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Flic de Valentin Gendrot et Un pays qui se tient sage de David Dufresne

On reste bouleversé par le témoignage de Mélanie Ngoye-Gaham, Gilet jaune rouée de coups et marquée à vie, qui oppose à la brutalité des manifestants la violence d’un système qui broie, écrase et détruit les présumés faibles et sans-voix.

Flic est un témoignage exceptionnel sur le début de carrière d’un adjoint de sécurité, gardien de la paix sans le statut, formé à la va-vite et sous-payé. Spécialisé dans les infiltrations, Valentin Gendrot raconte, à la première personne, la vie quotidienne d’un membre des forces de l’ordre du bas de l’échelle. L’indigence des conditions de travail n’est pas éludée – un néon cassé dans le vestiaire impose aux policiers de se changer dans la pénombre pendant plusieurs jours –, pas plus que la vie personnelle et les a priori nombreux portés sur les forces de l’ordre.

Toutefois, ce qui frappe le lecteur, c’est leur violence ordinaire, qui vise d’abord les plus faibles dans le 19e arrondissement de Paris, là où l’auteur est affecté après un passage à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris. Des vendeurs à la sauvette sont verbalisés et leurs marchandises confisquées : la pression statistique exercée du haut vers le bas vicie les pratiques, puisque les meilleurs sont ceux qui sanctionnent le plus et qui vont donc au plus évident. Le tutoiement des personnes désignées suspectes est la norme. Pour un regard de travers, un sans-papiers est rabroué brutalement et relâché à plusieurs kilomètres du lieu où il a été interpellé. Un adolescent qui a l’outrecuidance de répondre avec une pointe de forfanterie est frappé, le procès-verbal falsifié et le policier blanchi. Ces faits font désormais l’objet d’une enquête judiciaire, plusieurs mois après. On reproche à Valentin Gendrot de ne pas avoir eu recours à l’article 40 du Code de procédure pénale, qui oblige tout fonctionnaire à signaler un délit ou un crime dont il a connaissance. L’esprit de corps qui prévaut dans la police et que l’auteur dit éprouver malgré lui de plus en plus nettement, et la volonté de ce dernier d’aller au bout de son immersion peuvent expliquer la décision assumée par Valentin Gendrot de suivre ses pairs, quitte à enfreindre la loi qu’il est chargé de faire appliquer.

Un pays qui se tient sage est un documentaire qui part d’images amateurs de violences policières, connues mais insoutenables. Des couples d’intervenants, dont le nom et la qualité n’apparaissent qu’au générique de fin, en s’appuyant sur les images ou sur des citations fournies par le réalisateur – il est notamment question du monopole de la violence légitime et de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen –, commentent, débattent parfois de façon tendue, selon un processus qui rétablit, par-delà les images, une forme de salubrité morale et intellectuelle. On reste bouleversé par le témoignage de Mélanie Ngoye-Gaham, Gilet jaune rouée de coups et marquée à vie, qui oppose à la brutalité des manifestants la violence d’un système qui broie, écrase et détruit les présumés faibles et sans-voix. En écho à la violence physique décrite par Valentin Gendrot contre un adolescent turbulent, l’épisode du groupe de lycéens contraints par les forces de l’ordre de s’agenouiller pendant plusieurs heures met en exergue une violence symbolique indéfendable. Le propos narquois du policier qui filme la scène – « Voilà une classe qui se tient sage » – donne d’ailleurs son titre au documentaire. Deux mères d’élèves témoignent de l’humiliation éprouvée qui continue d’affecter les jeunes et leur entourage. Le journaliste Taha Bouhafs interpelle le spectateur lorsqu’il répond au représentant d’un syndicat policier que cette violence filmée n’est jamais que l’aboutissement d’une politique de répression appliquée avec constance dans certaines cités depuis de nombreuses années.

Ce que donnent à voir et à penser ces deux témoignages, c’est un matériau augmenté de commentaires et de réflexions. L’idée la plus forte du documentaire de David Dufresne vient d’Alain Damasio qui, en esquissant un parallèle saisissant avec son œuvre romanesque, met en évidence le fait que tous les agissements des forces de l’ordre peuvent désormais être filmés, enregistrés et diffusés. La police est confrontée à une situation inédite : elle est sous surveillance démocratique – comme un panoptique inversé. Ce n’est plus le pouvoir qui impose ses vues, c’est le citoyen qui utilise les vues pour mettre le pouvoir face à ses contradictions, mettant en pratique le principe selon lequel « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Michel Forst, rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme, explique qu’il s’est intéressé aux violences policières en France afin de ne pas faire de la « patrie des droits de l’homme » un mauvais exemple pour des pays aux institutions encore plus fragiles. Le commentaire éclairant de la conférence de presse donnée par MM. Poutine et Macron l’illustre, le premier ne se privant pas de s’interroger sur les violences qui lui sont rapportées. Valentin Gendrot, lui aussi, déplace la perspective en donnant à entendre le quotidien obsidional d’une police mal préparée, sous-équipée, brutale et vilipendée.

On regrettera qu’aucun haut gradé de la police n’ait accepté de répondre aux sollicitations de David Dufresne, tant leur point de vue manque. Le panoptique inversé reste inachevé. De même, il reste de la lecture de l’ouvrage de Valentin Gendrot comme une forme de gêne lorsqu’il révèle des propos qui n’appartiennent peut-être au fond qu’à ceux qui les échangent sur des canaux privés.

Léo André

Léo André est administrateur des services de l'Assemblée nationale. Il est diplômé de l'Ecole Centrale de Lyon et de Sciences Po Paris.

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