la réception et de la réputation de Crash : Gabrielle (Rosanna Arquette), porteuse de prothèses aux deux jambes et de cicatrices visibles, essayant une voiture dans une concession, avant qu’une vis de son équipement déchire le cuir du siège, sous les lamentations du vendeur.
Le malaise ressenti par les spectateurs est de plus renforcé par la mise en scène de Cronenberg, qui choisit de rapprocher peu à peu sa caméra de ses personnages. L’œil identifie très vite ces courts plans en diagonale, derrière les protagonistes, comme une caméra de surveillance ou un individu voyeur. Ce qui s’apparente à un traitement à distance et froid du sujet se transforme cependant lentement en une immersion, une confrontation avec ce fétichisme singulier, quitte à susciter le malaise chez certains.
Si la scène où Ballard et Remington font l’amour est entièrement filmée depuis l’extérieur de la voiture, la longue séquence où Catherine et Vaughan couchent ensemble pendant un passage au lavage automatique – séquence muette et où le sens ne passe que par l’alternance des plans entre les corps et le véhicule en cours de nettoyage, sous le regard halluciné de James Spader – repose sur l’entrée de la caméra dans l’habitacle, espace d’enfermement, sans échappatoire pour le regard des spectateurs. De ces choix de mises en scène provient sans doute l’inconfort croissant de la salle : Cronenberg oblige son public à se rapprocher de personnages qu’il pourrait qualifier de « pervers », non pas en les humanisant ou en les rendant rassurants par le scénario, mais en construisant une forme qui l’oblige à les regarder, à observer les actes consécutifs de leur « déviance ». Sans même devoir s’identifier à eux, la salle se retrouve contrainte à les regarder de près, à essayer de les comprendre ; la seule solution serait de quitter la projection, geste de plusieurs festivaliers à Cannes en 1996 et qui sera peut-être reproduit lors des séances de 2020.
Crash comme Elephant Man fonctionnent donc comme des déconstructions de la monstruosité : Merrick n’est pas plus un animal ni un homme sauvage que les personnages inventés par Ballard ne sont des figures anomiques qui ne peuvent susciter la compréhension ni l’empathie. Le film de Lynch ne fait pas peur, tout comme celui de Cronenberg n’écœure pas, une fois considéré comme une fiction et une étude du fétichisme. Ces deux œuvres métaphoriques sur le regard et la curiosité parfois malsaine, qui transforment les spectateurs en voyeurs au risque d’interroger leur mauvaise conscience, permettront enfin d’appréhender autrement la carrière de leur réalisateur : Cronenberg maître de la forme et pas seulement « provocateur », Lynch cinéaste classique avant d’être expérimentateur. Désormais classiques du fait du temps passé depuis leur sortie, elles peuvent aujourd’hui s’apprécier comme des films modernes, impeccablement restaurés et toujours marquants pour les spectateurs contemporains.
- 1.Elephant Man fut à l’origine de la création, en 1981, d’un Oscar des meilleurs maquillages et coiffures.